Petit joueur || Pv. Caïn

Aendil avait du s'enfuir.
Les lanternes n'aimaient pas top le voir quitter le Squat, et encore moins le dolmen. Elles lui répétaient souvent qu'il risquait de se blesser si personne n'était là pour le guider et avaient sûrement raison : ce monde n'était pas adapté aux aveugles. Les premières semaines qui avaient suivies sa blessure, il s'était d'ailleurs bien gardé de leur désobéir. Mais ça, c'était avant que l'ennui n'arrive avec ses gros souliers et qu'il lui emboîté le pas pour finalement marcher jusqu'à la passe ventue. Du moins, c'était ce que le sol rocailleux sous ses pattes et les cris des rapaces lui laissaient penser. Et puis, il devait bien se l'avouer, cette raison n'était pas la seule pour justifier son escapade. L'autre était puérile : Il adorait taquiner les Lanternes et les imaginer le chercher partout autour du dolmen le faisait sourire. Oh, bien sûr, il allait sûrement se faire engueuler lorsqu'il rentrerait -si il rentrait- mais peu lui importait. Il avait passé l'âge d'être penaud devant les remontrances.

Et puis, il faisait trop beau pour rester enfermé.
Aendil aimait beaucoup cet endroit. Il lui évoquait pas mal de souvenirs, notamment le complot avec Suète qui avait permis la création des Brethens et la naissance de Lucien et Ska. En foulant ce sol, il ne pouvait s'empêcher d'espérer -en vain- entendre les gémissements des nouveaux nés. Si seulement cela avait pu se produire, avec le recul, il les aurait bien sûr pris avec lui et les gamins n'auraient jamais manqué de rien. Hélas, lesdits gamins traînaient désormais plusieurs années derrière lui et devaient le haïr. Haine tout à fait légitime, puisqu'il les avait abandonnés.

En fait, maintenant qu'il avait un certain regard -sans mauvais jeu de mot- sur le début de sa vie, il aurait probablement fait beaucoup de choses différemment.

Plic.
Caïn ouvrit un œil hasardeux, allongé au fond de sa grotte.
Ploc.
Il se redressa alors, secouant sa tête comme pour remettre ses idées en place, avant de lancer un regard endormi autour de lui.
Plic.
Désormais debout, il sortit alors de sa petite antre, gouttait à cette fraiche matinée.
Il avait plu, durant la nuit, mais le mauvais temps avait rapidement laissé place au beau temps. Le ciel était d'un bleu parfaitement uniforme, aucun nuage n'osant venir le défier. Oui, il le temps serait splendide, aujourd'hui. La température semblait même être au-dessus des normales de saison, chose sur laquelle il ne cracherait guère.
A défaut d'un long été, autant profiter d'un bel automne.

S'avançant à travers le camp des Séides, le désormais Bêta, ancien chasseur, vérifia machinalement le tas de gibiers puis les herbes des guérisseurs. Certes, ce n'était plus lui qui s'en occupait, désormais, mais vérifier les stocks faisaient un peu parti de son rang, non ? Et puis, tant qu'à faire, rien ne l'empêchait de les garnir un peu plus, pour prévenir la faim de la meute.
Étant donné qu'aucune responsabilité ne demandait à être rempli pour l'instant, il se permit donc de quitter le camp au petit pas.
Pour aller où ?
Il laisserait son cœur le guider, plus que son instinct. Son cœur lui disait deux choses, en ce moment même : retrouver Illa, et chasser un peu. Ce dernier point était néanmoins impossible pour le moment. Du moins, difficilement réalisable : il osait encore à peine s’appuyer sur cette patte refaçonnée par les bons soins d'Hylda et de Raw. Après tout, les douleurs étaient encore présentes.
Il aurait sans doute préféré perdre un œil. Ou un morceau de queue ou d'oreilles : ces choses là n'étaient après tout guère utile, si ce n'était pour le côté esthétique.
Mais ôter une patte à un chasseur -car au fond de lui, c'est ce qu'il resterait toujours, on n'exerçait pas un rang durant huit ans pour le laisser tomber du jour au lendemain au profit d'un autre-, c'était retirer son outil au forgeron.
Et encore, il ne s'estimait pas légitime de se plaindre. Son apprentie était plus à plaindre, car du haut de ses deux ans elle était désormais tri-pattes, tandis que lui avait conservé son membre abimé mais plus ou moins fonctionnel.

