Promesse d'un fantôme · Aendil, Suète, Eandir

Aendil se sentait étrangement bien.
Ce n'était pas une histoire de satisfaction après une proie attrapée ou toute autre bonne action faite. Ni même ce vague bonheur que l'on ressentait parfois lorsque la journée commençait comme on l'avait espéré. Il se sentait bien, vraiment bien, comme si quelque chose lui avait été rendu aujourd'hui.
C'était pourtant une journée banale. Il s'était levé de bonne heure, comme il en avait repris l'habitude depuis qu'il avait retrouvé son œil gauche, pour aller chasser dans les environs. Son choix s'était porté sur le palais et ses jardins ou il s'adonnait à son activité favorite, ayant même eu la chance d'attraper un beau lapin, jusqu'à ce que la grêle le surprenne et l'oblige à rentrer pour se mettre à l'abri. Son système immunitaire se barrant légèrement en sucette depuis l'intervention de Ska sur son oeil, il était inutile de prendre le risque de choper la crève en restant dehors.

Ne trouvant rien de mieux à faire, il déambula tranquillement dans les longs couleurs du Palais et admirait les sculptures et autres décorations qui les ornaient. Malgré le mauvais temps et sa partie de chasse abrégée, il semblait que rien ne puisse atteindre son moral. Il vérifia son glowstick qui ne brillait pas particulièrement, preuve qu'il ne s'était pas injecté la moindre dose de bonheur artificiel. C'était seulement une excellente journée.

─ Aendil !

Un long frisson courut le long de son échine. Il connaissait cette voix, aussi faible soit-elle. Il connaissait encore mieux son propriétaire, pour avoir grandi dans le même ventre que lui, pour s'être battu à ses côtés pendant des années, pour s'être disputé avec aussi, parfois. Mais ce loup, il l'avait trouvé inerte des années plus tôt. Il se souvenait encore très bien de son corps glacé et raide, de sa toute petite fille blottie contre lui, de ses propres larmes lorsqu'il avait du mettre son corps en terre, de ce lien qui s'était rompu, de ce vide qui s'était créé en lui.
Vide qui venait d'être comblé par le simple son de cette voix.

Sans même y penser, il fit volte face vers son frère. Sa mâchoire trembla, ses pattes aussi mais il resta debout.
Eandir était là, faible mais vivant.
Il était vivant.

Aendil lâcha sa proie.
Ses pattes s'étendirent sous son corps sans même qu'il n'ait à leur en donner l'odre. Il courrait, c'était tout, le regard vers l'avant, vers ce frère qui lui avait manqué. Un seul son sortit de sa gueule entrouverte. Un cri, puissant, rauque qui trahissait toutes les émotions qu'il pouvait ressentir à présent.

▬ EANDIR !

Il oublia tout ce qui avait pu les opposer. L'abandon des gamins, l'oeil crevé, les sermons, la dispute, la tentative d'étranglement et la jalousie. Il ne restait que les souvenirs heureux, ceux ou, avec Suète, ils se dressaient fièrement sur leur dolmen comme si rien ne pourrait jamais les vaincre. Ce qui était le cas.
Ils s'était battus. Ils avaient perdu. Ils avaient soufferts. Ils s'étaient déchirés. La mort les avait même séparés.
Mais, au dessus de ça, il s'étaient relevés.

D'un saut, il combla la distance qui le séparait encore de son frère qu'il entraîna au sol avec lui. Au diable l'honneur et la bonne tenue. Il n'avait, là, plus rien du visage fier qu'il avait toujours voulu montrer. Si il avait pu, il aurait embrassé la terre entière tant il était heureux.

▬ Rebienvenue chez les vivants, Eandirounet.

Il y avait, quelque part, ce sentiment que quelque chose clochait.
Par forcément un aspect négatif de l'existence ; juste un aspect anormal, un aspect qui n'aurait jamais dû transparaître. Juste une distorsion dans la trame immuable de l'espace et du temps - dans la mesure où la théorie de la relativité absolue n'existe pas sur PW, de toute façon Suète n'y aurait jamais cru - que la louve semblait percevoir, comme par un sixième sens, comme à cause d'un odorat canin tellement aiguisé qu'elle en était capable de prédire un évènement tellement improbable qu'il lui laissait, au réveil, une étrange sensation dans le coin de la gueule.

