Summer skeletons || Pv. Lucien

L'été, il ne l'avait jamais connu.
Né durant un hiver particulièrement long, ses pattes n'avait jamais foulé autre chose qu'un sol froid, lorsqu'il n'était pas recouvert par une épaisse couche de poudreuse. L'air avait beau s'être radoucit, les plus âgés continuaient de parler de l'été à venir comme d'une providence. Ces dires le laissaient rêveur et il se surprenait parfois à imaginer les terres de Punk Wolf sans leur manteau glacé. Un monde un peu plus chaud, un peu comme le désert, peut-être. Ca ne le dérangeait pas, il aimait bien cet endroit, quand bien même Dame Nature ne l'avait davantage conçu pour résister aux plus basses températures, avec sa fourrure épaisse qui lui ferait sûrement crever de chaud lorsque la belle saison serait revenue.
Enfin, il verrait bien.

Pour le moment, Ska ne se souciait que très vaguement de la pluie et du beau temps. Ses pensées étaient dévouées à tout autre chose, et plus précisément à cette immense forêt dans laquelle il progressait depuis une poignée d'heures déjà sans trop ressentir la fatigue sans qu'il sache si cette endurance était due à son passif de promeneur ou à l'entrainement rigoureux auquel il avait eu le droit. D'ailleurs, ça n'avait pas vraiment d'importance, il était tout simplement heureux de pouvoir découvrir cette forêt qu'il ne connaissait que peu.

Un bruit de branche cassée le fit piler net.
Quelques mètres plus loin, se tenait un cerf. Ska n'osa pas bouger, impressionné par la majesté de l'animal, hésitant à le chasser. Peut-être que si il avait été solitaire, il l'aurait laissé filer tout en espérant retrouver une autre proie moins belle mais bien suffisante pour son estomac. Par ce que, de toute évidence et malgré sa carrure, il ne parviendrait jamais à ingurgiter autant de viande. Mais une meute entière, si.
C'était pour cela qu'il ne pouvait pas se permettre de manquer cette occasion.

Sans faire de bruit, il se glissa derrière lui. Une fois à une distance qui lui paraissait raisonnable, il prit appui sur ses pattes arrières et bondit sur sa proie et qui s'effondra sous son poids. Le cerf se débattit et Ska dut refermer sa gueule sur son cou pour ne pas le laisser s'échapper. Le sang coula, ôtant de sa superbe au roi de la forêt et tachant son propre pelage, auparavant immaculé. Enfin, après de longues minutes de lutte durant lesquelles Ska ne parvint pas à l'achever proprement tant il se débattait, le cervidé poussa son dernier râle et sa tête ensanglantée retomba lourdement sur le sol.
Ska se releva et contempla sa prie quelques secondes avant de courber l'échine et de déchirer la chair avec ses crocs. Ses camarades ne lui en voudraient probablement pas pour s'être servi sur le chemin du retour, il en resterait bien assez pour eux.

Si son frère était heureux, en traversant la forêt pluviale, d'explorer un lieu dans lequel il n'avait jamais mis les pieds, Lucien avait davantage la sensation d'y passer sa vie. Quelques jours plus tôt, il y était en compagnie de Jo, à disserter sur l'utilité des parents, sur la vie, sur qui savait le mieux chasser. Il aimait bien le solitaire, mais son incapacité quasi-totale à mener une conversation correctement l'avait rapidement motivé à trouver une porte de sortie convenable, quoiqu'un peu forcée. Il fallait dire que le grand loup clair avait une bien piètre image de sa personne.

C'était donc la énième fois qu'il se retrouvait ici, errant telle une âme en peine au milieu des grands arbres, en se demandant entre deux désagréables gouttes d'eaux dans le creux du cou quelle putain de boussole interne complètement défaillante le poussait à se retrouver une fois de plus dans le pétrin que constituait ce bois. Il pestait contre lui-même, contre son corps fragile qui se fatiguait décidément trop vite, contre ce poil fin - héritage maternel, que l'albinisme qui bouffait sa putain d'existence n'avait pas aidé non plus. Pour ne pas changer, il était de mauvais poil, et les jurons rythmaient son pas à travers la forêt.

