Bring me to life | Hikotsu

Without a soul
My spirit's sleeping somewhere cold...
Until you find it there,
And lead it
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Comme beaucoup d'autres avant lui, comme beaucoup après lui sans doute, Roy était venu égarer ses pas dans les montagnes. Lui aussi y avait beaucoup de souvenirs. Ils n'étaient pas tous des plus joyeux, mais cette terre avait été une sorte d'épicentre de tous les événements de son existence. Maintenant que celle-ci semblait l'avoir martelé de coups jusqu'au bout, il ne se voyait pas ne pas y revenir. Il avait toujours aimé les montagnes. Leur froideur, leur hostilité, la solitude fraîche et silencieuse qu'elles procuraient. Il y avait souvent croisé les pas d'autres loups, mais sans jamais que leur présence ne brise le souvenir des instants qu'il avait eu juste pour lui. Parfois, il se disait que si sa destinée avait été autre, il aurait pu être un loup sympathique et chaleureux. Enfin, en tout cas bien plus que ce qu'il était devenu. Il ne savait même plus s'il éprouvait la moindre empathie pour quoi que ce soit à l'heure actuelle. Il se rendait compte qu'il avait presque naïvement - comment était-ce encore possible ? - cru que quelque-chose se dessinerait entre Tatsu et lui, que les épreuves qu'ils avaient traversées avaient dessiné entre eux un lien des plus particuliers, et qui lui convenait si bien. Il avait eu comme une sorte... d'espoir, oui. Lui qui ne se pensait plus capable d'attendre quoi que ce soit de la vie avait vu quelque-chose se dessiner inconsciemment.
Et suivant ses bonnes vieilles habitudes, l'existence avait décidé qu'un beau jour il était temps de lui arracher. Tatsu avait disparu. Il l'avait vu quitter le lieu de la bataille alors que débutait la cacophonie d'une pseudo organisation. Il l'avait laissée partir, supposant qu'elle avait besoin de solitude pour un moment. Après tout, ils avaient été détrônés sans autre forme de procès par les dieux, et il avait toutes les raisons de penser qu'elle ne pouvait pas le prendre positivement. Mais apparemment, il avait sous-estimé son besoin de solitude, un peu moins éphémère que ce qu'il avait supposé.

Le temps était maussade. A croire que la météo de son esprit avait déteint sur le monde extérieur. Des nuages bas enveloppaient les plus hauts sommets et laissaient présager une nuit pluvieuse et un automne se rapprochant de plus en plus. Le mâle blanc n'était pas monté bien haut, et n'avait pas non plus cherché à retrouver le Creux aux Loups effondré. Les sentiers de ces nouvelles montagnes ne lui étaient pas familiers, mais peu lui importait. Il avait grimpé jusqu'à un petit plateau d'où il voyait l'étendue noyée de nuages qui s'étendait devant lui. Une terre au visage changé, et qui n'était plus la sienne. Il redeviendrait invisible, lui aussi noyé dans la masse comme chaque nuage l'était dans le brouillard. Son regard demeura fixe derrière ses lourdes mèches blanches. La tresse qui les attachait était négligée, mais il ne tarderait plus à la rattacher serrée pour reprendre son travail avec sérieux. S'il n'était doué que pour cela, après tout, autant s'y plonger véritablement.
Peut-être pourrait-il prendre un nouvel apprenti pour lui transmettre son savoir, après tout. Participer un peu plus activement à l'évolution de la meute histoire qu'on ne le remarque pas trop négativement. Les loups n'oublieraient sans doute pas qui il avait été - quoique, au moment où ses pensées atteignaient cette certitude il se mit à douter - mais n'oublieraient pas non plus qu'il ne l'était plus.

Il accrocha son regard aux couleurs floues de l'un des territoires à peine distinguable à travers les nuages. Une bourrasque fraîche ébouriffa son pelage, lui arracha un frisson. Son horizon devait-il être aussi vide que ne l'étaient ses sentiments, et que l'était cette étendue vide de lumière devant lui ?
Une partie de son être s'y était depuis longtemps résignée.