Et comme à chaque fois qu'elle était perturbée - et parce que le hasard qui n'en est jamais un du RP l'exige, Suète se rendit au Palais. D'ordinaire, la louve consacrait ses matinées d'hiver - puisqu'il était revenu, le vrai, le sain, pas l'étrange et divin hiver sans justification - à courir la campagne, mais là, elle était résolue à passer la matinée entre les murs de pierre noble et de marbre, dans cet édifice inexplicable et mystérieux qu'elle était très fière - et ce depuis toujours - de voir appartenir au territoire de son peuple.

Ses pattes foulaient donc le sol lisse et froid de la bâtisse qui s'élevait au milieu de la plaine déserte. Une flopée de souvenirs relatifs à sa dernière visite dans le coin l'assaillirent, posant sur leur passage un sourire au coin de ses lèvres. Si ça n'avait pas été particulièrement amusant sur le coup, la remémoration de cette rencontre-ci avec Daniel avait, en sa vertu de souvenir, la capacité assez merveilleuse de la dérider à coup sur. Le rocambolesque de la scène, l'oxymore du Solitaire sans foi ni loi complètement torché au milieu de ce lieu de pureté, ça avait tout de même salement de la gueule.

Cependant, il semblait qu'elle n'était pas seule ici. Deux odeurs familières parvinrent à ses narines. L'une, familière et présente, d'un individu qu'elle croisait tous les jours depuis des années et une autre, au moins aussi familière mais autrement plus incongrue. Si Aendil faisait ce qu'il voulait et que sa présence ici n'était pas franchement étonnante, celle d'Eandir détonnait nettement plus, dans la mesure où il était passablement mort depuis près de deux ans. Son esprit lui jouait certainement un tour, où alors la grande louve rêvait, et ne manquerait pas de se réveiller. Sauf que tout avait l'air irrémédiablement réel. Les sourcils froncés et le nez au vent, l'Éclaireuse suivit la trace olfactive.

Tout était particulièrement étrange, et cette faille, cette erreur dans la matrice se précisait. Dans une salle comme sans mille autres salle, parée de dorures et de fresques peintes, éclairée par des vitraux digne des plus grandes cathédrale - si elle ne savait pas non plus ce que c'était, le Palais lui donnait une assez bonne représentation d'une cathédrale - et couverte par un plafond si haut que le dragon qu'elle avait vaincu des années auparavant aurait pu s'y tenir dressé sans l'effleurer, il y avait Aendil. Mêlé à lui dans une étreinte fraternelle, fidèle à lui-même, si semblable et si différent de son parent se trouvait Eandir. Vivant, bien que la mine fatiguée et un peu malade. Vivant alors qu'elle l'avait vu inerte et couvert de sang. Vivant alors qu'elle avait crié, hurlé, pleuré avec Aendil et Taormine quand elle avait pris conscience de son impuissance face à cette carcasse sans vie. Vivant alors qu'elle avait partagé le silence et les larmes, la tête inclinée sur sa tombe en un ultime hommage à celui qui avait été son frère et son allier.
Vivant alors qu'il avait été mort.

Si elle resta, en silence, immobile en faut des marches au bas desquelles s'étendait cette salle immense, la guerrière finit bientôt par les dévaler, galopant à la rencontre de ce mort-vivant, de ce loup qui avait vu l'autre côté du miroir, de celui qu'elle n'avait pas pu protéger alors qu'elle en avait fait le serment. Elle se sentait folle de joie et de tristesse, de soulagement et de culpabilité alors qu'elle se rapprochait de son ami, de ses amis, de ce Conseil qui appartenait au passé, ce Conseil qui n'était plus qu'un souvenir, ce Conseil qui était mort avec Eandir, deux ans plus tôt.

— Eandir... Je suis tellement désolée...

Aendil ne réfléchissait plus.
Il s'abandonnait complètement à cette étreinte fraternelle, oubliait la fatigue et tout ce qui aurait pu gâcher cet instant ou il perdait son museau dans la fourrure soyeuse de son jumeau, le corps secoué par un rire qu'il ne contrôlait pas. Seule l'arrivée de Suète lui fit remettre les pattes sur terre et il frissonna lorsqu'elle s'excusa auprès de son frère. Pour avoir été impuissants à le protéger, ils étaient tous les deux coupables.