Il arriva dans l'après-midi à la Passe Ventue, espérant y retrouver la trace de sa chère et tendre dame. Il était quelque peu essoufflé, ce qui était une chose rare chez lui. Mais il n'avait point l'habitude d'ainsi se déplacer, fortement gêné par cette patte. Aussi n'avait-il pas pu courir, et s'était déplacé de tel sorte à se ménager le plus possible, reposant son poids sur ses trois autres pattes.
Putain, il faudrait vraiment qu'il pense à se muscler l'arrière-train, de telle façon à compenser cette blessure et la fragilité de ses tendons par des muscles plus puissants.
Marchant à travers l'endroit, ne trouvait pas là les effluves récentes de sa compagne, il se dit qu'il devrait pousser jusqu'au dolmen, sans trop s'y approcher non plus. Même s'il connaissait plutôt bien leur conseil, et nouait une relation des plus intimes avec l'une de ses membres, il restait avant tout un Séide, donc un potentiel ennemi.

Et puis apparu dans son champ de vision une claire silhouette.

Ce n'était pas celle d'Illa, mais d'un mâle qu'il connaissait bien. Enfin, bien était un grand mot : il avait combattu jadis à ses côtés dans la conquête du nasrin, et l'avait par la suite rencontré quelque fois. Il se dit qu'il pourrait attendre un peu avant de retrouver sa belle et lui faire l'honneur de sa venue ici, et se fixa donc sur le Brethen.
Le gris réduisit la distance qui les séparait, avant de poser son arrière-train sur le sol pour ainsi se reposer un peu, hélant alors le blanc.

« Hé, Aendil. »

« Hé, Aendil. »

Cette voix.
Il l'avait déjà entendue, quelques fois. Elle n'était pas celle d'un loup qu'il croisait tous les jours mais pas non plus celle d'un presque inconnu. Elle lui avait déjà parlé, un jour, d'une Alpha pathétique nouvellement arrivée au pouvoir alors que son propriétaire et lui s'échangeaient des nouvelles sur leurs meutes respectives.
Cette voix, il l'aimait bien.

Cependant, il y avait un problème.
Depuis qu'il était aveugle, Aendil faisait plus attention aux sons. Et celui des pas de Caïn était plus lent, plus hésitant que le son des pas d'un loup bien portant. De toute évidence, le loup gris boitait. Nombreux étaient les mutilés suite aux assauts lancés contre les Precursors. Caïn n'avait pas du en ressortir indemne.
Tout comme lui.

Aendil se retourna néanmoins avec le sourire aux babines. Blessé ou pas, il était heureux de revoir son ancien camarade.

▬ Salut Caïn !

Un peu de compagnie lui ferait du bien. Ces derniers temps, il se sentait très seul puisque son entourage proche -Suète inclus- ne pouvait se permettre de rester au Squat. Ne restait que Taormine, du fait de son rang, et il avait beau aimer sa sœur, elle n'en restait pas moins redoutable lorsqu'il s'agissait de lui donner des conseils qu'il ne pourrait plus jamais appliquer.

Sans se défaire de son sourire, il marcha tranquillement vers son ancien camarade. Leur dernière rencontre ne remontait à pas si longtemps que cela. Il l'avait vu lorsqu'il avait pris l'initiative de rameuter les Séides pour l'embuscade qui avait permise de blesser l'un des Precursor. Si ses souvenirs étaient bons, et ils l'étaient, il était venu avec Illa, une jolie louve de son clan. Plus tard, lorsqu'il s'était trouvé immobilisé au Squat, était passée la rumeur que les deux loups s'étaient montrés particulièrement proches lors du combat. Aendil n'était pas né de la dernière pluie et il se doutait bien que cette relation dépassait la simple amitié. Et s'en fichait. Illa pouvait fréquenter qui elle voulait. Il ne trouverait rien à redire là dessus, sachant à quel point l'amour pouvait être fourbe, transpercer le coeur de n'importe quel être et l'unir à quelqu'un qu'il n'avait pas le droit d'aimer. Techniquement, c'était ça. Pour les Séides du moins.
D'ailleurs, il se demandait bien comment ce cher bon vieux Raw avait avalé la nouvelle.

Son sourire s'élargit.

▬ Je suis désolé, mais je crains qu'Illa ne se trouve pas dans le coin.

C'était, entre autre, une manière de porter l'attention de Caïn sur autre chose que ses deux yeux crevés qu'il ne pouvait plus supporter.

