Regarder en arrière | Volstein

Le soir tombait sur les terres, et il faisait déjà pratiquement nuit sur l'Île Fantôme. Sans doute à cause de ces brumes qui l'envahissaient, ou peut-être des fantômes malicieux qui en cachaient le soleil de leurs doigts éthérés. L'air y avait déjà la froideur nocturne, le soleil ne perçait plus les lourds nuages, et les oiseaux de la journée n'y chantaient de toute manière jamais. Karigan eut l'impression d'avoir changé d'époque, d'être entrée dans une sorte de lieu intemporel. Un lieu où sa vie ne s'était pas encore écoulée, où sa famille était unie et baignée d'une joie innocente, ou elle n'avait pas achevé ce chemin si seule.

Car Karigan avait désormais dépassé cette barre fatale des dix ans. Et s'était rendue compte qu'elle n'avait jamais réussi à faire quelque-chose de véritablement bien de son existence si vite écoulée. Elle devait bien avoué y avoir cru, un peu, lorsqu'elle avait été prise de cette étrange fascination pour ce loup-crocodile blanc. Car grâce à lui, quelque-chose avait changé en elle, cette peur qui l'avait hantée durant toute sa vie s'était soudain atténuée, lui avait permis de découvrir le monde autrement. Ce soir-là, elle allait pour la première fois sur l'Île Fantôme sans être pétrie d'une terreur l'empêchant d'aller plus loin que ses plages sombres. C'était donc empreinte à la fois de curiosité, de fascination, de peur et de nostalgie, qu'elle s'avançait entre les écharpes de brume.

Bien qu'elle ne fut pas du même clan que lui, elle avait appris la disparition de son aîné Roy. Désormais, il ne restait de leur famille qu'elle et Volstein, ainsi que les enfants qu'on disait que feu le loup blanc avait eu. C'était cette nouvelle qui l'avait décidée à se rendre à l'Île Fantôme, tournant le dos aux consignes données chez les Etelkrus de ne pas sortir seule. Elle se rendait tristement compte que si la déesse Dairo l'avait chaleureusement accueillie, elle n'avait jamais trouvé d'identité plus profonde dans la meute. Maintenant, elle arrivait à un âge où elle se voyait plus sage, plus assise. Ses pensées étaient encore celles d'une jeune louve effarouchée, et elle se demandait comment cela était possible. Pourquoi la vie laissait-elle son esprit si jeune, alors même que son corps subissait les affres de l'âge ? N'y avait-il pas une sorte d'évidence dans l'existence qui disait que les vieilles personnes étaient sages et expérimentées, ce qui l'excluait forcément ? Elle n'avait pas de réponse à ce paradoxe, comme sans doute beaucoup de loups avant elle.

Lorsqu'elle pénétra dans le cimetière, elle chercha machinalement la silhouette de Boite à Clou. C'était sans doute le seul loup de sa meute pour lequel elle éprouvait une réelle affection. Elle se sentait souriante, presque timide, lorsqu'elle échageait un petit mot avec lui ou le croisait simplement au gré de son quotidien. Elle lui trouvait un charme certain, mais qui n'irait sans doute jamais plus loin. C'était une pensée bien sage comparées à toutes celles qui la traversaient sans cesse. Elle avait sans doute idéalisé ce grand loup aux allures bourrues, et peut-être était-ce aussi cela qu'elle avait retrouvé dans la silhouette trapue et musclée du Lazuli blanc. Elle se contentait de l'admirer de loin et d'être la plus sympathique possible. Il faisait de toute manière partie d'une vie qu'elle associait de plus en plus au passé, et qui menaçait à tout instant de changer.

Car elle n'était plus sûre de rien, et encore moins d'être légitime à être membre des Etelkrus. Personne ne remarquerait son départ si elle partait, alors pourquoi pas.
Mais pour aller où ?

La silhouette blanche entra dans son champ de vision à l'instant même où elle entendit une voix l'interpeller. Elle s'arrêta et redressa la tête, étonnée que quelqu'un l'appelle par son nom - c'était dire si peu de gens le faisaient - et son coeur fut envahi d'une vague chaleureuse lorsqu'elle reconnut le timbre de voix et l'allure de son jumeau Volstein. Un sourire sincère illumina ses babines claires et elle s'avança vers lui d'un pas plus allant.

"Volstein !" Lança-t-elle.