Journée normale, somme toute.
Journée qu'il aurait sans hésiter passée à la Bibliothèque.

C'est alors qu'il entendit un craquement, comme un pas sur une branchette sèche. Par antique réflexe de survie - à peu près la seule chose qui eut jamais été efficace chez lui - Lucien releva la tête, le corps en alerte. Le premier craquement fut suivi d'un second, puis d'un vacarme évoquant un ours fondant sur sa proie, une proie qui bramait de tout ses poumons, comme si cela pouvait la sauver d'une mort imminente. Curieux, le mâle aux dreads se rapprocha de l'origine du son, quelques fourrés plus loin. En passant sa tête de la façon la plus discrète dont il était capable entre deux branches d'un buisson, Lucien peut assister au spectacle étrange que constituait une forme vaguement lupine de dos, monstrueuse de muscles et de puissance, occupée à se tailler la part du lion dans la carcasse encore frémissante d'un cervidé.

Jamais il n'avait vu un loup de cette carrure. Il ne regardait presque jamais ses semblables, de toute façon.

Et puis l'animal releva la tête. Et puis le Séide maigrichon en resta bouche bée.
Abandonnant son camouflage de fortune, il s'extirpa de son buisson.

— Ska ?

— Ska ?

En entendant son nom, le dénommé délaissa la carcasse pour se retourner vers celui qui l'avait interpellé.
C'est ainsi que son regard bleu croisa celui, écarlate, de l'albinos. Albinos qu'il n'avait pas vu depuis un bon paquet d'années et qui n'avait pas énormément changé : Il était toujours aussi maigre, presque maladif. Le fait qu'il puisse tenir debout et se traîner dans cette forêt relevait presque du miracle au vu de ce que Dame Nature lui avait légué. C'était d'autant plus étrange que, maintenant qu'il connaissait ses parents, il pouvait affirmer que la faiblesse de son frère ne leur était pas due : Leur père était d'une corpulence moyenne et leur mère un putain de bison rouge, les cornes en moins peut-être.
Il devait forcément y avoir une couille dans la génétique.

▬ Lulu ?

Par ce que Ska ne réfléchissait plus lorsqu'il était ému et que, malheureusement pour Lucien, c'était présentement le cas, il avala la distance qui les séparaient pour fondre sur son frère avec la délicatesse qu'on lui connaissait bien. Quelques années plus tôt, lorsqu'il n'avait pas encore tout à fait atteint sa taille adulte, il avait manqué de peu d'étouffer Jo.

▬ LULU PUTAIN COMME JE SUIS TROP CONTENT DE TE REVOIR ABLNSPFB ♥ Ca fait des années que je te cherche, j'suis venu plusieurs fois à la bibliothèque alors que tu sais à quel point je me fous des livres, mais t'y étais pas et ça m'a rendu trop trop trop trop triste D:

Ska consentit enfin à se relever, histoire de laisser Lucien respirer et en profita pour le détailler à nouveau. Il fronça les sourcils.

▬ Regarde toi ! T'es tout maigre ! Ils te donnent pas à manger chez les Séides ou quoi ? Il bomba fièrement le torse et montra le cerf fraîchement abattu d'un signe de tête. Heureusement que ton gentil frère est bon chasseur. Tu vas me faire le plaisir de manger. Tout est pour toi si tu veux. T'as intérêt à m'obéir sinon je te gave comme une oie u__u !

La menace était sérieuse et Ska bien décidé à faire prendre quelques kilos à son frère, de gré ou de force. Ou, du moins, ne pas le laisser mourir de faim. Si il le fallait, il viendrait tous les jours jusqu'à la cordillère pour lui apporter des lapins. Si les gardes ne lui barraient pas la route, ce qui risquait fort d'arriver. Il allait donc lui falloir trouver un autre moyen pour engraisser son frère.