A l'entente de son nom, le dénommé se retourna alors pour lui faire face, lui retournant cette salutation. Tout comme lui, le mâle semblait satisfait de cette rencontre. Mieux valaient qu'ils tombent l'un sur l'autre que sur une personne qu'il n'appréciait guère. Bien qu'à jusqu'où remonte ses souvenirs, Caïn n'avait rien contre les membres de Brethens, excepté cette louve aveugle -Dyffarca, ou un truc du genre- qu'il avait royalement planté dans un labyrinthe souterrain après s'être lassé de son petit jeu qui ne semblait amuser qu'elle.
Quoi qu'il en soit, plus Aendil s'approcha de lui, plus un détail -enfin, si l'on pouvait appeler cela un détail, vu qu'on ne voyait au final que ça- lui sautait aux yeux.
La dernière fois qu'il avait rencontré le blanc, celui-ci était borgne. Un ours lui aurait fait cela, ou il ne savait plus trop qui ou quoi. Bref, c'était sans importance, car maintenant le mâle se retrouvait aveugle. Il n'avait point besoin de demander qui lui avait fait ça : la réponse, il l'avait déjà. Tout comme sa patte arrière gauche rigidifiée sous le métal implanté par l'alpha, les Précursors avaient mutilés son ancien camarade, ôtant son seul œil encore valide.
Il avait perdu sa place de roi borgne du royaume des aveugles, pour rejoindre les bas-rangs et devenir lui aussi un sujet sans yeux.
Caïn en fut très sincèrement désolé.
Il n'exprima cependant point de condoléances au mâle. D'abord, parce qu'il n'avait pas besoin de le dire pour que son camarade le sache. Ensuite, parce que cela lui renverrait à la figure sa situation actuelle, et qu'il n'avait pas besoin de ça. Enfin, parce qu'on avait dû déjà beaucoup le bassiner avec ça, et qu'à force ça devenait redondant. Même paroles à votre égard, même réponse -Merci de penser à moi, toi qui a encore tes deux yeux, j'en avais grand besoin-, puis fin de la conversation.
Et ce n'était surement pas pour entendre ses mêmes paroles tourner en boucle, tel un énième cover de We wish you a merry Christmas, qu'Aendil était venu faire un tour à la passe ventue, échappant sûrement aux savants qui devaient se charger de lui et veiller à sa rémission.
Décidément, ils étaient un peu semblables, à ne pas être foutu de rester au repos trop longtemps. La bougeotte était une maladie incurable.

« Je suis désolé, mais je crains qu'Illa ne se trouve pas dans le coin. »

Dans un grand sourire, Aendil venait de reprendre la parole. Si ses joues n'avaient pas été couvertes de poils, et s'il en avait vraiment été capable, elles se seraient empourprées. L'autre avait visé juste, il n'était pas là dans le but premier de le rencontrer lui, sans l'offenser bien entendu.
Le gris hocha donc la tête, un petit sourire mutin sur les babines.

« Tant pis, je vais devoir me contenter de ta présence pour le moment. »

Car il était évident qu'il continuerait sa route après cette rencontre, afin d'aller retrouver sa compagne. Tout aussi évident que ceux qui les connaissait de près ou de loin soit aussi au courant de cette rumeur fondée. Les nouvelles allaient vites. D'un autre côté, Illa et lui n'avait rien fait pour se cacher. Ils étaient apparus à plusieurs reprises ensembles, notamment lors de la préface du combat contre Papol, puis face à Krilla où leur rage mutuel leur avait permis de continuer à se battre, l'inquiétude pour l'autre l'emportant sur la prudence. Ainsi s'était-ils retrouvés mutilés : un oeil pour elle, une patte pour lui.
Patte qu'il détendit d'ailleurs un peu plus sur le sol, pour oublier les douleurs qui l'élançaient parfois, quand il forçait de trop. Ce qui avait été le cas, au vu des kilomètres parcourus pour arriver jusqu'ici.
Quoi qu'il en soit, il aurait pu se faire mettre en garde par l'un des alphas, mais se ne fut pas le cas. Après le combat contre Krilla, ils devaient avoir plus que des doutes, pourtant. Caïn appréciait néanmoins ce fait, qu'on le laisse vivre sa vie tant que cela ne nuisait à la vie de personne. Que faisait-il de mal, après tout ? Il y avait trop de chats à fouetter pour trouver le temps de lui remonter les bretelles au sujet d'amourettes fortes innocentes.
Quant au conseil qui constituait la haute hiérarchie des Brethens, ils semblaient ne pas en avoir grand chose à faire non plus, de telles histoires n'ayant pas la moindre conséquence au sein d'une meute.
Bref, tout était beau dans le meilleur des mondes.
Le gris remonta le museau, humant l'air pur de la vallée.

