Brousse, brousse, j'aime la brousse \ Bonbon

Sans qu'il sache réellement pourquoi, la gravure l'avait subjugué.
L'animal semblait puissant et fort, avec sa peau parcheminée et ses pattes lourdes ; il l'imaginait sage et tranquille, posant son regard intelligent sur un monde qu'il dominait, du haut des arbres qu'il surplombait. Un animal sans obstacle, sans prédateurs, un animal qui n'avait pas de peurs ni d'ennemis, un animal indiciblement majestueux. Il lui faisait penser à un livre vivant, un livre séculaire qui écrivait son histoire à chaque pas lourd qui ponctuait sa trajectoire, un livre aux pages de papier lisses et à la couverture ridée et grise, à la reliure d'ivoire. Après avoir passé des heures à le chercher dans tous les recueils de la bibliothèques, après avoir retourné tous les écrits documentaires dans l'espoir de tomber, à un moment ou un autre, sur un indice susceptible de le mettre sur la trace de l'animal, Lucien était parti à la chasse à l'éléphant.

C'était évidemment une façon de parler ; d'une part il était trop maigrichon et faiblard pour jamais espérer pouvoir ne serait-ce qu'effleurer l'animal, et même avec un escadron de chasseurs valeureux, il se serait opposé à l'abattage d'une bête aussi parfaite que ce mastodonte. Non, ce que lui désirait en se rendant dans la savane, c'était d'en voir un, un vrai, un bien vivant, de le voir se déplacer et remuer ses vastes oreilles, attraper les feuilles des arbres avec sa trompe. Et pour une fois dans son existence, pour une fois qu'il savait où il voulait aller, il avait réussi à vaincre son sens de l'orientation désastreux pour parvenir à ses fins, à savoir, la savane.

Jamais il n'avait vu de lieu aussi étrange : uniformément sec et ocre, peuplé d'antilopes et de poneys à rayures, d'oiseaux à longues pattes et de chèvres à grands cous, on se serait cru dans un conte de fée. Mais à l'horizon, point de rocher qui se déplace, point de tremblement de terre indiquant la venue de cette bête étrange qu'il n'avait jamais vue que couchée dans les pages d'un ouvrage naturaliste.

L'albinos était en passe de se désespérer lorsqu'un vagissement hors du commun résonna à travers la brousse.

Derrière lui.

Horrifié, Lucien se retourna, pour se retrouver face à face avec un gigantesque éléphant.

Bonbon s'était réveillé le ventre vide, gargouillant plus qu'un rugissement d'un lion. Ce qui étonna pas ses frères et soeur vu qu'il dévorait tout sur son passage avant l'arrivée des autres louveteaux pour l'heure du repas. Et il était assez difficile de pouvoir dégager Bonbon quand il mangeait car déjà, il était plus grand que les autres de sa portée mais son poids était bien plus que le double. Le gamin avait pour habitude de rouler pour se servir en premier chez les maternelles, chose que ses parents ne pouvaient pas faire étant du même sexe. Il se réveillait une heure à deux heures plus tôt afin de réussir à ramper jusqu'à sa nourriture. La fontaine de Jouvence pour lui.

Quand il eut peine fini de se nourrir, voilà une bande de gamins qui arriva et se plaignirent en voyant Bonbon qui s'était couché sur le dos en train de diriger. Il avait une forte rapidité pour se nourrir que même si il mangeait en même temps que sa famille, il dévorait le triple qu'avant ses parents finissent.

Paprika avait trouvé quelque chose pour le dégourdir. Vu son obésité de louveteau, elle l'avait traîné en haut d'une pente en lui disant qu'il pourra trouver de la délicieuse nourriture. La marche a dû durer deux heures environ, tellement que Bonbon était énorme. Et que dire de la longue trainée derrière lui faite par son ventre? Lui qui touchait déjà le sol. Malheureusement, Bonbon ne trouva rien, rien que le paysage de Punk Wolf. Il se mit à pleurer, pleurer.

CH'AI PAS DROLE! GEFAIM! Chiala le môme qui s'écrasa par terre.

Enfin, du peu qu'il pouvait. Paprika l'ignora et le poussa de la plaine. Ce qui fit hurler Bonbon de plus en plus fort en même temps qu'il roulait-boulé à l'autre bout du monde. De la terre s'accrocha à son pelage et sa mâchoire vint claquer plusieurs fois chaque fois que sa tête touchait le sol. C'était une "boule de neige" qui risquait de faire une avalanche.

Sa course s'arrêta plus loin. Trop loin même. Bien plus loin que la pente où il se trouvait. La tête de Bonbon tournait dans tout les sens qu'il faillit vomir. Mais se retint car il voulait pas gâcher la nourriture. Titibuant, il eut du mal à reconnaître où il était et rouler encore un peu sur le sol en gémissant de sa folle descente. Il vit flou quelque chose, ou quelqu'un. Tout ce qu'il put dire.

Faim... Manger...

Se releva et s'éclata à nouveau sur le sol. Paprika allait regretter ce geste car il allait devoir rentrer chez lui, ce qui veut dire marcher. Et marcher veut dire effort. Et Bonbon déteste faire effort.