Il ne sut trop si c'était à cause d'un vent contraire ou des pensées qui l'avaient distrait de la réalité, mais il ne l'entendit pas arriver. Sa voix arracha un frémissement de surprise aux oreilles du mâle blanc, mais il ne tourna pas tout de suite la tête. Le mouvement l'avait sans nul déjà doute trahi, mais il eut comme une hésitation. Il était à la fois surpris et peu étonné que les pas d'Hikotsu aient croisé les siens. Cela sonnait comme une sorte de hasard, mais elle était devenue comme une ombre - sans aucun sens péjoratif pour une fois - dans son existence depuis un bon moment déjà. Son ombre à lui. Durant son règne sur feu la meute Séide, elle avait été très souvent présente à ses côtés. Il n'avait jamais regretté d'avoir fait d'elle une membre de leur clan. Elle avait été une guerrière loyale et un soutien précieux, même s'il avait du mal à se le figurer. Si on lui avait demandé de définir la nature de leur relation, il n'aurait sans doute pas su quoi répondre. Il n'était pas certain de saisir ce que signifiait le terme "ami", et si l'importance que la blanche avait prise petit à petit dans son existence faisait d'elle l'une de ces connaissances qui évoluent en quelque-chose de supposé plus complice. Il fallait bien avouer que lui n'était sans doute pas le meilleur ami du monde.
Mais un détail troublant avait petit à petit fait surface. Malgré sa présence sommes toute plutôt discrète, la louve blanche avait su se dénoter du reste de ses congénères par la justesse des moments qu'elle choisissait pour apparaître. A chaque fois qu'il s'était retrouvé dans une situation qui l'avait heurté - aussi insensible qu'il ait pu paraître alors - elle avait su se montrer près de lui. Lorsqu'Everbloom avait fait de sa jeunesse un épuisement. Lorsque sa soeur était morte. Lorsque la meute Séide s'était scindée sous la rébellion de Paprika. Et aujourd'hui alors que Tatsu était partie et que Romance n'était plus, elle apparaissait de nouveau près de lui.
C'était presque fascinant, à bien y réfléchir.

Il tourna la tête vers elle, vers sa silhouette qui se tenait un peu en retrait. Il ne l’avait pas félicitée – ou remerciée – pour tout ce qu’elle avait fait pour leur ancienne meute durant les événements qui avaient secoué le continent. Il ne savait pas quels mots trouver exactement, d’autant qu’il n’était pas certain de comprendre ce qu’il lisait dans son regard au moment où il le croisait. Etait-elle heureuse de le voir ? Résignée, comme si le destin voulait qu’elle vienne près de lui alors qu’elle n’en ressentait plus l’envie ? Y avait-il dans ses prunelles légèrement luminescentes quelque-chose d’autre, quelque-chose qui l’effrayait ou qu’il ne voulait pas voir ? Quelques secondes s’écoulèrent alors qu’il ne savait trop comment réagir.
Ils se retrouvaient tous les deux face à face en égaux cette fois-ci. Cela faisait longtemps. Ils avaient été d’abord loup de meute et solitaire, puis chef et guerrière. Cette fois-ci, ils n’étaient que deux âmes perdues dans un monde nouveau pour eux et dans lequel tout avait changé.

"Hikotsu." Répondit-il, la voix plus basse qu’il ne l’aurait crue – presque rauque, même -, en guise de salutation.

Sur le coup, il ne sut pas quoi ajouter. Quelque-chose de flou se déroulait à l’intérieur de son esprit, qui tournait lentement comme ces gros nuages qui pesaient à l’horizon. Quelque-chose que provoquait la louve blanche, toujours ces mêmes remous à l’intérieur et qui faisaient s’agiter les miettes de ce qui restaient de lui – de ce qu’il avait été. Elle était l’une des seules à lui rappeler à ce point qu’il avait un jour été un autre loup, pour une raison qu’il ne savait expliquer. Peut-être était-elle également la seule qui pouvait faire de lui quelqu’un d’autre.

"Tu es saine et sauve." Lança-t-il sans lâcher son regard, avec une étrange sincérité dans ses paroles. Comme un air vaguement rassuré, que l’on pouvait percevoir derrière la glace de ses yeux.