« Jusqu'à la rencontrer, elle, je ne savais pas qu'il était possible d'aimer autant. »

Pourquoi lui disait-il ça ?
Ils ne se connaissaient pas plus que ça, au final. Pourtant, il lui ouvrait une part de lui, lui faisant part de propos qu'il n'aurait point tenu auparavant. Oui avant ce combat, avant de frôler la mort, de manquer de crever.
Les yeux plissés, la tête penchée sur le côté, Caïn reprit la parole d'un ton transcendant.

« As-tu déjà ressenti ça ? Être capable de crever pour quelqu'un, d'y faire autant attention qu'à sa petite gueule si ce n'est plus. Putain, ce que ça rend dingue ! »

Il ne pouvait être le seul à éprouver aussi profondément les choses, tout de même, à vivre une relation aussi forte, ayant dépassé bien des limites.
Ou était-ce parce qu'ils étaient deux enfants perdus, égarés dans la nuit noir, et réuni autour d'une lanterne solitaire ? Et que tout cela n'était qu'un idylle, bancale, trop parfait pour être réel.
Non, il n'était pas parfait. Ils avaient eut des bas. Beaucoup de bas.
Maintenant, ils profitaient des hauts. Encore, encore.
Et encore.

Il se doutait bien que Caïn n'était pas venu jusqu'ici pour le plaisir simple d'une promenade. Celles ci devaient d'ailleurs lui être bien moins agréable depuis qu'il avait perdu sa patte. Et être bien fades comparées à la chaleur du corps d'une louve contre laquelle il pouvait se blottir. Mais malgré tout, il consentait à lui accorder un peu de son temps avant de continuer sa route. Il ne pouvait que s'en sentir honoré et, pour la peine, conduirait sûrement le loup gris jusqu'à sa belle une fois leurs dernières paroles échangées. Pour le moment, il souhaitait profiter encore un peu de sa liberté.

« Jusqu'à la rencontrer, elle, je ne savais pas qu'il était possible d'aimer autant. »

Aendil sourit.
Les histoires d'amour ne le touchaient que peu, il n'était lui même pas un grand romantique et se fichait pas mal de ce que ses congénères pouvaient vivre. Et pour cause : La plupart de leurs histoires étaient sans saveur. Madame rencontrait monsieur un matin, ils échangeaient quelques civilités, s'avouaient leurs sentiments et fondaient rapidement une famille. Ce schéma classique, il l'avait vécu et s'en était rapidement lassé. Mais le couple d'Illa et Caïn était différent, à ses yeux. L'envie ne le prenait pas de lever les yeux au ciel lorsque son ancien camarade exprimait les sentiments sincères qui le liaient à son amante. Ils étaient un très joli couple et Aendil ne pouvait qu'être heureux pour eux.

« As-tu déjà ressenti ça ? Être capable de crever pour quelqu'un, d'y faire autant attention qu'à sa petite gueule si ce n'est plus. Putain, ce que ça rend dingue ! »

Son expression changea du tout au tout : De joyeux, il devint soudainement grave.

▬ Oui.

Le mot était sorti de sa gueule sans même qu'il ne parvienne à le retenir. Cela faisait des jours, des semaines, qu'il cachait ce secret au plus profond de son cœur. Qu'il le déterrait lorsque tout allait mal pour le plaisir coupable et interdit de songer à la louve aimée. Souvent, aussi, il rêvait d'elle. C'était mal, il n'avait pas le droit de penser à une autre alors que sa compagne était couchée contre lui. Mais c'était plus fort que lui. Elle parvenait toujours à s’immiscer dans son esprit. Elle parvenait à le maintenir vivant alors qu'il n'avait pour ambition que de s'écraser contre les rochers en contrebas d'une falaise.
Pour elle, il serait capable de vivre comme de mourir.

▬ Mais dans mon cas, c'est un amour interdit. Par ce que je suis en couple. Avec une louve très jolie. On a eu une fille ensemble.

Gamine en bonne santé, assez intelligente et pleine d'avenir.
Sa vie ressemblait à celle de milliers d'autres et c'était pour cette raison qu'elle ne devait pas changer. Après avoir tout perdu, il ne pouvait se raccrocher qu'à cette normalité qui le faisait apparaître comme un type bien, bon compagnon et bon père aux yeux du peuple. Le reste n'était que fioritures, aucun n'était capable -hormis Taormine- de s'immiscer dans sa tête pour savoir qui il aimait vraiment. Et si ce secret restait préservé, sa famille idyllique ne souffrirait pas. Et Suète non plus. Du moins, il l'espérait.

