Moonlight [Jo]

Ça n'était pas la première fois que Jo venait rôder par ici, mais il appréciait toujours autant cet endroit. Il avait quelque chose de chaleureux, de simple malgré la magnificence de l'arbre. Son statut végétal excusait peut-être une certaine propension à l'élégance que le loup blanc n'eût pas pardonné à un édifice de pierre façonné par ses semblables - le palais, par exemple. Cet arbre était une oeuvre d'art, mais ne se voulait pas tel : il l'était, simplement. Simple contingence de son être, façonné par la nature. Si le crépuscule habillait l'éclat saule d'un halo doré, puis pourpre, le clair de lune restait encore l'habit que le flattait le mieux. Une pâle lumière bleutée flottait dans l'air, et donnait à ses lieux cet aspect irréel -surréel?- que Jo aimait tant. Plus que l'astre, il admirait l'herbe douce et fraîche, les feuilles qui bruissaient au vent, sous le ciel étoilé, d'un bleu profond -insondable. Le chant des insectes, régulier, berçait ce tableau.

Un bruit de pas, précédé par le frottement d'un corps contre les hautes herbes, vint troubler la quiétude du refuge de Jo. Il n'en fut pourtant pas contrarié : le lieu ne lui appartenait pas, et il aurait beaucoup d'autres occasions d'y revenir, même si ce moment ne reviendrait plus jamais.
Il ne croyait pas au destin, mais le fait que la vie lui envoie un camarade en cette heure tardive lui semblait avoir un certain sens. Pourquoi ne pas saisir l'occasion, après tout ?

Le loup en question -pour autant que Jo puisse le voir à cette distance- était grand, musculeux, le pelage clair, l'air féroce. Une apparence guerrière contredite par sa posture : il regardait la lune à la manière d'un amant. Ce simple fait intrigua Jo. Il ne bougea pas, et ne voulut pas interrompre la contemplation du loup inconnu. Il se manifesterait en temps voulu. Pour l'heure, ce moment ne lui appartenait pas.

[En effet, je suis trop stupide, j'ai cru que c'était une description de Khal, et du coup j'ai bugué parce qu'il avait les cheveux bleus et tout, et je me suis demandé quel était le fuck mais ça m'a pas effleuré une seconde que c'était Jo, puisque dans ma tête il était pas encore intervenu dans le rp xD Excuse moi, on a qu'à dire que mon rp se passe avant que Khal le voie! Non mais quelle nouille franchement x_x]

Le regard de l'étranger se fixa sur lui, le détaillant de haut en bas d'un regard perçant. Ni froid ni chaleureux : un simple constat, tour rapide de l'être qui se tenait devant lui. Prenant cette reconnaissance de sa présence pour une invitation, Jo s'avança vers le loup, qui faisait de même.
Comme lui, il s'arrêta à une distance respectueuse, soucieux de ne pas entrer dans l'intimité de l'autre par le biais d'une proximité physique non voulue. Ce genre de petites choses changeaient la perception que l'on se fait de l'autre, et pouvaient très bien faire tourner une rencontre au désastre. De surcroît, Jo aimait bien être à distance des autres. Il était assez près pour le voir distinctement, à présent, mais pas assez pour être sûr de la couleur de ses yeux, surtout dans l'ombre de la nuit. Son interlocuteur n'aurait pas ce problème, puisque les yeux de Jo luisaient doucement, d'un bleu glacé qui n'avait rien à voir avec son caractère; seulement avec ses origines -qu'il ignorait par ailleurs, et dont il se foutait totalement.

Le loup coassa une question, d'une voix enrouée, grippée faute d'avoir servi ces dernières heures. Il avait une voix rauque, profonde, et paradoxalement assez douce. Une voix posée, qui inspirait le respect -et pouvait sans doute instiller la peur si besoin- et qui aurait été un parfait outil au service d'un orateur. Mais de toute évidence, son interlocuteur n'était pas un rhéteur, et il doutait de pouvoir écouter les trémolos de sa voix donner vie à un discours habile. Non pas que le loup semblât stupide; il n'avait simplement pas l'air d'apprécier de parler beaucoup.

─ Personne. Mais si tu veux me donner un nom, tu peux m'appeler Jo.

Encore une fois, il jouait sur les mots, façonnant son identité au fur et à mesure qu'il parlait. À force, il n'était effectivement plus personne... Puisque personne ne savait qui il était -pas même lui.