Elle voulut ajouter qu'elle ne s'attendait pas à le trouver ici, mais son encéphale lui fit remarquer que l'Île Fantôme, bien que parcourue par des loups de toutes les meutes, se trouvait au coeur des terres Nakhus, meute dont Volstein était désormais le meneur. Et même en dehors de cela, ils partageaient la même famille désormais si présente entre les pierres froides qui sortaient de la terre aux alentours. Ce n'était pas si étonnant, en fait, de e trouver là. Mais perdue dans ses préoccupations et ses questionnements, elle devait bien avouer n'avoir pas fait le rapprochement.

Elle aurait voulu s'approcher de lui pour le serrer contre elle, faire montre de toute l'affection qu'elle éprouvait pour lui, mais elle fut prise d'une frayeur : que ce comportement soit jugé totalement inadapté. Après tout, chacun menant son petit bout de chemin, elle ne l'avait plus croisé depuis bien longtemps maintenant. Elle-même avait changé, alors pourquoi pas lui ? Elle ne connaissait après tout aucunement la nouvelle vie d'Oracle qu'il menait et ce dont son existence avait pu être jalonnée. Elle ne doutait pas qu'il fût un bon chef, il avait toujours été un loup fondamentalement bon. Mais en l'observant, quelque-chose paraissait avoir changé chez lui. Sans trop savoir pourquoi, il avait un air de feu leur grand frère Roy. Quelque-chose dans son regard peut-être, toujours aussi doux mais qui avait comme les échos de tourments cachés. Et le souvenir qu'elle avait de ce frère-ci ne l'incitait pas véritablement à se laisser aller à grands gestes affectueux.

Elle se contenta donc de s'arrêter près de lui, l'air à la fois heureux et légèrement gêné, en rivant ses yeux dorés, qu'ils avaient si semblables. Elle hésita un instant, ne sachant trop que dire. Que devait-on dire à un frère aimé que l'on avait point vu depuis tant de temps ? Y avait-il une sorte de protocole, une approche à respecter ? Les ombres de sa vieilles frayeur perpétuelle planèrent autour de ses pensées, et elle s'efforça de les chasser. Il s'agissait de Volstein, après tout. Elle n'avait rien à craindre de lui ou de ses paroles, elle en était certaine.

"Qu'est-ce.... Qu'est-ce que tu deviens ?"

Elle accepta sans résister l'étreinte chaleureuse de son frère, et sentit sa gorge se serrer. Depuis combien de temps quelqu'un n'avait-il pas fait preuve d'affection à son égard ? La faute n'en incombait pas aux autres loups, bien-sûr, loin de là. Elle restait naturellement en retrait, membre utile mais invisible dans la masse d'une meute nombreuse et au coeur de laquelle régnait la tension depuis peu. Mais qu'il était bon de sentir sur soi un regard qui n'étai pas celui d'un inconnu ou un simple regard glissant, sans attention. De sentir cette étreinte qui vous réchauffait le coeur plus que n'importe quel rayon de soleil après les froids de l'hiver. Elle sentit quelques larmes picoter ses yeux, mais les retint et se contenta de fourrer son museau dans le pelage épais de Volstein, un sourire attendri sur les babines. Elle profita de cet instant, huma son odeur qui, sous la couverture de celle des Nakhus désormais bien présente, respirait les parfums d'une enfance qu'ils avaient eue heureuse et complice.

Lorsque le contact se rompit, elle se sentait incroyablement mieux qu'un instant plus tôt, et elle dut refaire le point sur ses pensées pour pouvoir lui répondre correctement.

"Je... Je ne sais pas trop en fait. Je suis Garde chez les Etelkrus et je n'ai jamais eu de soucis mais..."

Mais il ne s'était également jamais rien passé. Les images en flash de ses discussions avec Boite à Clou, de la bataille contre le cerf de ce loup crocodile dansèrent devant ses yeux, mais ça n'avait mené à rien. Même pas une sorte d'amitié, quelqu'un à qui parler ou à retrouver en des rendez-vous que l'on attendrait avec hâte. Rien.

"... Mais je ne sais pas ce que j'ai fait de mon existence." Termina-t-elle dans un murmure.

Et une ombre vint de nouveau emplir son regard doré et elle le laissa vagabonder sur les tombes. Lorsqu'ils étaient enfants, ils avaient eu bien des rêves partagés, sans doute comme leurs aînés avant eux. Mais Karigan avait laissé les rêves se fondre dans une réalité plus morose. De la brume sortaient soudain des étincelles, violentes et inattendues. Mais elles y retombaient aussitôt et la louve grise dérivait à nouveau sur un horizon sans écume.

"Après la bataille dans votre église... Je suis partie sans venir te voir. Pardonne-moi, je... je cherchais quelqu'un." Ajouta-t-elle en relevant les prunelles vers lui.