Mais si il agissait ainsi, ce n'était pas seulement par souhait d'éviter cette souffrance. Il craignait aussi le regard de ses camarades, de ses amis, des loups en général si ils venaient à apprendre qu'il préférait une montagne de muscles à sa jolie compagne. Plus encore, il avait peur de perdre Suète.
Alors, faute de pouvoir agir dans le sens de ses sentiments, il attendait, il subissait cet amour et espérait un peu qu'il s'estomperait avec le temps. Puis finirait tout simplement par disparaître. Si seulement il avait été assez optimiste pour croire à cela.

▬ Illa et toi avez beaucoup de chance. Je vous souhaite de vivre longtemps et heureux ensemble. Sincèrement.

Souhait un peu inutile. Ils n'avait probablement pas besoin de ses bons sentiments pour vivre pleinement leur histoire.

Bien entendu que oui, lui aussi aimait quelqu'un à sa manière.
Aendil pouvait avoir bien des louves à ses pattes, s'il le cherchait vraiment. Contrairement à lui, il avait plus de gueule, plus de charisme. C'est en partie ce qui le conduisait à savoir être un chef, du moins un conseiller vu que c'était le terme que préférait utiliser les Brethens. Bref, Aendil avait une belle gueule, pour résumer.

« Mais dans mon cas, c'est un amour interdit. Par ce que je suis en couple. Avec une louve très jolie. On a eu une fille ensemble. »

Les yeux de Caïn se plissèrent légèrement. Ainsi avait-il eut une descendance, une petite femelle, avec cette louve que pourtant il ne semblait pas plus apprécier que cela. Non pas qu'il ne semblait pas l'aimer. Mais il l'apprécier bien moins qu'une autre, inaccessible.
Le gris haussa ses épaules musclées, geste que ne pouvait percevoir le blanc.

« Illa et toi avez beaucoup de chance. Je vous souhaite de vivre longtemps et heureux ensemble. Sincèrement.
- Merci.»

Sa réponse était un brin évasive, il était plus concentré sur autre chose à cet instant précis. Notamment sur cette situation ambigüe où se trouvait actuellement l'autre mâle. Il tentait de le transcender, de percer les émotions diffuses qui émanaient de ses paroles, de le comprendre.
Pourquoi s'acharner autant ?
Peut-être parce que lui aussi méritait de vivre la vie qu'il souhaitait vivre, sans être obligé de porter un masque, ainsi qu'un tissu de mensonges sur les épaules.
Alors, Caïn prit la parole, la tête légèrement penché sur le côté, les yeux plissés jusqu'à devenir deux fines fentes brillantes.

« Les couples ne dure pas forcément pour toujours. A quoi bon s'obstiner à vivre une vie qu'on ne veut pas, en se forçant à rester avec quelqu'un qui ne nous électrise pas ? La vie est déjà si courte, et nous sommes déjà plus proches de notre mort que de notre naissance, Aendil. Soyons libres d'en faire ce que nous voulons, quitte à y perdre quelques plumes au passage. Les plumes, ça finit toujours pas repousser de toute façon, contrairement au temps perdu à jamais. »

Leur existence déclinaient doucement, et finirait tôt ou tard par s'éteindre. Alors pourquoi se priver de vivre un amour véritable, au lieu de se contenter médiocrement d'une plate idylle faussée ? Si peu de temps pour vivre, si peu de temps pour aimer. Cesser de perdre les minutes et les jours, et enfin se prendre en main.
L’éclopé se leva pour faire quelques pas vers lui, avant de s'approcher de son oreille pour lui souffler ses dernières phrases, concluant son monologue d'une voix sérieuse et profonde.

« Car un jour, il sera trop tard. Et ce jour là, tu ne cesseras de regretter de n'avoir jamais franchi le pas. Et tu passeras ta vie à ruminer les souvenirs, le passé, à te couper du futur. Tu penseras, encore et encore, à ce qu'aurait pu être ta vie avec cette autre louve. Comment tu aurais pu faire tes preuves auprès d'elle, lui dire combien tu l'aimais, et comment tu l'aurais rendu heureuse. »

Alors bouge toi, putain, bouge toi.

▬ J'ai peur de la perdre.