— Lulu ?

Peut-être que Lucien aurait mieux fait de la boucler, en fait.
Ainsi, peut-être aurait-il eu une chance de ne pas devenir la nouvelle proie de l'ours polaire blond qui se retourna et lui fondit dessus, avec la douceur du troupeau de gnous/buffles/j'ai pas vu ce film putain arrêtez de me faire chier j'aime pas disney qui massacra Mufasa dans le Roi Lion. La moitié du bosquet l'accompagna dans sa chute, dans un festival de claquements de bois brisé et de grincement de branches qui ploient comme elles peuvent sous le poids d'un oiseau un peu plus gros que les autres. Toujours était il que le lymphatique et paisible archiviste se retrouva bientôt noyé sous la masse affectueuse de son frère, à moitié étouffé, avec six côtes brisées et la perte totale de contact avec ses membres postérieurs. Au moins.

Visiblement, Ska était très content.
Ça donnait toujours des trucs du démon quand bébé-Ska était heureux, alors il ne s'étonnait guère de l'apocalypse qu'il venait de vivre de la part de Ska-adulte. D'autant que Ska était devenu, pour faire dans l'euphémisme, vachement gros, vachement musclé et pas franchement le genre de type qu'il aurait aimé croiser tard le soir dans une ruelle sombre, à supposer qu'il trouve jamais une purtain de ruelle sombre un jour, quoi qu'avec son sens de l'orientation à chier, il était carrément possible qu'il se réveille un matin entre deux poubelles du Bronx. Malgré sa nouvelle carrure de plantigrade, l'animal semblait toujours aussi stupido-choupi-gentil comme tout, comme l'avait toujours été son bro grassouillet.

Bro qu'il était, bordel de couille, drôlement content de revoir.

— LULU PUTAIN COMME JE SUIS TROP CONTENT DE TE REVOIR ABLNSPFB ♥ Ca fait des années que je te cherche, j'suis venu plusieurs fois à la bibliothèque alors que tu sais à quel point je me fous des livres, mais t'y étais pas et ça m'a rendu trop trop trop trop triste D: Regarde toi ! T'es tout maigre ! Ils te donnent pas à manger chez les Séides ou quoi ? Heureusement que ton gentil frère est bon chasseur. Tu vas me faire le plaisir de manger. Tout est pour toi si tu veux. T'as intérêt à m'obéir sinon je te gave comme une oie u__u !

A vrai dire, Lucien ne compris pas pas tout - le manque d'air n'aidant pas non plus - mais pu au moins saisir au vol quelques mots comme bibliothèque - non ça sérieux c'était fou, il aurait deux mots à dire à ce crétin s'il daignait un jour le relâcher - triste - si les deux mots étaient liés, ça pouvait avoir du sens - maigre - ça devait parler de lui ça - et manger. En attendant, il se contentait d'agiter mollement une de ses pattes avant restées libre par un divin miracle, tentant de faire comprendre à son frère que là, il commençait à voir flou, puis noir, puis blanc, puis...

L'air afflua à nouveau dans ses poumons sans qu'il sache pourquoi, et le Séide rachitique se redressa. Visiblement, Ska avait saisi le message et avait renoncé à lui faire un câlin, merci, mec.

— Bordel, Ska, t'as failli me tuer, j'ai vu la lumière au bout du tunnel et tout le bordel. Et tu me dois trois côtes, c'est toi qui bouffe n'importe comment chez les hippies, mais qu'est-ce qu'ils ont fait de toi o_o ?

Et il marqua une pause.

— Putain, t'as mis les pieds à la bibliothèque ? Genre, de ton plein gré ? Putain mais je devais trop te manquer en fait u_u ♥

Parce que Lucien il faisait genre, comme ça, l'indigné et tout.
Mais Lucien, il était drôlement heureux dans son petit cœur un peu mou.