─ Mince, regardez-nous... Que sommes-nous devenus ? lâcha t-il, immensément triste. Ces cicatrices... comment ? Ce regard accablé, pourquoi ? Il se regarda. Et ce retour, comment ?

Le loup clair sourit à son jumeau. Il était vrai qu'ils n'étaient pas dans leur meilleure forme, Suète fatiguée par de longs mois à guider la meute seule, lui et son visage ravagé par un coup de griffe et Eandir visiblement épuisé. Mais ce n'était pas grave puisque, comme son frère venait de le préciser, ils étaient ensemble. La vie avait beau ne pas avoir été des plus tendres avec eux, elle leur avait néanmoins laissé la chance de se retrouver. Tant qu'ils tiendraient debout, tout irait bien.
Il posa l'une de ses pattes avant sur les cicatrices qui barraient son œil droit.

▬ Ça n'a pas été facile tous les jours mais on est debout et bien contents de ton retour. C'est un miracle.

Contents, le mot était bien faible. Cela faisait des années qu'il ne s'était pas senti si heureux. Était-ce un revirement de situation définitif ou une journée ensoleillée avant le retour des nuages gris ? Il préférait ne pas savoir.
Il ébouriffa affectueusement les cheveux de son frère et se releva pour s'asseoir. Un bon nombre d’événements s'étaient passés durant son absence et il se devait de remettre Eandir à la page. Surtout pour ce qui était de sa fille. Il se trouva soudainement très tendu à cette idée : Comment lui dire que lorsqu'il l'avait trouvé mort, seule l'un de ses gamins avait survécu. Eandir était attaché à la famille. Bien plus que lui, ce qui n'était pas bien difficile vu la façon dont il avait élevé Kaméo et comment les deux premiers largués chez les Séides quelques heures après leur naissance. Son frère, lui, méritait ce bonheur qu'on lui volait, il méritait de vivre heureux et entouré d'enfants avec la plus jolie des compagnes.

▬ Eandir... Je suis désolé... Quand on a retrouvé ton corps sans vie... Je n'ai retrouvé qu'un seul des enfants Eandir. Une petite louve qui pleurait contre toi... Je suis tellement désolé. J'ai cherché les autres, mais c'était trop tard.

Depuis ce jour maudit, il n'avait pas cessé de s'imaginer ce qu'il se serait passé si il avait écouté ce mauvais pressentiment plus tôt, si il avait couru pour rejoindre son frère mourant... Peut-être serait-il parvenu à le sauver, et les gamins aussi.

▬ La petite est au camp, elle va bien. Taormine et moi l'avons élevée.

Il devait au moins ça à son frère, vu ce qu'il avait fait pour Lucien et Ska.

Eandir ne semblait pas comprendre pourquoi elle s'excusait.
Ce qui n'était guère étonnant, en soi : Eandir était un être fondamentalement gentil et bon, au service des autres tout en restant un peu en retrait. C'était pour cela qu'il ne les avait pas prévenus, qu'il avait des mômes, qu'il avait à les protéger. C'était pour cela qu'ils s'étaient, eux, laissés déborder par la meute alors que lui courait un grave danger. C'était pour cela qu'ils ne s'étaient aperçus de rien, ayant à peine remarqué l'absence de ce compagnon silencieux et discret autant qu'ils étaient, l'un comme l'autre, exubérants et imposants. C'était pour cela qu'ils étaient arrivés trop tard, et n'avaient pu que constater les faits, sur la carcasse encore chaude de leur ami et frère.

Jamais elle ne s'en était autant voulu.

Mais voilà qu'il reparaissait, vivant et respirant quoiqu'affaibli. C'était tellement irréaliste et incroyable de le voir se mouvoir ainsi, de sentir entre eux son odeur et sa chaleur, d'entendre à nouveau sa voix. D'où venait-il ? Qu'avait-il traversé pour venir les rejoindre ? Était-ce un cadeau cynique que les dieux leur faisaient, en leur envoyant, à la mort du Conseil d'origine, le chaînon manquant ? C'était ironique. Cependant, Suète se sentait heureuse, profondément heureuse de pouvoir dire à son ami tout ce qu'elle avait chuchoté à son cadavre, de le serrer contre-elle une fois de plus, de lui dire qu'il était son frère, son ami, son allié.