Sur une impulsion, il l’invita d’un signe de la tête à venir s’asseoir près de lui, face au grand paysage qui se dessinait devant eux. Un décor qu’ils ne connaissaient plus et qu’il leur faudrait découvrir à nouveau. Un peu comme ce qu’elle avait dû vivre lorsqu’elle était arrivée sur le continent, seule et perdue, supposa-t-il. Ils s’étaient tous les deux rencontrés face au vide englouti par Everbloom. Aujourd’hui, le monde n’avait plus du tout le même visage.
Une étrange boucle dans le cheminement de leurs existences.

Le mâle ne manqua pas de remarquer la fragrance particulière que dégageait la louve blanche lorsqu’elle vint s’asseoir à ses côtés dans un mouvement fluide. Cela le surprit d’ailleurs. Pas le fait en lui-même, non – il était parfaitement conscient des cycles réguliers qui rythmaient la vie des louves et de toute la population en générale. Mais plutôt celui de s’en être aperçu. C’était à croire qu’il n’y avait jamais été vraiment sensible, comme s’il n’avait jamais vraiment ressenti certaines choses que les loups ressentent lorsque les louves venaient près d’eux dans cet état.
Et il fallait que ce soit ce jour-là que ça arrive.

Sa première pensée fut que c’était sans doute le pire moment pour que s’éveille cette infime partie de son encéphale en particulier. Il en ressentait quelque-chose comme une sorte de gêne légère, l’inconfort de celui à qui ce genre de choses arrive sans qu’il ne l’ait ni voulu ni attendu. Et s’il s’était senti presque enclin à la conversation lorsqu’Hikotsu lui avait exprimé son rassurement à le voir en vie, ce sentiment le bloqua dans un mutisme profond. Lorsque a louve blanche reprit la parole, il n’avait pas véritablement chassé l’étrange impression que lui provoquait le fait de l’avoir à ses côtés à cet instant.
En vérité, il ne comprenait même pas pourquoi cela arrivait maintenant. Toute sa vie durant et même durant ses jeunes années, il n’avait pas été touché par la flamme qui avivait les jeunes mâles durant les chaleurs. Et c’était alors qu’il se retrouvait au fond du gouffre, redevenu un loup anonyme et sans aucun éclat pour illuminer son histoire qui s’allongeait, qu’il se mettait à découvrir ce genre de choses. Si elle avait encore existé, une partie de lui-même l’aurait assuré qu’il ne s’agissait en rien d’une mauvaise chose, que cela finissait par arriver, que c’était dans les moments les plus durs que l’on retrouvait le désir des choses les plus simples et les plus élémentaires de l’existence. Mais cette entité, si elle avait un jour existé, n’était plus que poussière. Aussi se perdit-il sans doute dans des considérations bien trop sérieuses et complexes pour ce genre de ressenti.

Il s’efforça de focaliser son attention à la fois sur la voix de la louve et sur le paysage qui s’étendait devant eux, reléguant au rang de filigrane les pensées qui s’étaient permises d’envahir sauvagement son esprit. La question qu’elle lui posa était sommes toutes simples, sans doute un effort pour maintenir un semblant de conversation – elle savait bien, après tout, qu’il n’était pas des plus doués pour cela.

"Oui." Répondit-il en cachant soigneusement le trouble qui l’avait habité. Mais le simple fait qu’il ait répondu presque aussitôt, sans s’accorder cette courte réflexion qui lui était si caractéristique, lui apparut comme un indice criant. Il ajouta : "Il faut croire que mon destin était moins grand que ce que l’on croyait."

Et c’est sans doute mieux ainsi.
Il garda cette pensée pour lui, ne voyant aucun intérêt ni pour lui ni pour elle à le partager. Il ignorait jusqu’à quel degré de confidence ils pouvaient partager leurs pensées. Il avait toujours eu du mal à juger de cela chez les autres, d’où une distance qu’il maintenait généralement entre lui et ses congénères. Une prudence qui lui permettait au moins d’éviter quelques coups de crocs dans le dos. Du moins était-ce la justification qui lui semblait la plus rationnelle.