Son frère se releva, visiblement pas mécontent de retrouver un peu d'air frais. Ska, lorsqu'il était heureux, allait jusqu'à oublier qu'il était bien plus lourd qu'un loup ordinaire. Par chance, les loups ayant eu le droit à une telle démonstration d'affection restaient plutôt rare et, pour le moment, Ska n'avait eu à déplorer aucun mort. Fort heureusement, il aurait été bien embêté de rester avec le cadavre de son frère entre les pattes. Par ce qu'il l'aimait beaucoup comme n'importe qui passant dans cette forêt et ayant assisté à cette scène et un peu aussi par ce qu'il n'aurait pas su comment dire à ses parents, qu'en fait, Lucien n'avait pas besoin d'être mis au courant sur son ascendance puisqu'il l'avait tué par accident. En plus, ce serait vraiment trop con de mourir ainsi.

— Bordel, Ska, t'as failli me tuer, j'ai vu la lumière au bout du tunnel et tout le bordel. Et tu me dois trois côtes, c'est toi qui bouffe n'importe comment chez les hippies, mais qu'est-ce qu'ils ont fait de toi o_o ? Putain, t'as mis les pieds à la bibliothèque ? Genre, de ton plein gré ? Putain mais je devais trop te manquer en fait u_u ♥

Le visage de Ska se fendit d'un grand sourire. Si son frère râlait, c'était que tout allait bien. Pour ne pas risquer de l'écraser une nouvelle fois sous le coup de l'émotion, et ainsi alourdir la dette de côtes qu'il avait envers Lucien, il se décida à poser son derrière et à rester relativement tranquille. Ce qui n'était pas une mince à faire. Contrairement à son frère, Ska n'était pas casanier et ressentait toujours le besoin de gigoter. Ça pouvait en amuser certains et en agacer d'autres, mais il ne s'en rendait pas seulement compte.

▬ Eh ouais ! J'suis même venu tout plein de fois. Je t'ai appelé mais t'étais pas là je crois. Je me suis fait engueulé pour rien par tes potes archivistes. Ils ont pas le sens de l'humour ceux là u_u

Ils n'appréciaient surtout pas d'être dérangés dans leur travail par une grosse voix bien sonore qui s'entêtait à appeler un frère qui ne venait pas, et ça Ska le savait bien. Mais il était hors de question qu'il reconnaisse ses tords devant Lucien. Plus pour le charrier qu'autre chose d'ailleurs, Ska n'était pas un loup particulièrement fier.

▬ Ils sont trop bieeeeen les hippies ! Quand je suis arrivé j'étais tout perdu puisque je connaissais personne ! Je savais même pas me battre, je sais pas si tu te souviens. J'avais trop peur. Puis là bas...

Il s'interrompit : La suite du récit allait être plus délicate et cela le mettait mal à l'aise. Il ne savait pas mentir et, quand bien même ça aurait été le cas, il n'aurait pas eu le courage de faire ça à Lucien. Il pesta intérieurement contre ses géniteurs qui prenaient décidément tout leur temps pour se décider à avouer la vérité à son frère.

▬ Là bas, j'ai rencontré quelqu'un qui m'a entraîné et puis voilà le résultat. Je lui dois beaucoup.

Il n'avait pas pu faire mieux. En quelques secondes, sa joie avait laissé sa place à un profond malaise. Ce n'était pas de sa faute, mais il se sentait triste pour Lucien. Si sa vie à lui n'avait pas toujours été des plus agréables et qu'il s'était parfois senti seul et oublié, ce devait être pire pour son frère qui restait le plus grand oublié de l'histoire. Il menait sa vie chez les Séides sans que personne ne se soucie de lui jusqu'au jour ou on déclarait que, peut-être, il avait aussi le droit de s'avoir d'où il venait. A première vu, ça ne semblait pas lui poser beaucoup de problèmes. Ska lui même avait du mal à comprendre comment fonctionnait vraiment son frère. Peut-être était il malheureux, au fond, sous des couches d'indifférence. Peut-être qu'il ne cachait rien aussi et s'en moquait réellement.