Je courais après une chimère.
Pour ne pas perdre les bonnes et douloureuses habitudes.

Elle lui adressa un petit sourire reconnaissante lorsqu'il la rassura en lui disant que lui-même avait été bien occupé. Ce n'était pas si surprenant, après tout, puisque le jour-même de sa nomination sa meute avait subi la plus grande attaque qu'elle avait vécue jusqu'à ce jour. Tous les loups avaient été surprise que les Nakhus, meute de la sagesse et de la paix, soit la première frappée par le fléau des animaux ayant bu dans les fontaines divines. Mais peut-être était-ce la cérémonie ou la présence de la déesse qui avait attiré l'attention de la bête et l'avait fait sortir avant qu'elle ne devienne plus redoutable encore. De toute manière, cela était bien loin maintenant, bien loin déjà. Le temps filait à une telle vitesse dans leurs existences... C'en était effrayant.

Elle ne s'attendait pas en revanche à la question qui suivit, tant elle n'avait plus l'habitude de susciter le moindre intérêt. Cela la toucha plus que ça n'aurait dû, sans aucun doute, et elle chercha un instant ses mots avant de répondre :

"Finalement rien. Je l'ai poursuivi un temps, nous avons discuté mais... ensuite il a disparu et je ne l'ai jamais revu."

Elle eut un petit haussement d'épaules, l'expression vaguement résignée. Elle éprouvait une certaine gêne à être soudainement le centre de l'attention - même si son interlocuteur n'était autre que son cher frère - et elle ajouta ensuite :

"Ta meute n'a pas eu trop... de difficultés après l'attaque ? Et toi comment...comment ça va ?"
Comment ça va à l'intérieur ?
Comme va ton coeur ?

Vosltein avait-il réussi à atteindre un but dans sa vie ? Elle espérait que oui, car à ses yeux nul autre que lui ne méritait d'avantage la tête des loups brandissant l'emblème de la sagesse. Elle l'avait toujours vu comme un loup d'une rare perfection, et les dieux lui avaient rendu justice en lui offrant cette place. Bien-sûr, Karigan ignorait tout des autres troubles qu'il avait u vivre et de la houle qui avait secoué sa relation avec leur aîné Roy. Elle n'avait entendu que les rumeurs concernant la fille de ce dernier, une fille illégitime eue avec une louve pirate. Cela l'avait étonnée, bien-sûr. Mais après-tout, il était difficile de connaître réellement même ceux que l'on aimait. Et elle était loin de prétendre connaître tous les secrets de ses deux frères.

Elle fut ravie d'entendre que la meute de son frère avait réussi à se reconstruire. Ce n'était pas une grande surprise qu'il doutât encore de la qualité du travail qu'il faisait, et peut-être était-ce même une marque de sa perfection. Il était sans cesse capable de se remettre en question pour devenir toujours meilleur, jamais avec ombrage, colère ou rancoeur. Il savait prendre le recul d'analyser la situation, afin d'y faire face sans brusquerie. L'attaque du cerf avait sans doute été un grand bouleversement pour lui, qui avait vu sa meute se battre plus férocement que jamais. Les Nakhus s'en seraient-ils sortis seuls ? Ils n'étaient pas un peuple guerrier, bien loin de là...

Les oreilles de Karigan se redressèrent avec un léger sursaut lorsqu'il enchaîna en lui indiquant qu'elle était toujours la bienvenue chez lui. Etait-ce une... invitation ? Elle ne s'y attendait pas, et ne savait absolument pas quoi répondre. Cela faisait de nombreuses années maintenant qu'elle était membres des Etelkrus, et elle s'était sans doute faite à l'idée qu'elle y passerait le restant de ses jours, quand bien même devait-elle rester invisible jusqu'à ladite fin. Certes, la proposition de Volstein apportait avec elle son lot de tentations. Un nouveau départ pouvait signifier un meilleur départ, et elle serait de toute manière avec lui, donc bien moins seule qu'elle ne l'était chez la meute septentrionale, qui ne comprenait guère de membre de sa famille proche. Mais elle n'était pas sans savoir non plus que la situation était tendue chez les Etelkrus ces derniers temps. les attaques de solitaires se multipliaient et les nouveaux alphas paraissaient avoir du mal à affirmer leur autorité. Ce n'était certes pas de leur faute si leur règne avait commencé sous de si noire auspices, mais les choses étaient ce qu'elles étaient. Chaque guerrier et garde était utile pour quadriller le territoire et intimider les éventuels étrangers. Quitter la meute maintenant la rangerait peut-être au rang de traître... mais peut-être qu'ils le comprendraient. Ils se rendraient compte de son existence au moment où elle se lèverait pour quitter les rangs, et réaliseraient qu'au fond la meute n'avait jamais eu besoin d'elle.