"Et toi ?" Finit-il par répondre en se décidant à tourner le regard vers elle.

Il se demanda brièvement, en prononçant ces mots, si elle lui en voudrait d’ignorer de quel bord elle avait choisi d’être. D’ailleurs, il se demanda comment elle, elle avait pu connaître sa nouvelle meute. Il avait œuvré dans la discrétion qui sied à un roi déchu, et son pelage ne portait pas encore l’odeur qui caractériserait, dans quelques lunes, le clan des Lazulis. Peut-être qu’en se mettant à l’écart, il avait laissé filer de précieuses informations. Mais la nouvelle de la mort de Romance, retrouvée dans les Bois de l’Oubli, et du départ de Tatsu, l’avaient laissé dans un étrange état de solitude. Presque d’abandon.
Il devait d’ailleurs sans doute à a présence de la louve blanche de ne plus ressentir aussi fort cet étrange sentiment, presque racine d’une rancune, de se retrouver seul sur la surface du monde.

Encore une fois, le blanc fut la victime d'une sorte d’ascenseur émotionnel d'une violence rare. A croire que c'en était la journée.
Il se garda d'objecter les mots de la louve à la remarque qu'il avait laissé échapper sur son destin. Maintenant que quelques instants étaient passés, il avait l'impression d'avoir fait montre d'une sorte d'égocentrisme profond doublé d'un ridicule apitoiement sur lui-même en disant cela. Mais peut-être était-ce l'espèce d'amertume qui l'emplissait qui lui donnait ce presque sentiment de culpabilité. Il n'était pas vraiment d'accord avec ce qu'elle disait, mais il jugea le moment mal venu de continuer sur ce sujet. En vérité, il n'avait pas tellement envie d'évoquer son existence qui lui apparaissait chaque jour un peu plus comme un échec grandiose. Peut-être pas toute entière, mais au moins en partie. L'image de Maisie lui apparut, très lointaine, vestige d'une époque qu'il aurait aimé éternelle. Puis les mots d'Hikotsu l'arrachèrent à cette vision lorsqu'elle répondit à sa question. Ainsi donc, elle rejoignait la bannière de sa déesse elle aussi, et garderait encore pour un temps au moins cet éclat qui - il ne lui avait jamais dit, mais n'en pensait pas moins - embellissait encore son regard aux charmes certains. Charmes qui renforçaient peut-être encore d'avantage les fragrances qui flottaient autour d'elle, et qu'elle accrut en s'agitant légèrement. Il inspira un peu moins profondément pour quelques respirations.

Il se surprenait presque à voir plutôt positivement le fait qu'elle ait décidé de rester dans la même meute que lui. Oh, il doutait fort d'être la cause de ce choix, bien-sûr, mais tout de même. Il aurait presque pu dire qu'il avait comme le faible sentiment d'être heureux de la savoir non loin. Cela faisait longtemps désormais qu'ils se côtoyaient, de plus ou moins loin. Qu'elle était restée parmi ses fréquentations malgré tout ce qui s'était passé. Peut-être l'appréciait-elle, après tout. Etrange idée, qui lui venait. Mais une idée qui provoquait dans son esprit un sentiment... chaleureux. Durant un instant, alors qu'il savourait la nouvelle avec hésitation, comme s'il n'était plus certain de ce que ces ressentis signifiait, quelque-chose changea au fond de lui. La solitude fit marche arrière, et la sensation de la présence de la louve s'accrue. Il ressentit à son égard un sentiment bien plus fort, qui jaillit au milieu du désert de ses émotions comme un geyser, inonda ses pensées.
Il s'apprêtait à tourner la tête vers elle, peut-être pour tenter quelques mots un peu moins froid, lorsqu'elle lui coupa l'herbe sous le pied et prit la parole.
Pour parler de Tatsu.