─ Et toi, qui es-tu ?

Jo lança un sourire mystérieux au Brethen. Son aura étrange était renforcée par celle de la lune, qui donnait à tous les êtres de cette terre un aspect plus énigmatique, presque surréaliste lorsqu'elle les éclairait de ses rayons.

─ Et bien Khal tu as de la chance d'être aussi certain de savoir qui tu es... Beaucoup ne le savent pas. Puisse-tu garder cette foi en ton identité aussi longtemps que possible.

Pour dire vrai, Jo était presque jaloux de Khal : il savait qui il était, et n'avait aucun doute là-dessus. Plus encore, il trouvait absurde d'avoir la moindre hésitation. En effet, comment ne pas savoir qui on est ? Ces questions hanteraient longtemps Jo après cette rencontre.
Il décida dans l'instant d'y répondre aussi bien qu'il le pouvait, compte tenu du peu de certitudes qu'il avait sur lui-même.

─ J'imagine qu'il y a des centaines de loups ici bas qui ne savent pas qui ils sont ni pourquoi ils sont sur cette terre... Et toi, Khal, pourquoi es-tu ici ?

[désolée pour le retard x_x]

Le solitaire n'était pas exactement d'accord avec la façon dont Khal voyait les choses, mais cela n'importait pas vraiment. Il le laissa parler, apaisé par la voix grave mais douce du loup. Ca n'était pas sa philosophie de vie, mais il la trouvait noble et pleine de sens, présentée comme elle l'était avec conviction sous le clair de lune.
Pour lui, la vie n'était pas cousue de fil d'or, et chacun avait l'heureux choix de se façonner comme il ou elle l'entendait. Rien -rien- n'avait une telle influence sur l'identité de l'individu. Une chose comme le destin était pure abstraction, et Jo, malgré son amour pour les abstractions, aimait autant celle-ci que la figure de Dieu. Pour lui, il s'agissait surtout de quelque chose de rassurant. Il était né dans un corps, avec un prénom et une histoire, mais cela ne l'empêchait pas de mettre tout cela de côté et de s'inventer lui-même, chaque jour un peu plus. Comme Dieu façonne l'homme à partir de la boue, lui se façonnait lui-même, cire molle et malléable sous l'emprise de sa volonté, qui dessinait chaque relief de son être et de sa personnalité.

─ Dans ce cas je suis destiné à ignorer ce que je suis. Je ne pense pas être ce que j'étais à la naissance, et crois pouvoir décider de ce que je veux être... est-ce que je me trompe, selon toi ?

L'équilibre était une belle chose également, et le rôle que Jo avait d'abord considéré comme étant celui du loup était plus noble qu'il ne l'aurait cru -pour Jo l'oisif, un rôle actif dans une communauté avait un sens pratique, mais pas métaphysique. Cette fois, il accepta de revenir sur ses positions : il s'était trompé. Le rôle de Khal lui parlait.

─ J'ignore mon rôle. Je marche, je parle, je pense. Je m'estimerais heureux si j'arrive à faire penser ceux à qui je parle ou aux côtés desquels je marche.

Le loup blanc leva la tête, laissant ses mèches aux boucles folles, de plus en plus longue, cascader le long de son visage jusque dans la fourrure de son cou. Le bleu s'estompait pour laisser place à un blond pâle, presque lunaire : sa couleur naturelle, qui se révélait de plus en plus au fur et à mesure que le temps passait. Il n'était pas sûr de travestir à nouveau ses cheveux en bleu. Il aimait bien la lune, finalement. Elle brillait au dessus d'eux, examinant la scène d'un œil bienveillant.

─ Dis-moi, quelle relation entretient-tu avec la lune ?

Il y avait une certaine logique dans ce que disait Khal, et Jo était curieux d'en savoir un peu plus sur sa façon de voir le monde.

─ En principe, j'essaie de choisir de faire quelque chose que je n'ai jamais fait, ou de le faire d'une autre façon. Parfois, je fais des choses que je n'ai pas envie de faire ou qui me répugnent naturellement juste pour voir si l'image que j'en ai est juste ou non, ou pour découvrir si ces nouvelles expériences m'apportent quelque chose.