Il était peu probable que l'éléphant l'ait vu, en réalité. L'animal, isolé, semblait vouloir rejoindre ses semblables, que Lucien entendait maintenant, à quelques centaines de mètres de là. Le problème, c'était qu'il le faisait au pas de course, chacun de ses pas gigantesques faisant trembler la terre sur son passage. Le mastodonte faisait fi des obstacles, écrasant les petits arbres sur son chemin plutôt que de prendre la peine de les contourner. A y regarder de plus près, il n'était pas si grand que ça, probablement un jeune qui s'était retrouvé écarté du groupe sans réelle raison ; cependant, même en cette qualité d'adolescent, la bête représentait un danger conséquent.

De toutes les considérations du paragraphe précédent, la seule dont Lucien eut le temps de tenir compte fut la dernière.
Il était en danger.
Il n'eut pas le temps de faire un mouvement que l'animal, excité comme une puce de plusieurs tonnes, était sur lui. Par un réflexe sorti de nulle part, l'archiviste se concentra et des tiges végétales, larges comme des troncs d'arbres et armées d'épines acérées, jaillirent de la terre, séparant l'éléphant du séide. L'animal percuta de plein fouet le mur de ronces, poussant un barrissement de douleur et de surprise. Stoppé net dans sa course, il fit un bond en arrière, mettant quelques secondes à comprendre qu'un bosquet de ronce était apparu là où il n'y avait autrefois qu'une steppe et qu'il ne pouvait passer au travers. Changeant de trajectoire, l'animal dévia de sa route, opérant un contournement de Lucien et de sa barrière végétale avant de rejoindre les siens un peu plus loin.

— Faim... Manger...

Alors que les ronces se dessicaient et tombaient en poussière, Lucien se retourna. A ses pieds, à l'endroit précis où rien ne se trouvait avant, était apparu un louveteau. Le petit - tout était relatif, le mioche semblait obèse - avait dû se frayer un chemin jusqu'à lui alors qu'il était aux prises avec l'éléphant ; toujours était-il que la bestiole se retrouvait là où elle n'avait rien à faire - à savoir, dans un endroit dangereux rempli de bêtes sauvages alors qu'il était à peine capable de se défendre - et qu'il l'avait probablement sur les bras. Et ça, quand on s'appelait Lucien, qu'on galérait à garder sa propre carcasse en vie et qu'on était très mauvais chasseur, ça constituait un problème.

Parce qu'il n'était pas très courageux - même s'il venait probablement de lui sauver la vie - Lucien commença à s'éloigner, lentement, en espérant que le mioche ne le voie pas.

— 'Ai faim... T'pas du lait?

Merde, merde, merde.
Apparemment, il était repéré. A y réfléchir, ç'avait été stupide de sa part de croire qu'il eût pu en être autrement ; comment un animal maladroit et haut sur pattes, au pelage éclatant de blancheur décoré de tatouages qui, à défaut d'être de bon goût, le rendait aussi discret que l'éléphant qui venait de manquer de l'écrabouiller, pouvait-il passer inaperçu dans cet univers d'ocre et de feu ? Persévérant cependant dans sa connerie, Lucien tenta quelques pas pour s'éloigner encore du môme obèse, espérant que ce dernier croie à un mirage où à une hallucination. Sauf que le gamin l'avait bien vu, lui, et s'égosillait désormais dans sa direction, au risque d'alerter tous les grands fauves du coin qui ne manqueraient pas de leur tomber sur le poil.
Lucien ferma les yeux.

— MAIS ! Tu m'aimes pas hein ? C'parce que j'suis gros, c'est ça, c'est ça ? Veux rentrer à l'maison ! Et manger pour me consoler ! T'méchant-euuuh!

L'albinos couvrit au pas de course les quelques mètres qui le séparaient du petit bleu, plus mû par sa crainte du danger que représentaient les cris du morveux que par son altruisme, par ailleurs quasiment inexistant. Un instant, il regarda le vermisseau s'agiter comme un poisson hors de son bocal dans la poussière ; c'était presque incroyable qu'un être aussi inoffensif puisse se montrer, à son insu, aussi dangereux : il lui rappelait, en cela, lui-même à son âge. En beaucoup plus gros. Ce fut une seconde série de hurlements déchirants qui tirèrent l'archiviste de son court flash-back et le motivèrent à clouer le bec du gamin en coinçant sa gueule entre le sol et sa patte.

— Mais ferme-la, crétin, tu vas te faire bouffer si tu continues à geindre.

Le grand séide en profita pour fixer le jeûnot de ses yeux carmin, s'efforçant de paraître le plus effrayant et convainquant possible pour le motiver à la boucler. Cette tactique de sioux avait fait des miracles : elle parvenait bien souvent à éclipser, dans l'esprit de ses interlocuteurs, sa carrure de cure-dents et son incapacité totale à se défendre. Quand il jugea que son influence avait été efficace, il relâcha le microbe et emprunta ce ton autoritaire et calme qu'ont les grands décideurs. Parce qu'il était le chef, d'abord.

— On va rentrer à la maison, OK. Mais si tu l'ouvres, je te balance en pâture aux hyènes.

Quel talent.
Quel artiste.
Il y aurait cru lui-même.