Ses oreilles frémirent, alors qu'il se prenait une douche glacée. La chaleur s'évapora pour n'être plus qu'un minuscule foyer, et seule demeura la gêne croissante que lui faisait ressentir l'ambiance des chaleurs, et l'implacable abandon qui lui crevait le coeur, tout de glace qu'il fut. La tension grimpa dans l'air lorsqu'Hikotsu parla. Son ton était amer, sa voix trahissait un sentiment bien plus négatif que ce à quoi il s'attendait. La part interrogative prit le pas sur le reste, soudain, devant l'absurdité de la situation. Ou plutôt, devant quelque-chose qu'il n'avait jamais semblé vouloir voir jusqu'à ce jour. Hikotsu avait toujours été une guerrière hors pair, d'une rare fidélité à ses alphas, durant leur règne chez les Séides. Il lui semblait inconcevable qu'elle puisse en vouloir à la louve crème pour ce qui s'était passé sur les derniers temps de la meute, cela ne concordait pas avec une telle dévotion. Du moins si l'on considérait que cette dévotion était destinée aux deux Alphas.
Il tourna la tête, pour attraper l'émotion que reflétait le visage de la blanche. Une hypothèse lui sauta au museau, surprenante, inattendue, claire et violente. Et si Hikotsu n'avait jamais vu en Tatsu une Alpha mais... une rivale ? Il tenta de se remémorer les actes de la blanche chaque fois qu'ils avaient été ensembles, mais tout était flou et glacé dans son esprit. Toutefois, la clarté de cette vérité semblait presque indubitable au disciple de Mido.

"Elle ne reviendra pas." Laissa-t-il tomber, fichant son regard dans celui d'Hikotsu.

Mais cette fois-ci, ses prunelles cherchaient autre chose dans les iris azur de la blanche. Une confirmation de ce que son esprit lui avait soudain révélé, mais qui tenait encore à un fil de la fiction. Ce regard-là était plus profond. Il cherchait une accroche, une bifurcation peut-être moins sombre dans ce que promettait d'être son existence.

"Mais toi... Toi tu es revenue." Murmura-t-il plus bas.

Un grand silence avait envahi ses pensées. Ce n'était pas la première fois que cela lui arrivait, mais cette fois-ci, c'était différent. Ce qu'il ressentait à cet instant était différent. Alors que les mots d'Hikotsu s'éteignaient dans le silence, quelque-chose s'agitait dans son esprit. Le fantôme d'une chose qui ne s'était pas éveillée en lui depuis très longtemps, comme un monstre de poussière qui se dégageait lentement de l'oubli dans lequel on l'avait englué. Il réalisa doucement la portée des mots de la louve, la signification des larmes qui semblaient poindre autour de ses iris luminescents. Une vérité qu'il avait seulement aperçue lorsqu'elle avait exprimé ses sentiments envers Tatsu, et qu'il voyait désormais clairement, sans pouvoir détourner le regard. C'était à croire qu'il l'avait bien souvent fait pourtant. Avec ces révélations apparut la vérité presque triste qu'elle ne l'avait peut-être pas suivi car il avait été un bon chef, finalement. Certes, l'autre raison était également flatteuse, mais elle effaça doucement tout ce qui restait du fragile chateau de cartes qu'avait été son règne. Il sentit s'évaporer en lui ce qu'il lui restait d'illusions et de regrets, le laissant seul avec quelque-chose d'étrange au fond du coeur. Depuis la mort de Maisie, il n'avait jamais eu la sensation de véritablement compter pour quelqu'un. Compter vraiment, bien-sûr, puisqu'il avait l'impression d'avoir occupé pendant un temps une place dans le coeur de Tatsu, quelque-part, dans un recoin.
Mais à cet instant, le regard d'Hikotsu fit écho à celui de sa jumelle, lorsqu'ils se promettaient de veiller l'un sur l'autre. Bien-sûr, ce n'était pas la même flamme qui y brillait alors, mais il ressentait la même onde chaleureuse l'illuminer de l'intérieur. Ses sentiments étaient hésitants, refluant comme des vagues sur un rivage, comme s'ils ne savaient plus ce qu'il convenait de faire. Ils ne l'avaient jamais su.

"... Merci Hikotsu." Souffla-t-il.