— Je suis désolée de n'avoir rien fait pour te sauver. Je suis tellement heureuse de te revoir, mon ami...

Et ce qu'ils étaient devenus ?
Aendil et elle avaient vieilli, comme deux falaises se dressant contre vents et marées, à la merci des éléments. Leurs corps se fatiguaient, leurs esprits se lassaient, fatigués par les combats physiques et les joutes mentales contre les démons du monde extérieur et les revenants de leur esprit, comme les erreurs passées qui restaient présentes, leur collant aux basques et à la tête, comme une couronne d'aubépine qu'ils se trouveraient certainement obligés de porter jusqu'à la croix. Le temps et leurs conneries avaient commis sur eux les pires ravages, les pires horreurs et ils en souffraient.

Mais ils étaient debout, debout ici, debout les uns contre les autres comme au premier jour, usés et abîmés, mais debout. La flamme avait faibli mais elle était toujours là, les rassemblant malgré leurs différends et leurs querelles, les maintenant soudés par ce lien si fin mais si solide qui les avait poussés, un jour, à se dresser contre Raw et contre l'injustice, lien qui avait été mille fois malmené depuis mais qui, à travers le temps, persistait, se débattait comme un beau diable et s'évertuait à exister envers et contre tous.

Parce que ces deux-là, ces deux crétins-là, Suète les aimait.

— On a souffert, Eandir. De ta perte, d'une guerre, de la mort d'un dieu, mais on est là. On est toujours là. Et toi, tu es vivant... Par quel miracle... ?

▬ Je n'avais rien dit.

Mais ils auraient du le deviner.
Depuis des années, Aendil savait que le désir le plus cher de son frère était celui d'avoir des enfants, mais au lieu de l'avoir soutenu, au lieu de lui avoir dit qu'il finirait bien par trouver le grand amour -Eandir était la gentillesse incarnée et l'idéal masculin de bien des femelles- il l'avait ignoré, trop omnibulé par ses propres problèmes et la rancoeur qu'il ressentait à son égard à l'époque. C'était pathétique.
Et maintenant ? Au milieu de ce bonheur nouveau, restait une part d'ombre : Ils ne savait toujours pas ce qu'il s'était passé. Si Eandir s'était bel et bien amouraché d'une louve -c'était tout le mal qu'il lui souhaitait, vu son côté fleur bleue- au point d'avoir une portée avec elle. Car, c'était certain, ces petits n'étaient pas arrivés là par miracle. Il y avait forcément une maman quelque part. Mais qui était-elle ? Était-elle, tout simplement, encore en vie ? Si c'était le cas, pourquoi n'était-elle pas venue réclamer sa fille ?

Il allait poser toutes ses questions lorsqu'il découvrit la mine fatiguée et émue de son jumeau. L'instant était aux retrouvailles, les questions viendraient plus tard. Inutile de briser ce revenant en lui mettant sur les épaules le poids d'un passé certainement sombre. Au moins, juste le temps de le laisser reprendre des forces et se remettre de ses émotions.

─ Peut-être... J'ai pensé, avant de m'en aller, que j'aurais voulu vous revoir. Vous revoir heureux, au moins une fois.

Oh Eandir...
Il se sentit soudainement coupable des récents évènements, des tensions passées. Son frère ne souhaitait qu'une chose, les voir tous heureux et lui ne faisait rien d'autre que se braquer pour un rien et de bouder dès lors que quelque chose touchait son précieux petit ego mal placé. Devant ce frère auréolé de lumière, ce frère fondamentalement bon, il se sentait comme le plus ingrat, le plus mauvais des loups. Ou presque, il devait bien avoir pire que lui quelque part dans ces contrées.

─ C'est sûrement ça. C'était pour qu'on se retrouve. J'en suis certain.

Aendil enfouit son museau dans la fourrure épaisse du cou de son jumeau et lorsqu'il se retira, ses yeux étaient étrangement brillants et sa voix un peu tremblante. Il ne pouvait que se sentir ému devant ce frère enfin retrouvé.

