Funambule [Winnie]

Winnifred

Les jours avaient tant passé que Winnifred était incapable de dire depuis combien de temps elle avait rejoint les Nakhus. Loin de l'idée réconfortante qu'elle s'était faite, la vie ainsi recluse était dure à supporter. Bien sûr, Mayuri et Méléagant facilitaient sa vie, ils étaient tous deux adorables, et Mayuri s'occupait d'elle avec tant d'attention et de douceur que la vieille Winnie se refusait le droit de se plaindre. Malgré tout, vivre ainsi ne calmait pas la tempête qui soufflait en elle. Un océan de détresse et de souffrance se déchaînait, mer de trouble ayant commencé son existence en étant une simple vague, un remoud inoffensif. Mais à chaque réveil, les larmes se font plus présentes. La gorge serrée, l'esprit en tumulte, Winnifred se perdait en prières interminables la journée, chérissait les deux seuls membres de sa famille présents à ses côtés le soir. Autrement dit, une vie de bonne sœur attentionnée. Rares étaient les promenades visant à cueillir des plantes médicinales, mais aujourd'hui, malgré le brouillard de l'aube, elle sortit lentement de sa tanière.

La jolie louve aux cheveux de neige n'est pas si vieille, mais elle ne se sent plus toute jeune, en attestent ses articulations qui craquent. Malgré tout, elle garde une allure élégante, telle une jeune biche en plein sous-bois, ses pas se font agiles, sa cadence rythmée. Le froid lui engourdit les pattes, elle plisse des yeux et une lente bouffée d'air chaud sort de sa gueule entrouverte. Elle se met à trotter, veillant à ne pas se faire mal, puis elle prend le chemin du Dédale. Elle le connait par cœur, elle passe devant les deux immenses statues d'améthyste, les salue poliment d'un signe de tête, puis emprunte le long escalier de pierre. Elle vire à droite puis à gauche, avance entre les longs murs puis s'avance vers un petit coin verdoyant, tapissé d'un lierre grimpant, puis caché derrière les épaisses feuilles, une pousse de camomille s'épanouit. Elle s'approche, arrache quelques feuilles et les fourre entre ses mèches, dérangeant au passage Salazar. La couleuvre a, elle aussi, prit un petit coup de vieux. Ses écailles ne sont plus aussi brillantes qu'avant, il se meut avec une lenteur docile, descend calmement le long de la patte de son hôte et s'approche du lierre, le grimpe et attrape quelques petites araignées qui traînent par-là. Winnifred l'observe d'un regard bienveillant. Salazar a partagé sa vie bien plus longtemps que n'importe qui. Il l'a vu petite, il l'a suivi si longtemps, a vu grandir ses enfants, et a assisté à la douloureuse séparation familiale. Il est toujours là, lui, sans aucune attache divine, il ne l'a jamais abandonné. Elle baisse la tête et profite que ses cheveux cachent son visage pour pleurer silencieusement. Les larmes chaudes coulent le long de son museau engourdi par le froid. Dans sa tête fusent mille et une pensées. Ses enfants lui manquent tant, ils l'ont tous abandonné, aucun d'eux n'est venu la voir, alors que les Nakhus prônent le respect et l'amour. Elle renifle et lève un œil bleu vers le serpent, craignant qu'il ne l'ait entendu. Elle croise alors le regard aux pupilles fendues. Elle se sent coupable, et baisse la tête, honteuse. Elle se sent si mal d'être toujours aussi désespérée, elle se sent comme une sorte de poids dans les pattes de tous. Elle ne sait que prier, et pleurer. Elle bredouille quelques excuses, et Salazar s'approche d'elle, s'enroule autour de sa patte dans une étreinte reptilienne.

C'est alors qu'une voix la surprend. Elle sursaute et se retourne. Personne. Elle lève le regard et voit la silhouette menue et malicieuse de Chulhei, elle le reconnaît tout de suite. Elle sourit doucement, creusant quelques rides autour de ses yeux vairons essuie quelques larmes d'un revers de la patte et l'observe, perché comme un corbeau sur le mur. Elle revoit alors leur première rencontre, et un sourire amusé réhausse ses joues. Il lui avait flanqué une belle trouille à vouloir faire sauter un temple à l'époque. Winnifred rit doucement et lui lance :

"Que faites-vous ainsi perché, cher ami ?"

Sa voix délicate est douce, les sanglots enserrant sa gorge ne se sont pas trahis. Tandis qu'elle toussote pour reprendre son calme, elle le regarde et songe que la dernière fois qu'elle l'a vu, Élaine n'était qu'une louveteau timide. Elle frissonne devant ce temps cruel qui passe si vite.

Winnifred

Winnifred sourit à sa plaisanterie, flirter avec l'interdit était l'une des passions de son ami Chulhei, elle l'avait appris à ses dépends. Malgré tout ce qui pouvait les opposer, la vieille femelle le trouvait agréable et surtout éloigné de toutes les conventions dans lesquelles elle vivait. Il était brut de décoffrage, blagueur et il ne semblait n'avoir aucun problème dans la vie. Elle baissa la tête, se convaincant qu'elle ne savait rien de lui, peut-être vivait-il une situation affreusement difficile. Elle l'ignorait, et un sentiment d'incompréhension l'assaillit, elle ne savait rien de ses amis. Quand il s'approcha, elle essaya de cacher son air malheureux, mais les yeux de Chulhei étaient plus affûtés que ceux d'un puma. Elle sentit son corps gracile contre le sien dans une étreinte amicale, puis il finit par s'échouer à ses pattes, et Winnie ne put s'empêcher de décocher un sourire de ses babines. Elle renifla le moins bruyamment possible, voulant garder ses allures de dame éduquée et se contrôla pour ne point laisser ses émotions parler à sa place.