S'il n'était pas aussi expressif qu'elle, quelque-chose avait clairement changé dans son regard. Dans tout son être même, comme si soudainement, il était devenu plus lumineux, plus blanc que le sombre loup qu'il était devenu ces dernières années. Durant un instant, ses pensées furent des plus pures, des plus platoniques, à l'égard de la louve blanche. Ses yeux étaient teintés d'une gratitude sincère. Il semblait rajeunit, et s'il ne souriait pas, son expression était bien plus apaisée que ce qu'elle n'avait été ces dernières lunes. Le poids des responsabilités s'était envolé et, désormais, il lui fallait se délester de celui du passé. Il était conscient de ne pas pouvoir le faire si vite, mais à cet instant précis tout s'était comme évaporé quelque-part. Et tout ceci grâce à Hikotsu, la guerrière qui lui avait toujours été si fidèle, la louve perdue qu'il avait trouvée un jour au détour d'un chemin, dans les méandres d'Everbloom.

Son regard s'accrocha de nouveau à l'horizon, bref papillonnement de prunelles bleues. La ligne du ciel se dessinaient à peine à travers les lourds nuages qui encombraient les cieux. Pourtant, ils lui parurent plus légers que lorsqu'il s'était arrêté sur la corniche, un moment auparavant. Le ciel se dégageait lentement, tout comme l'avenir qui lui était promis et qui se chargeait de possibilités. Un vieux réflexe lui fit s'interdire d'espérer trop fort, trop vite, sur de simples mots de simples pensées. Il ne redeviendrait jamais aussi innocent ni aussi naïf qu'il avait pu l'être. Il ne redeviendrait jamais le jeune loup qu'il avait été, pas à son âge. Mais ledit âge était encore assez jeune pour lui permettre de faire encore quelque-chose de sa vie. Peut-être, pour la première fois de son existence, quelque-chose qui serait un peu pour lui aussi cette fois.

"De quoi sera fait demain, désormais ?" Murmura-t-il, presque autant pour lui que pour la louve blanche.

Le contact soudain lui arracha un frisson, qui supplanta la surprise. Sa tête se redressa imperceptiblement, mais il n'eut pas de mouvement de recul, alors que la voix de la louve venait chatouiller ses oreilles, son souffle chatouiller son épaule. Il ne coupa pas à l'envie de s'écarter, un réflexe soigneusement ancré dans tout son être depuis bien longtemps. Mais cette envie s'effaça presque aussitôt au profit d'une autre sensation qui lui était complètement nouvelle et sur laquelle il se refusait pudiquement à mettre des mots dans l'immédiat. Loin de lui être désagréable, le contact du pelage de la louve lui était, d'une manière surprenant, plutôt agréable. Il avait la sensation qu'une onde de chaleur s'était répandue dans ton son être, et la gêne qu'il avait ressentie lorsqu'Hikotsu s'était approchée de lui n'était plus qu'un pâle souvenir. Elle ne sut probablement pas à quel point ses mots étaient à propos lorsqu'elle les prononça.
Oui, tout avait changé.
Bien plus qu'il ne l'imaginait.

Il inspira profondément, en silence. La tension réflexe qui avait resserré ses muscles lorsqu'elle avait posé la tête sur son épaule s'en fut doucement. Il lui semblait soudain que l'air était saturé de son odeur, qu'il était capable à cet instant de ressentir chaque infime fragment de son parfum si familier. Son cerveau s'emballa pour chercher une raison derrière cet acte soudain, derrière ce balayage presque insolent de l'espèce de distance qu'il imposait tacitement à tout ceux qui l'entouraient. Une insolence qu'il aurait pu détester d'ordinaire. Autrefois. Mais en laquelle il voyait désormais une sorte de tendresse téméraire. La blanche n'avait fait aucun mouvement ou sous-entendu un peu trop évocateur - cela ne lui ressemblait pas, il en était certain -, aucune tentative d'aller plus loin que ce simple et premier contact. Au vu de ce qu'il avait découvert sur la manière dont elle le voyait, il se demanda si elle avait attendu cet instant. Et si c'était le cas, depuis combien de temps ? Avait-il été aveugle durant toutes ces années, ou bien n'était-ce que depuis peu qu'elle avait commencé à emprunter ce chemin ? Une part de son esprit lui rappela qu'il lui était déjà arrivé de revenir en portant sur son pelage des effluves indiscutablement masculines. I avait pensé qu'elle avait quelqu'un. Non. C'était faux. Il avait constaté et était reparti se plonger dans les noeuds complexes de ses responsabilités, sans chercher à comprendre un peu plus loin que ce qu'il pouvait voir. Sans chercherà comprendre.
Avait-elle eu un compagnon ? Une liaison de quelque sorte ?
L'image lui déplaisait. Peut-être était-ce pour cela qu'il n'avait pas voulu voir plus loin. Une part de lui ne l'aurait peut-être pas supporté, une part qui avait été étouffée depuis très, très longtemps. La pensée amère de Reno et Maisie lui vint. Il la chassa sans plus de cérémonie et s'exhorta à penser à autre chose.