▬ Rentrons à la maison, mon frère. Tu sembles fatigué.

Il se plaça à son côté afin de le soutenir pour leur première marche ensemble depuis bien des années.

▬ Allons y, mes amis.

— Je n'avais rien dit.

Comme s'il avait jamais eu besoin de parler.
Comme si, tous les trois, ils avaient jamais eu besoin de formuler des mots sous forme de phrases construites. Ils étaient frères, soudés, indivisibles, comme un seul esprit séparé par la chair mais néanmoins liés par quelque chose qui les dépassaient tous les trois. Dans les premières années, ils n'avaient eu besoin de mots pour se comprendre. Suète revoyait, comme si c'était hier, le jour de la rébellion. Elle se revoyait prendre la parole, osant pour la première fois s'exprimer face à un clan. Si bon nombres des loups présents à ce moment estimaient que la révolte était de son fait, de son initiative, et si depuis elle restait l'emblème de cette insoumission qui avait enfanté les Brethen, Suète savait, au fond d'elle, qu'elle n'avait osé l'ouvrir, osé élever sa voix que parce qu'elle avait la certitude que les jumeaux la suivraient. Ils lui avaient donné l'inspiration, la force et le courage de changer leur destin à tous alors même qu'ils ne s'étaient pas concertés.

Et hier, cette unité c'était brisés.
Ils avaient été divisés par sa faute, par leur faute à Aendil et à elle ; elle avait été aveuglée par la rancœur et la colère, autant que l'amour qu'elle portait au borgne. En cela, elle, ils s'étaient écartés d'Eandir, laissant leurs histoires vaines et stériles polluer la relation saine et positive qu'ils entretenaient auparavant. C'était sa faute si elle n'avait pas su comprendre, pas su lire dans ces yeux qu'elle ne regardait plus le bonheur et l'angoisse de son Frère par le cœur, à défaut d'être uni à lui par le sang. C'était sa faute si elle était arrivée trop tard, si elle n'avait pu que constater et hurler son impuissance au blizzard qui se levait.

Jamais plus elle ne laisserait Eandir partir.
Fut-ce au prix de sa vie.

Le serment silencieux raisonna en elle alors qu'Aendil plongeait son museau dans l'encolure de son frère. Silencieusement, comprenant tacitement que cet instant hors du temps ne saurait durer, la guerrière s'unit à cette étreinte fraternelle, faisant fi de tous ses reproches à l'égard d'Aendil, l'espace d'une seconde. Elle jouissait de cette odeur retrouvée, cette odeur qu'elle grava dans sa mémoire, cette odeur qu'elle avait cru ne jamais pouvoir renifler de nouveau, la tête inclinée vers le sol qui recouvrait la dépouille de son ami, les narines emplies d'une fragrance d'humus et de terre. Elle jouissait de la sensation de ce poil souple et lisse contre sa joue, de la proximité d'Aendil aussi. La louve savait que lorsqu'ils franchiraient les portes du Palais, lorsqu'ils se sépareraient, la féérie de cet instant s'évaporerait en même temps que tomberaient sur leurs épaules les soucis oubliés le temps des retrouvailles. Les rancœurs, les tristesses, leurs corps vieillissants et toutes ces années passées, certainement plus nombreuses que celles à venir.

— Rentrons à la maison, mon frère. Tu sembles fatigué.

C'était terminé.
Aendil sonnait ainsi le glas de ce silence réconfortant et rassurant, de ce silence qui les ramenaient aux premières et plus belles années de Brethens. Il s'écarta de son frère. Suète fis de même.

— Allons y, mes amis.

Ils se placèrent chacun d'un côté d'Eandir, comme deux parapets empêchant leur frère de tomber encore. De ce geste familier et tacite, ils se dirigeaient vers la porte, vers leurs obligations, vers le blizzard au dehors qui singeait si bien le blizzard métaphorique de leurs existences. Le vieux Conseil branlant et trébuchant, grinçant sur ses os et geignant de ses muscles usés, couturé de cicatrices marquant la peau et l'esprit s'apprêtant à affronter, à trois et de front, la violence des éléments.
Qu'importait, pour l'heure.
A trois, ils n'avaient pas peur.