Caïn ne savait pas.
Il connaissait l'Amour, et le partageait même avec sa belle Illa. Et c'était justement la différence entre eux : Illa était une vraie femelle, de celles que l'on pouvait séduire bien qu'elle soit loin d'être une fille facile, ce qui était tout à son honneur. Caïn ne s'était pas follement amouraché d'une guerrière beaucoup plus virile que lui. Peut-être, aussi, avait-il eu d'autres loups sur qui se reposer si Illa avait repoussé ses avances.
Aendil, lui, n'avait plus que Suète. Suète qu'il craignait par dessus tout de décevoir si elle venait à apprendre que, ô malheur, il était assez faible pour remettre en cause l'amitié parfaite qui les liait au profil de ce sentiment mièvre qu'était l'Amour.
Il le savait, si Suète s'éloignait de lui, c'était au fond de ce ravin que sa vie se terminerait. Car c'était pour elle qu'il supportait sa condition d'aveugle et les regards compatissants de ses camarades qu'il ne pouvait plus voir.

▬ Je l'aime Caïn, je l'aime tellement que je n'ose même plus imaginer un monde ou elle ne serait pas à mes côtés. Quand j'ai perdu mon dernier œil, j'ai cru avoir tout perdu. Mais non, par ce qu'elle était là. Elle est toujours là. Même lorsque je suis un poids, même là ou n'importe quel loup m'aurait laissé tomber par ce que je ne peux plus rien apporter.

Ce n'était pourtant pas faute de le vouloir.
Si il avait pu, il l'aurait rejointe dans la mine pour se battre contre les précursors, l'aurait empêchée de se salir les pattes pour lui en réduisant Zerfall en bouillie. Car elle en avait été affectée, il en était certain. Il la connaissait trop bien pour savoir que Suète n'était pas le monstre qu'elle laissait parfois paraître et qu'elle était capable de souffrir comme n'importe quel loup. Par ce que c'était ce qu'elle était, une louve ordinaire. A la différence qu'elle se montrait bien plus fière et têtue que la majorité du peuple.

Désormais, il regrettait son oeil droit perdu. Pas le gauche, les choses n'auraient pas pu se terminer autrement. Si il avait été un borgne moins buté, moins focalisé sur sa petite existence faussement parfaite et lissé, peut-être aurait il eu la sagesse de tout lui avouer et de faire avec les conséquences. Il se jura solennellement de réparer cette erreur si les Dieux lui permettaient de retrouver la vue un jour. Ce qui n'arriverait probablement jamais.

Il sourit.

▬ Enfin, c'est comme ça et on y peut pas grand chose.

« J'ai peur de la perdre. »

Une phrase qui sonnait comme une cuisante défaite.
Il pouvait sentir ces émotions qui le déchirait, ces émotions qui mettaient en morceau les lambeau de son âme et de son cœur.
Caïn ferma les yeux, hochant la tête.
Parce que lui aussi, il avait perdre de la perdre. Peur de la perdre à nouveau. Parce qu'un jour, il ne l'avait plus eu à ses côtés. Se déchirer, c'était tellement plus rapide que de s'aimer. Une heure pour tout briser, pour faire éclater ces sentiments relatifs à l'amitié, une heure pour se haïr et souhaiter la mort de l'autre ainsi que l'envie de ne plus jamais le recroiser. Alors qu'Illa et lui s'étaient tournés plusieurs années autour, avant d'accélérer les choses en les approfondissant en quelques mois seulement.
Et au point on en était Aendil, il aurait pu en mettre une patte à coupée : le loup cesserait de survivre. Aveugle, et seul.
Sans plus personne à aimer pour de vrai, même en secret.

Le mâle blanc reprit alors, et Caïn le laissa parler. Il clama haut et fort cet amour pour cette autre louve, et le gris espéra au fond de lui que sa compagne actuelle n'entende guère ses mots, ou l'équilibre qu'il avait faussement créer aurait définitivement basculé.
Ainsi, s'il n'avait pas perdu espoir après s'être vu privé de ses deux yeux, c'était parce qu'il croyait encore en elle. Qu'elle était là, encore. Qu'elle ne l'abandonnait pas, jamais.
Une louve avec assez d'épaules pour le porter, lui aussi. Et qui toujours était là.
Caïn cilla.