Pour une fois, cela ne s'avéra pas si compliqué.
Il inspira de nouveau les effluves de la blanche louve appuyée contre lui. Les pensées qui lui étaient venues lorsqu'il avait pour la première fois humé ce parfum, à son arrivée, se refirent présentes, timides mais bel et bien là. Il s'aperçut que son coeur battait un peu plus fort. Il ne sut s'il devait en être gêné ou non, et demeura immobile quelques instants. Finalement, il expira en une sorte de soupir. La présence de la louve avait toujours apporté un peu de chaleur au fond de lui, même s'il se l'était toujours caché. Il ne s'était jamais rendu compte combien elle comptait pour lui, et à cette pensée lui vinrent quelques regrets. Il avait fait des choses qui l'avaient blessée, sans aucun doute. Qui la blesseraient peut-être même encore. Il repoussa ces doutes avec une hargne qu'il ne se connaissait plus. Au fil de ses pensées s'effilochaient ses certitudes, tombait en morceaux cristallins son armure.
Il posa avec délicatesse son museau sur les cheveux d'Hikotsu, dans un geste presque hésitant. Son odeur, délicieuse, y était plus prononcée encore. Envoûtante. Un frisson le parcourut et il ferma les yeux.
Oui.
Tout avait changé.

Alors pour la première fois depuis bien longtemps, le blanc relâcha les barrières d'acier qui enfermaient ses émotions, enserraient et étouffaient tout ce qu'ils ressentait, tout ce qui le différenciait de l'être froid qu'il était au premier abord - et pas seulement au premier. Il se laissa envahir par le flot qui rugissait sous son crâne, qui tempêtait dans tout son être. Il posa une patte sur cette d'Hikotsu, sans dire un mot, sans quitter son étreinte. A présent, ce qu'ils avaient vécu lui crevait les yeux. Mais surtout ce qu'ils auraient pu vivre. La raison lui souffla que cela aurait été impossible. Comme s'il était écrit que c'était en ce jour, en cet instant précis et à l'aube d'une ère nouvelle, qu'ils devaient se rencontrer enfin. Se rencontrer véritablement.
Roy n'était pas un loup romantique, bien loin de là. Il n'avait jamais été de ce bord-là, et n'avait jamais non plus eu vraiment d'occasion de s'entraîner à exprimer ce genre de choses. Il y avait pourtant tant à dire, tant de choses qui lui paraissaient impossibles à mettre en mots. Il se demanda brièvement ce qu'elle, elle attendait de lui. C'était à son tour de parler, de réagir, de faire suite à cette étreinte par laquelle il donnait tant de promesses.
Ce ne serait pas de la grande poésie de chevalier, les mots soyeux d'un séducteur, ou passionné d'un jeune adolescent. Il ne faisait partie d'aucune de ses catégories. Les mots lui vinrent presque naturellement, alors que ses pensées étaient envahies de choses nouvelles, colorées, puissantes. Après la glace venait un incendie.

"Je crois qu'au fond, je t'ai toujours aimée." Murmura-t-il, la voix basse.

Peut-être que pour elle, son étreinte n'aurait rien eu de si bouleversant. Peut-être qu'elle trouverait étrange qu'il prononce ces mots, sans aucun lien explicite avec ce qu'elle-même avait dit juste auparavant. Mais à cet instant, peu lui importait. Il flottait dans l'espèce de stupeur euphorique de ce constat, si évident ait-il été pour d'autres que lui.