Ska pria pour que Lucien ne remarque pas son changement soudain d'humeur ce qui était un peu mort puisque, vivant ses émotions à 200%, on pouvait lire en lui comme dans un livre. Dans tous les cas, il ne fallait pas rester là dessus. C'était trop triste, trop déprimant. Ska n'aimait pas ça et ne comptait pas gâcher la seule journée qu'il pouvait passer avec son frangin depuis longtemps pour une erreur dont ils n'étaient même pas les responsables.
Il se leva, retourna vers son cerf et en arracha un gros morceau de viande. Ceci fait, il retourna vers Lucien pour le lui présenter.

▬ Va falloir que j'use de la force pour que tu manges e_e ?

Il y avait des chances pour que son frère n'aie même pas fait attention à sa précédente menace lorsqu'il étouffait.

▬ Eh ouais ! J'suis même venu tout plein de fois. Je t'ai appelé mais t'étais pas là je crois. Je me suis fait engueulé pour rien par tes potes archivistes. Ils ont pas le sens de l'humour ceux là u_u

Lucien retint un sourire en imaginant son crétin de frère, aussi délicat qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine, gueuler son nom entre les rayonnages de la bibliothèque, absolument persuadé que c'était là le meilleur voisin de le croiser. C'était son frère tout vomi. Il imaginait également sans mal la cohorte de bibliothécaires en colère, tous vieux, aigris et psychorigides - il était visiblement destiné à finir ainsi, mais ce n'était curieusement pas quelque chose qui l'inquiétait - fondre sur le malandrin avec la précision d'un oiseau de proie et lui faire ravaler son outrage à coup de canne, comme si l'immense bibliothèque était un temple sacré qu'une divinité perdue. D'ailleurs, Lucien lui-même admettait qu'il avait jarté quelques uns de ses contemporains qui faisaient un peu de bruit ; même si son bro, jamais.

▬ Ils sont trop bieeeeen les hippies ! Quand je suis arrivé j'étais tout perdu puisque je connaissais personne ! Je savais même pas me battre, je sais pas si tu te souviens. J'avais trop peur. Puis là bas... Là bas, j'ai rencontré quelqu'un qui m'a entraîné et puis voilà le résultat. Je lui dois beaucoup.

Brusquement, l'humeur joyeuse et sautillante de son frère avait laissé place à un silence un peu plus pesant, un regard un peu plus fuyant qui traduisaient sans réellement de doute possible un profond malaise. Il n'aurait pas été nécessaire d'être un fin analyste pour comprendre que Ska tentait de dissimuler un truc, et comme Lucien était son frère, il compris instantanément que c'était un gros truc. Genre vraiment fat. Mais quoi ? Pourquoi il était pas bien ? C'était pourtant super cool, ce qui lui arrivait.

Si Lucien était par nature quelqu'un de jaloux, il n'était pas capable de ressentir pareille émotion à l'égard de Ska. Ce dernier était certainement l'être le plus fondamentalement bon et généreux de ces terres, et il ne pouvait que lui souhaiter le meilleur du monde. Et là, visiblement, il était bien tombé : Lucien s'en sentait sincèrement réjoui, d'autant plus que maintenant, avec la carrure de bison qu'il se traînait, il pouvait bien tomber dans n'importe quel pétrin sans rien risquer. Et vu sa phénoménale capacité à se foutre dans la merde, c'était plutôt positif.

▬ Va falloir que j'use de la force pour que tu manges e_e ?

C'est à cet instant que le Séide s’aperçut que son estomac hurlait à la mort. Avec gratitude, il se saisit du morceau de viande que lui tendait son frère, le déchiquetant joyeusement à grand coups de crocs avides. Fallait vraiment qu'il le croise plus souvent : lui, au moins, il savait chasser, et l'albinos savait qu'il n'aurait aucune réticence à le faire pour lui, d'autant moins au vu des menaces qu'il venait de proférer.