« Enfin, c'est comme ça et on y peut pas grand chose. »

Il redressa la tête, le regardant sourire. Il le trouva bête, un peu.
Mais qui était-il pour le juger ? Lui même tachait de préserver ce confort, et gardait les pâtes sur terre. Ainsi conservait-il sa place chez les Séides, n'ayant jamais eu une quelconque envie de rejoindre les Brethens. Il aurait pu, à plusieurs reprises et pour diverses raisons.
Lors de la révolution qui divisa les Séides en deux meutes distinctes.
Lorsqu'il tomba amoureux d'Illa.
Lorsque les combats récents auraient pu le conduire à la mort, et que le terme vivre prit un tout nouveau sens pour lui.
Il menait une double vie, incapable de choisir entre son amour pour sa meute et son amour pour Illa. Il croyait en son alpha, à qui il devait sa place au sein de la meute. Il s'était lié de manière profonde et sincère à plusieurs membres de la meute, même si certains n'étaient plus de ce monde à ce jour. Mais il aimait aussi Illa, à en mourir.

Ainsi ne pouvait-il poursuivre cette discussion.
Pour lui dire quoi ? Tente toujours, et voit ce qui se passe, on ne vit qu'une fois après tout ! Il l'avait déjà plus ou moins dit précédemment.
Alors, il se contenta d'enchainer avec une phrase courte, mais qui sous-entendait clairement qu'un jour viendrait, peut-être.

« Pas encore du moins. »

Qu'en savaient-ils, eux, pauvres mortels ? Même les dieux n'étaient point infaillibles, comme ils avaient pu le constater. La déesse de la justice laissait de simples loups, à l'étrange puissance, massacrer sa fontaine sans s'en offusquer, ni elle ni ses comparses. Et même si après cela elle ne pouvait que disparaitre, privé de sa force. Et lui, d'être bien content d'être logé sous l'enseigne de Mido, ne se voyant ainsi pas privé de ce pouvoir qui lui était si précieux.
Le gris haussa les épaules.

« On ne sait jamais ce que le futur nous réserve. T'es bien placé pour le savoir, je suppose. »

Parce qu'ils avaient été des pions, sur l'échiquier du destin, qui se jouait d'eux et les laminait lamentablement.

Caïn n'insista pas et Aendil lui en fut reconnaissant.
Il ne cherchait pas à obtenir des conseils ni à montrer au monde entier à quel point il souffrait de cet amour impossible. C'est à dire, pas tant que ça. Ça dépendait des moments surtout. Tant qu'elle était à ses côtés, il se sentait capable de se contenter de cette situation. Peut-être que les choses changeraient à l'avenir, il ne pouvait pas savoir. Mais pour l'instant tout allait bien et il n'avait pas de raison pour s'en faire. Si, par malheur, cette stabilité n'était plus, alors il aviserait. C'était aussi simple que ça.

« Pas encore du moins. »

Le loup blanc hocha la tête. Cette simple reprenait en partie ses précédentes pensées. Du moins, c'était ce qu'il pensait. Caïn pouvait très bien vouloir dire autre chose, signifiant ainsi que, peut-être, demain, il trouverait la force de se séparer de sa compagne et prétendre à l'amour avec un grand A. Aendil n'y croyait pas. L'herbe avait beau être bien plus verte ailleurs, il se trouvait entre elle et lui une putain de haie qui l'empêchait de passer et le blessait de ses épines dès lorsqu'il tentait de passer au dessus. C'était comme ça. Aendil était fataliste. Pas depuis toujours. Il fut un temps ou il se sentait la force de surmonter n'importe quel obstacle. A commencer par l'Alpha de Caïn qui s'était dressé sur le chemin censé le mener vers ses idéaux. Longtemps, il était cru invincible avec Suète et Eandir à ses côtés. Il avait pensé obtenir le pouvoir de reconstruire n'importe quoi et de toujours réussir à aller de l'avant. Puis Eandir était mort et il s'était trouvé comme un môme devant cette tombe blanche, impuissant à ramener cette part de lui, ce frère jumeau, qu'on lui avait si injustement volé. C'était la même chose pour ses yeux : C'était comme ça, il n'y pouvait rien.

« On ne sait jamais ce que le futur nous réserve. T'es bien placé pour le savoir, je suppose. »

Oh que oui.
Si il avait su ce que cet enfoiré nommé Destin lui réservait, il aurait peut-être agi différemment, faute de pouvoir lui mettre une patate pour le soumettre à ses petites volontés. Hélas, comme le disait Caïn, on pouvait difficilement prévoir de quoi serait fait les lendemains avant d'y être... et de tout se prendre dans la gueule, les bonnes choses comme les mauvaises. Le destin ne faisait pas de cadeau. Il n'y avait pas de règles de bonne conduire : On pouvait être le meilleur loup de la terre -ce qu'il ne prétendait pas être, il se savait imparfait- et récolter toutes les merdes qui se trouvaient sur le chemin ou bien un parfait connard et vivre la plus belle des vies. Il y avait aussi les entre deux. Lui même avait fait des conneries, d'énormes connerie, mais estimait avoir largement remboursé la dette qu'il avait envers les forces du mal ou tout autre connerie tirée de son imaginaire ayant vocation de faire payer ceux qui avait merdé. Pourtant, on continuait de lui vider son compte en banque.