C'était un mode de vie finalement un peu plus chaotique que ne pouvait le penser le loup beige. Il s'agissait peut-être -sans doute- d'un artifice créé de toute pièces par Jo pour que sa vie reste intéressante, mais cela lui convenait, puisque cette façon de procéder restait dans sa philosophie, qui reniait plus ou moins ouvertement toute forme de déterminisme. Du moins, celui qui était évitable, puisque son histoire et sa réflexion étaient liées à ses actions et ses paroles, et vice-versa. Les strates de l'esprit étaient compliquées, et le loup blanc ne prétendait pas les connaître et encore moins les maîtriser. Ce qui était heureux, car il en aurait été bien incapable.

Il réfléchit un instant au tableau que lui dressait Khal de la vie à laquelle il aspirait sans doute, lui. Il vit un nid douillet, de la paille sur un sol de terre battu, creusé pendant des heures à la seule force des griffes et de la patience des parents. Une ou deux petites balles de fourrures, délicieusement chaudes, le museau niché contre son flanc, à la recherche de la chaleur du parent, chaleur rassurante, immuable dans un monde d'obscurité, de chaleur et de confort. Transmettre ce qu'il savait et discuter de ce qu'il ignorait, ne plus être seul. D'un certain côté, cela se rapprochait de la relation qu'il vivait avec Katherine, qu'il considérait un peu parfois comme sa fille adoptive, sans pour autant lui être aussi lié. Quand ils avaient envie de se retrouver, ils le faisaient, et échangeaient. Mais de façon permanente, avec un contrat lié par les droits du sang..? Jo ne se sentait pas cet instinct.

─ Je pense que, plutôt que d'aspirer à d'avantage, je tente de me contenter de ce que je possède déjà, qui est certes peu de choses, mais qui est assez pour me satisfaire. J'essaie de ne pas avoir de désir particulier, pour ne pas entrer dans un cercle d'insatisfaction. Je doute de pouvoir avoir des descendants, et encore plus de pouvoir les éduquer. Si j'apprécie la compagnie, j'ai besoin de solitude, et partager ma vie voudrait dire la changer. Peut-être qu'un jour je déciderais, comme je te l'ai dit plus haut, de le faire par curiosité. Mais ce jour n'arrivera sans doute jamais, ne serait-ce que par respect pour les autres êtres sensibles impliqués dans le cas présent.

Un nuage passa un instant sur la lune, la voilant à moitié.

─ Les astres me semblent être bien plus dignes de louanges et de déification que les loups qui sont les Dieux des clans. La lune régit le mouvement du monde, tandis que le soleil apporte la vie et la chaleur sur terre, rythmant nos journées. Ce me semble être un culte plus naturel que celui qui est instauré sur ces terres.

Oh, ça, Jo était doué pour enrober les choses. Si tous les loups qu'il avait croisé et avec qui il avait parlé jusqu'à maintenant avaient manifesté cette incompréhension face à son discours et à son mode de vie, il y avait bien une raison : c'est parce qu'il était trop lié à un caractère profondément éloigné de celui du loup; le caractère de solitaire, paria. Le loup, animal social, vivait en meute. La solidarité entre les individus était telle que les louves d'une meute sécrétaient elles-aussi du lait quand la femelle Alpha attendait un louveteau -en théorie, elle était d'ailleurs la seule à pouvoir perpétuer l'espèce, ce qui offrait une perspective de régulation démographique dans la meute intéressante, et réduisait le problème des nombreuses bouches à nourrir des clans tels qu'ils étaient sur les terres de Punk Wolf, qui n'adopterait jamais un tel modèle traditionnel, même chez les Séides. Ils étaient des loups à part, plus individualistes, plus conscients de leur liberté, et plus attachés à elle. Et puis, parfois, parmi eux, des OVNI : Jo en était un. Et cela se lisait dans les yeux de ceux qu'il rencontrait. Il ne mangeait jamais à sa faim, n'avait jamais connu et ne connaîtrait jamais la beauté et la chaleur d'un échange sincère, de coeur à coeur, entre deux êtres, ne dormait jamais au même endroit, ne posait jamais son masque, de peur de laisser entrevoir un aspect de sa personnalité réelle, qui le dégouttait finalement -mais il le cachait bien, y compris à lui-même. S'il avait regardé la vérité en face, il se serait probablement tué, encore une chose que les loups ne faisaient pas, mais les loups de ces terres étaient plus intelligents -pour le meilleur et pour le pire.