— T'inquiètes, va, j'ai toujours été maigre comme un clou. J'ai beau manger, ça s'arrange pas.

Il marqua une pause, juste le temps d'avaler un peu de viande et d'en reprendre une bouchée.

— Oh, tu t'es trouvé un maître ? Génial ! Tu me dois un résumé de ta vie depuis la dernière fois qu'on s'est vus u_u

Et trois côtes, t'as cru que j'allais oublier ça ?

— T'inquiètes, va, j'ai toujours été maigre comme un clou. J'ai beau manger, ça s'arrange pas.

Ce qui était quand même problématique.
Ska s'inquiétait souvent pour son frère. Il détestait le savoir aussi maigre et craignait qu'une maladie quelconque vienne le mettre à terre, faute d'avoir un système immunitaire assez puissant pour l'en préserver. Si il avait pu, il lui aurait donné quelques kilos de muscles. Juste pour se rassurer un peu. Mais puisque ça n'avait pas l'air possible, il devrait se contenter de veiller sur Lucien et de le nourrir à chaque fois qu'il en aurait l'occasion.

— Oh, tu t'es trouvé un maître ? Génial ! Tu me dois un résumé de ta vie depuis la dernière fois qu'on s'est vus u_u

Ska hocha la tête et tenta de faire un peu d'ordre dans sa tête : Ses dernières années de vie avaient été très riche et il ne devait pas louper certains événements importants. A côté, il y en avait d'autres qu'il ne pouvait pas mentionner.

▬ Alors... Quand je suis parti, j'ai erré quelques jours en tant que Solitaire. Mais j'étais trop jeune et pas assez expérimenté je crois, par ce que j'ai galéré à chasser. En clair, j'avais presque tout le temps faim et c'était pas franchement vivable.

Surtout qu'il avait mal choisi sa saison pour partir. Il faisait encore très froid, le gibier rare et il avait croisé plusieurs solitaires, sûrement plus aguerris que lui, faméliques.

▬ Donc je suis allé chez les Brethens. En arrivant là bas, j'étais totalement perdu. J'en suis venu à me demander si j'avais bien fait de vous laisser derrière, Lisabeth et toi. Je m'en voulais un peu aussi et je me sentais coupable devant ces loups qui me dévisageaient. Ils devaient se demander ce qu'un incapable comme moi faisait dans leurs rangs alors qu'eux même peinaient à subsister... mais il ne m'ont pas chassé. Quelques jours après mon arrivée, alors que je me promenais, j'ai croisé la route de Suète... Tu vois sûrement qui c'est, on en parle pas mal, même chez les Séides. Bref, on a parlé et je suis devenu son apprenti. Ça n'a pas toujours été facile. Tu me connais, tu sais que j'ai toujours eu beaucoup de mal à gérer mes émotions. Mais je me suis accroché, je voulais lui montrer que je pouvais faire de bonnes choses.

Il considérait avoir réussi. Une lueur de fierté passa dans son regard et il montra son glowstick rouge récemment acquis d'un mouvement de la patte.

▬ J'ai finalement passé mon épreuve de glowstick. Ça ne m'emballait pas vraiment, je n'ai jamais été très religieux. Si j'y suis allé, c'était plus pour marquer la fin de cet entrainement.

Ainsi que d'autres choses qui tenaient du secret qu'il devait garder.

▬ Je fais maintenant partie du conseil Brethen avec d'autres loups... Je m'attendais vraiment pas à ça. Mais ça me fait vraiment super plaisir de voir qu'on me fait confiance. Je vais faire de mon mieux !

Il lui semblait avoir tout dit.