"Je suis vieille, vous savez, les Dieux m'ont séparé de mes enfants, m'offrant comme seule alternative de les voir grandir au loin, sous l'œil protecteur de dame Yurai."

Elle baissa les yeux un instant pour contempler ceux de Chulhei. Elle avait toujours trouvé ses pupilles magnifiques, et elle trouvait dommage qu'il cache un si beau regard derrière une épaisse tignasse noire. Ou alors était-ce ses instincts maternels qui lui dictaient de lui conseiller de trouver une coupe plus courte pour dégager son joli visage. Elle sourit tristement, et releva le nez, gênée d'étaler ainsi sa vie mais Chulhei était son ami, elle savait qu'elle pourrait lui parler, il l'écouterait, elle en était certaine.

"Je ne sais même pas comment vont mes petits-enfants."

Et cette pensée lui donna un coup de vieux supplémentaire. Elle avait vu pour la dernière fois Korra et ses enfants il y a des lunes entières, c'était si lointain qu'elle était incapable de dire quel âge ils pouvaient bien avoir à présent. Elle soupira un instant, tâchant de ne pas céder sous le flot de larmes qui l'assaillit mais elle croisa le regard de son ami et elle y décela une tendresse délicate qui lui donna une sensation d'apaisement. Elle se remit à pleurer, et pour cacher ses larmes, elle se coucha, posant sa tête près de celle de son ami, pour lui éviter une pluie de larmes non-désirée. Elle sanglota un instant et finit par se calmer toute seule. Avec le temps, elle avait appris à tarir ses larmes, elle avait bien trop pleuré.

"Et vous, comment allez-vous ?"

Elle voulait entendre de ses nouvelles, que faisait-il ? Comment allait-il ? Elle préférait mille fois plus entendre ses histoires plutôt que les siennes, qu'elle connaissait déjà par cœur.

Winnifred

Chulhei lui offre un câlin, et la proximité soudaine met mal à l'aise Winnifred. Elle baisse les yeux, honteuse et légèrement rouge de timidité. Elle n'est plus la jeune femelle fringante qu'elle était, la nature lui a même retirer ses droits d'enfanter, et pourtant, Chulhei, qui n'est ni de son sang ni de sa meute, se comporte comme si elle était toujours la même. Après tout, la vieillesse n'avait pas que du négatif, elle restait Winnifred. Il annonça de grands changements parmi les siens, et la louve hoche la tête d'un air enjoué, un sourire chassant sa triste mine. Elle est heureuse pour lui, qu'il se plaise parmi les siens, et surtout qu'ils puissent rester parmi sa famille, devenue sa meute à part entière. Elle penche la tête, ses longs cheveux blancs de neige suivent le mouvement. D'un coup, elle sursauta, le jeune mâle venait de se dresser sur ses pattes et se planter face à elle, d'un air excité. Elle le regarde, curieuse, et elle voit dans ses prunelles une lueur doucereuse danser, on dirait un jeune loup, il lui fait penser à ses enfants, quand ils étaient jeunes. Elle sourit, amusée par sa proposition. Ainsi avait-il rencontré sa fille, l'idée qu'elle rapplique dès qu'elle sentirait la présence du solitaire lui arrache un sourire flamboyant. Sa douce Élaine avait l'air de se révéler une véritable meneuse, à cheval sur les principes. Malgré la folie de sa proposition, elle admet que l'idée est séduisante. Elle donnerait beaucoup pour voir ses petits-enfants, surtout depuis la mort du petit dernier.

"Pourquoi pas, mais cela serait attirer du tourment à ma fille, non ?"

Elle le regarde, sincèrement inquiète. Elle ne causerait jamais de trouble à qui que ce soit. Encore moins à sa progéniture, le sang de son sang. Elle sourit encore quand il ajoute que les frontières ne sont en rien un souci, il serait prêt à faire croire qu'il est un méchant pirate prenant en otage une vieille femelle perdue. Elle rit, d'un rire clair et franc, ses yeux se plissent, coinçant ses longs cils noirs entre les plis de sa peau, ses rides s'accentuant légèrement. Elle baisse la tête, reprenant son sérieux, son sourire restant collé à ses babines.

"Il ne vous arrivera rien ? Je ne voudrais pas vous causer des ennuis avec les Etelkrus."

Elle se lève doucement, sa queue courte se balance doucement de droite à gauche, elle se sent requinquée, elle a envie de voir sa fille. Après tout, elle pourrait très bien dire que Chulhei l'a emmené jusqu'aux frontières, de peur d'être attaquée. Mais Élaine serait en droit de demander pourquoi ce n'est pas Méléagant qui aurait endosser ce rôle. Elle l'imagine déjà, un sourcil plus haut que l'autre, la mine dubitative. Elle ne peut s'empêcher de glousser. Tous ses enfants ont un caractère bien à eux. Elle se met alors en marche, attendant que Chulhei lui donne la direction à suivre. Après tout, même si le solitaire-pirate risquait quelque chose, Winnifred serait prête à exiger qu'on ne lui fasse rien, et en tant que mère de l'alpha, elle espérait avoir un minimum de poids. Elle sourit légèrement, se sentant Reine des Abeilles, mère d'une colonie dans laquelle quelques bourdonneuses deviendront à leur tour Reine. Elle a eu la chance d'enfanter des êtres merveilleux, dont deux meneuses hors-pair. Elle lance un regard à Chulhei, et ses trois pattes. Et une part d'elle s'étonne encore d'avoir nouer une amitié avec un être aussi différent d'elle.

Après tout, les opposés s'attirent, et si Winnifred avait un contraire, ce serait sûrement Chulhei.