Restait Dairo, évidemment. Comme beaucoup de lupins, Karigan avait été marquée par sa rencontre avec la divinité de l'Imagination, par sa bienveillance. C'était d'ailleurs cela aussi qui l'avait convaincue de véritablement tenter sa chance chez les Etelkrus. S'attirerait-elle l'ire de la divinité en renonçant à son glowstick pour rejoindre les rangs de Yurai ? Encore fallait-il que celle-ci l'accepte. Les dieux communiquaient sans aucun doute entre eux, et de toute manière leur savoir immense leur permettait de connaître chaque chose se déroulant sur Punk-Wolf. Serait-elle une traîtresse aux yeux de Yurai également, alors
? Elle ne voulait pas blesser Volstein en refusant, puisqu'elle n'avait pas véritablement envie de refuser... Mais était-ce seulement possible sans choisir une vie de paria ? Elle n'avait plus la jeunesse pour vivre une existence de solitaire, rejetée par les loups et les dieux.

"Je... Je te remercie Volstein, je suis touchée." Souffla-t-elle en relevant les yeux vers lui. "Je sais que toi tu m'accueillerais mais... et les autres ? Et... Yurai ?"

Les paroles de son frère lui firent prendre conscience de la différence de mentalité qui séparait les deux meutes dont ils faisaient partie. Les récents événements ne jouaient certes pas en la faveur des Etelkrus, mais elle n'avait jamais eu l'impression que les solitaires y étaient les bienvenus. On s'en méfiait, on se méfiait de leurs traces sur les terres de la meute, des proies qu'ils auraient pu y chasser et qui manqueraient à la meute. Et ces dernières lunes, avec les différentes attaque,s il n'était même plus question de les tolérer. Alors les accepter dans leurs rangs... Ce n'était même pas la peine de l'imaginer. Et pourtant leurs plus proches voisins, les Nakhus étaient à des lieues de songer à cela et les accueillaient à bras ouverts.

"Vous... Vous accueillez donc les solitaires." Dit-elle doucement. "Ce ne serait même pas envisageable chez les Etelkrus. Les solitaires.. ne sont pas vraiment les bienvenus en ce moment."

C'était bien en deçà de ce qui se passait réellement chez la meute, mais elle ignorait si elle pouvait révéler les tensions qui régnaient actuellement dans sa meute au chef d'un autre clan. Elle allait sans doute déjà se coiffer de la casquette de traîtresse en s'en allant - si elle s'en allait - inutile d'empirer la situation. Et de toute manière, qu'est-ce que Volstein était en mesure de faire pour cela ? Les Etelkrus étaient fiers, et n'avaient pas demandé le soutien des autres meutes, et de toute manière les Nakhus étaient pacifistes, en dehors des conflits qui pouvaient secouer la géopolitique du continent. Non, mieux valait reste vague de la sorte. Révéler d'autres informations ne servirait vraiment à personne, alors pourquoi prendre un tel risque.

Elle écarquilla légèrement les yeux lorsqu'il retira l'une des pierres de son collier pour lui en faire cadeau. Elle l'attrapa avec précaution et contempla quelques instants sans mot dire le joyau qui s'éteignait doucement. La confiance que plaçait en elle son jumeau la toucha profondément, et elle ne sut que dire pendant un moment. Elle finit par redressa la tête, un léger sourire aux babines. Ce simple geste l'avait convaincue. Elle ne trouverait jamais autant d'attention chez les Etelkrus, jamais quelqu'un ne lui rendrait son affection. Alors mieux valait sans doute accepter plutôt de continuer à vivre une existence de chimères, dans laquelle elle ne faisait qu'observer de loin la vie des loups qu'elle admirait sans jamais intervenir en son sein.

"C'est d'accord." Répondit-elle. "C'est d'accord, j'accepte de te rejoindre. Mais..; je dois dire au-revoir à quelqu'un d'abord... et à Dairo."

L'image du massif loup qui gardait le Cimetière fila devant ses prunelles, brève. S'il y avait bien une personne à qui elle voulait faire ses adieux, c'était bien lui.

"Peut-on convenir... d'un rendez-vous dans quelques temps ? Je ne sais pas... si j'aurais le courage de pénétrer seule sur vos terres sans toi." Avoua-t-elle en baissant les yeux.