▬ Et toi ? Il s'est passé quoi chez les Séides ? Moi aussi je veux un résumé u_u

Ska la commère était en action.
En vérité, Lucien lui manquait. Il aurait aimé pouvoir le ramener chez les Brethens afin de vivre entouré de sa famille au grand complet. Hélas, il y avait de fortes chances pour que l'albinos préfère le confort que lui offrait son rôle d'archiviste Séide à la convivialité d'une petite meute ou tout le monde mettait la patte à la pâte -oui-. Et ça, c'était sans compter la confrontation avec les parents.

— [...]

Évidemment, Lucien connaissait Suète. L'archiviste avait dévoré chacun des ouvrages, déjà nombreux, traitant de sa vie rocambolesque. Il soupçonnait bien sûr certains évènements la concernant d'avoir été, sinon inventés, au moins romancés, comme c'était le cas pour la plupart des grands héros qui peuplaient les bouquins de la bibliothèque, mais savoir que son frère, son propre frère, avait été repéré par une telle guerrière et qu'elle s'était, parce qu'elle croyait en lui, chargée de son éducation en bonne et due forme, c'était assez incroyable. Mais Lucien savait son frère passablement incapable de mentir, et il se sentait immensément fier de lui. Il était devenu une montagne de muscles parce qu'une des meilleures guerrières du pays avait décelé en lui son potentiel, et il se retrouvait désormais à la tête d'un clan.

C'ÉTAIT SON FRÉROT A LUI ÇA.

Lucien tira encore de la carcasse du cerf une bouchée de viande, réfléchissant à ce qu'il pourrait bien dire à son frère. Lui avait l'impression que rien ne s'était passé dans sa vie depuis que Ska était parti. Lui avait lu des kilomètres de bouquins mais ne savait toujours pas chasser, pas se repérer, et était resté aussi dépendant à la meute que n'importe lequel des louveteaux qu'elle élevait, tout en n'identifiant pas en elle une famille. Il n'avait pas confiance en ses dirigeants - même si, partant de cet état de faits, il n'avait confiance en à peu près personne - ni en ses évolutions possibles, et se sentait tout petit à côté de son cadet. Il n'était pas jaloux ; il se sentait juste un peu minable.

— Beeen... Rien. J'ai lu des bouquins, plein de bouquins, et je sais toujours pas chasser.

— Beeen... Rien. J'ai lu des bouquins, plein de bouquins, et je sais toujours pas chasser.

Cette révélation ne plut pas vraiment à Ska, comme le prouva un léger froncement de sourcils.
Il n'avait jamais été très littéraire comme on a pu le souligner dans les post précédents et, dès qu'il fut en âge de comprendre comment le monde fonctionnait, Ska ne s'était pas gêné pour cataloguer les livres au rang de "branlette intellectuelle". Illettré, il n'avait donc aucune connaissance des secrets -peut-être pas si secrets que ça d'ailleurs- contenus par les ouvrages de la bibliothèque. Ce qui ne l'avait jamais particulièrement gêné, hormis peut-être le jour ou il avait du solliciter un archiviste afin qu'il l'aide à trouver, dans un livre, un prénom pour une petite louve rencontrée quelques heures plus tôt. Néanmoins, Ska respectait les intérêts de son frère. Si celui ci aimait lire, il n'y avait pas de raisons pour qu'il le lui reproche. D'ailleurs, Lucien ne le prendrait sûrement pas bien. Bref, ce n'était pas son problème.

Ce qui l'embêtait nettement plus, c'était cette incapacité qu'avait son frère d'attraper la moindre proie. Evidemment, il ne jugeait pas les performances de l'albinos mais, pour une raison totalement idiote, ce constat ne fit que renforcer ses inquiétudes. Il ne voulait pas que son frère manque de nourriture. Surtout avec la constitution fragile qu'il se coltinait. Ska soupira, la mine sérieuse.

▬ Lulu, je t'apporterai à manger dès que je le pourrai et autant de fois que ce sera possible. Mais ça m'embête, que tu saches pas chasser, il faut que tu apprennes. Je vais te montrer.

Son regard se perdit dans celui de son frère.