▬ Il a intérêt à être gentil maintenant. Sinon, je lui casse la gueule.

Un sourire discret fendit son visage. C'est alors qu'il entendit une voix féminine, qu'il connaissait bien, crier son prénom. Ses oreilles se couchèrent sur l'arrière de son crâne, il ne chercha même pas à dissimuler son agacement.

▬ Merde... on m'a retrouvé. Je vais devoir y aller.

Il se leva.

▬ Attends ici, je dirai à Illa de venir te rejoindre.

Dépité, il marcha lentement et avec toute la mauvaise volonté du monde vers la propriétaire de la voix qui n'était autre que Taormine qui était toute essoufflée à force d'avoir couru à travers les terres pour le chercher et ne se priva pas de le lui faire savoir.
Ensemble, ils rentrèrent au Squat.

Lui aussi, le destin l'avait brutalement rattrapé.
Il l'avait cru tout tracé, d'abord. Naitre, grandir, vivre. Chasser chaque jour de son existence, emmerder les gens, jouer au con, chasser encore pour prouver sa valeur aux yeux du clan. Et puis, on fait des rencontres, qui bousculent un peu cette ligne droite. Des rencontres qui la déforme, la brisent, l'allonge. Il avait rencontré Illa, et voilà que sa vie prenait bien des détours. On le privait de son entière motricité en lui prenant en partie une patte, il se retrouvait incapable d'assurer pleinement sa fonction de chasseur, la ligne se brisait. Il montait en grade, on le promettait Bêta au sein de la meute Séide, et voilà que la ligne reprenait de plus belle.
Oui, le destin n'était finalement que trop peu prévisible, à moins de posséder un pouvoir permettant d'anticiper les évènements futurs. Mais il n'aurait pas voulu d'un tel pouvoir, non. Pourquoi ? Car c'est ainsi que l'on vivait : en enchainant les hauts, les bas. En se renforçant face aux épreuves que l'on vivait sans avoir pu les anticiper.

« Il a intérêt à être gentil maintenant. Sinon, je lui casse la gueule. »

Un bref rire franc s'échappa de sa gueule. Ouais, c'était bien dit. Si cela se passait mal, ils n'auraient qu'à l'attendre au tournant, pour lui casser les genoux avec une barre en fer, à ce destin qui ne cessait de se jouer d'eux. Lui niquer sa race, l'envoyer se faire foutre.
Et puis monta une nouvelle voix, qui vint alors les interrompre.
Une voix féminine, qui résonnait en écho contre les parois du canyon. Le mâle en face de lui sembla un brin débité, ne cachant pas son agacement quant au fait d'avoir été retrouvé par ce qui semblait être sa sœur.
Il devait donc y aller, mettant un terme à leur brève rencontre. Caïn hocha la tête, comprenant la situation du mâle. Au moins aura-t-il pu s'échapper un peu de cette constante surveillante, pour prendre un peu l'air.
Caïn était content d'avoir pu un peu parler avec lui avant d'aller retrouver sa belle.

« Attends ici, je dirai à Illa de venir te rejoindre. »

Le gris esquissa un petit sourire, même si Aendil ne pouvait le voir. Avant qu'il ne parte rejoindre sa sœur, toute essoufflée, qu'il salua par la même occasion d'un bref mouvement de la queue, il lui répondit.

« Merci, mais ça ira, je sais où la trouver. »

Il n'aurait qu'à suivre son odeur. Et puis, ce n'est pas parce qu'il possédait presque une patte en moins qu'il était pourtant incapable de marcher jusqu'à elle. Il avait déjà fait le chemin jusqu'ici, le plus gros était derrière lui désormais.
Alors, il se leva à son tour, se secouant brièvement pour chasser quelques saletés dans son poil, apportés par le vent qui soufflait dans la passe.
Il lança un dernier regard vers le mâle blanc, qui s'avança des plus lentement vers sa sœur.

« A bientôt. »

Alors, il partit dans la direction opposée de celle prise par les deux autres loups, s'en allant en direction du Palais.