Aussi, quand Khal utilisa l'adjectif sage, quelque chose remua au fond de Jo, quelque chose qu'il entreprit aussitôt d'étouffer. Il était inconscient de ce processus, et un coin de ce cerveau s'en chargeait sans même qu'il en ai connaissance.

─Il me semble que les pouvoirs qu'ils vous confèrent font ressortir ce qu'il y a d'enfoui en vous, et augmente le contraste, en quelque sorte. Il est plus manichéen que vous-même qui le possédez. C'est du moins ce que j'ai cru comprendre à mesure des années.

Et c'était aussi pour ça qu'il n'en avait jamais voulu, de peur de se perdre encore plus qu'il ne l'était déjà.

Jo, qui avait fait quelques pas pour se dégourdir un peu les pattes après être resté si longtemps immobile -bien avant que Khal n'arrive, à vrai dire-, se laissa tomber à côté du Brethen. Il appréciait plutôt sa conversation, et, comme à chaque fois qu'il appréciait une conversation, il jouait au parasite. Khal aurait sans doute préféré qu'il le laisse seul; Jo s'en moquait. Lui ne voulait pas, pas encore, et voilà tout. Quand le moment serait venu, quand il se serait lassé, Jo partirait; et Khal n'y pourrait rien. En résumé, Jo était ce que l'on peut appeler, pour simplifier, une sale teigne. Il n'en faisait qu'à sa tête, et, la plupart du temps, cela ne donnait rien de bon. Ni pour lui, ni pour les autres. Un vrai cocktail de bonheur et de fraîcheur.

─ J'imagine que c'est une façon comme une autre de contrôler ses sujets... Et puis, le rouge est bien la couleur du sang, non ? De manière symbolique, tout ça me semble très cohérent -tristement cohérent, si tu préfères. Si tu avais été un papillon, tu serais probablement déjà mort. Ce genre de truc ne fait jamais long feu.

C'était une question intéressante, à son avis.

─ Tu aurais préféré quoi, vivre une vie maudite et soumise, ou une vie courte et soumise, mais plus sereine ? Ce n'est pas une question agressive, je suis simplement curieux de le savoir. On apprend beaucoup sur quelqu'un en apprenant à écouter ses préférences.

Mais également, et Jo était bien placé pour le savoir, en observant la façon dont le loup en question s'estimait lui même. Le gouffre entre discours et action -gouffre que sa personne entière incarnait- pouvait dire beaucoup de choses sur un individu, quel qu'il soit.

─ La soumission, ça pue.

Jo éclata de rire -à sa grande surprise, puisqu'il ne riait que rarement.

─ Je te le concède, tu marques un point mon ami.

Il écouta ensuite attentivement la réponse du guerrier. Elle était intéressante. Il ne l'aurait pas pensé de lui; la suite et fin le rassura. Son instinct ne s'était pas tant planté que ça, finalement; simplement, Khal revendiquait la liberté.

Jo suivit une luciole du regard. Elle papillonnait -justement- de droite à gauche, suivant un parcours erratique, chaotique, qu'elle-même devait ignorer. Car la luciole n'était pas assez intelligente pour avoir conscience de la direction dans laquelle elle voletait, d'après Jo. Elle pouvait voler quand elle avait un but précis, mais dans le cas présent, elle ne faisait que tourner en rond sur elle-même; elle ne faisait qu'occuper son corps par le mouvement. Le solitaire s'interrogea. La non-intelligence de cette bestiole la rendait-elle libre ou au contraire, esclave de sa bêtise ? Jo imaginait que les deux étaient possibles, et la seconde option lui plaisait plus. Pour sa part, il préférait de loin être intelligent et tourmenté que bête et heureux.

─ On n'est jamais libre. Tu es toujours soumis à toi-même, conditionné d'une certaine façon par ce que les autres vont penser de toi, ou, si ce ne sont pas les autres, les Dieux, ou, si ce ne sont pas les Dieux, ce que toi tu vas penser de tes actions. Sont-elles en accord avec ce que tu tiens comme idéal ? Si oui, alors tu n'es pas vraiment libre, puisque tu suis un schéma, celui qu'on attend que tu suive; si non, alors tu n'es pas cohérent, et tout de même soumis à la force des choses, puisque incapable, dans ce cas, de transformer la parole en actes.

Oui, on peut le dire franchement : Jo était un casse-couille.