▬ Et puis j'aimerais bien que tu viennes avec moi chez les Brethens... Mais je sais aussi que tu le feras pas, par ce que la situation est moins avantageuse que chez les Séides.

Si seulement il acceptait, Ska s'en serait senti rassuré. Ainsi, il n'aurait plus besoin de se questionner tous les matins -et de demander des nouvelles à chaque personne croisée qui affirmait connaître l'albinos- sur l'état de santé de son frère. Mieux encore, il pourrait le gaver des pièces de viande les plus succulente à loisir et, de ce fait, être certain que Lucien ne se trouvait pas en sous-nutrition.

▬ Lulu, je t'apporterai à manger dès que je le pourrai et autant de fois que ce sera possible. Mais ça m'embête, que tu saches pas chasser, il faut que tu apprennes. Je vais te montrer.

Malgré tout, Lucien, il avait une fierté.
Se faire offrir à bouffer à l'occase pare que son frère était dans le coin avec ô merveilleux hasard une proie morte qui n'attendait que son estomac pour disparaître, c'était une aubaine. En revanche, être materné comme un louveteau, se voir montrer des gestes qu'il connaissait pour les avoir appris en même temps que tous les autres mômes du clan, mais qu'il était toujours parfaitement incapable d'exécuter parce qu'il était trop maladroit, trop voyant ou faisait preuve - et c'était certainement la composante qui pesait le plus lourd dans la balance - de trop de mauvaise volonté, c'était carrément humiliant. Même si c'était Ska qui se chargeait de l'éduquer, son bro à lui, incapable de juger qui que ce soit de quelle manière que ce fut. Surtout si c'était Ska, son frère qui lui avait réussi, son frère qui guidait un peuple, son frère qui le faisait se sentir un peu minable.
Un tout petit peu.

— Hé mec, t'inquiètes, je me laisse pas crever de faim non plus hein, j'suis pas un loupiot que t'as besoin de nourrir tous les jours ! Occupe-toi de ton clan, si j'ai survécu jusque là, je tiendrais bien encore quelques années o/

Même s'il savait que c'était peut-être risqué, le second degré, avec ce fraternel un peu bourrin et qui oubliait parfois de connecter ses neurones, il tentait. Avec un peu de chance, il saisirait que la plaisanterie sur sa courte durée de vie en était effectivement une ; bien qu'au fond, avec ce qu'il avait lu sur l'albinisme, le séide ne se faisait guère d'illusion quant à son espérance de vie effective : il était plus faible et plus vulnérable, et faisait clairement partie de ceux qui subiraient avec résignation la sélection naturelle.
Ce qui n'était pas si grave, au fond.
Il n'était pas quelqu'un d'important.
Ska avait toujours tendance de faire des montagnes de simples tas de sable.

▬ Et puis j'aimerais bien que tu viennes avec moi chez les Brethens... Mais je sais aussi que tu le feras pas, par ce que la situation est moins avantageuse que chez les Séides.

Lucien ne put s'empêcher de pousser un soupir.
Tout était si simple, dans l'esprit de Ska ; il pouvait tout avoir, tout ce qu'il voulait, pour peu qu'il prenne la peine de le demander gentiment. Il s'imaginait que le monde était une chose malléable et souple, qui n'attendait que d'être modelé. Il s'imaginait que lui pouvait abandonner son confort pour le suivre dans sa steppe battue par les vents, dans son repère d'entraide et d'amitié et bonne intelligence. Des fois, il aurait aimé pouvoir croire en cette bonté inhérente à leur espèce, avec optimisme et abnégation, et la certitude que s'il était armé de bonnes intentions, il pouvait changer les choses.

— Mais Ska... Je suis en sécurité chez les Séides. C'est eux qui m'ont élevé et je m'y sens chez moi. J'ai pas envie de partir et je suis pas très courageux, tu le sais bien...

L'albinos marqua une pause, un peu gêné d'opposer coup sur coup deux refus à son frère.

— T'inquiètes, la bibli' est en terre Brethen, on va se voir souvent quand même