La Tour dans le Marais | Sly

La nuit était tombée depuis un bon moment déjà, et la fraîcheur nocturne avait fait se fermer les fleurs et se taire les oiseaux. La lune était cachée par d'épais nuages, dans un ciel qui laissait présager une averse pour le petit matin. Seule la lumière céleste, une sorte de bleu profond et décoloré, permettait de distinguer les formes de ce qui se dressait sur son passage. Dans cette obscurité, les lueurs de deux glowsticks déchiraient les ténèbres, se reflétant sur les flaques d'eaux qui parsemaient le delta marécageux. Au-dessus d'elles, deux guerriers évoluaient en silence, patrouille discrète et sévère dont le courroux s'abattrait sur quiconque oserait pénétrer leurs terres sans autorisation.

Athelstan allait en tête, de peu, à peine une longueur de cou, son regard vairon allant de gauche à droite pour vérifier qu'aucune présence évidente ne venait troubler la quiétude du Marais aux Lianes. C'était presque inutile, il en était conscient, car le principal danger qui régnait sur le territoire Etelkru n'était autre que la présence de solitaires, parias sans allégeance et sans lumière divine pour accompagner leurs pas. Tous les sens du Conseiller était aux aguets, truffe et oreilles frémissantes, prunelles papillonnantes et muscles tendues. Les patrouilles étaient pourtant devenue une sorte de routine pour lui, puisqu'il avait pris leur responsabilité lorsque nombre de ses camarades avaient mis leurs forces à disposition de la meute pour construire les tours qui hérissaient désormais le territoire. C'était d'ailleurs vers l'une d'entre elles, la Tour de l'honneur. C'était d'ailleurs dans cette direction que le tricolore et son camarade de patrouille se dirigeaient.

C'était le guerrier Sly qui l'accompagnait, dans une patrouille réduite mais redoutable contre un adversaire seul, en théorie. S'il n'avait pas noué de lien particulier avec lui, Athelstan l'appréciait par sa fidélité à la meute et les efforts sans mesure qu'il faisait pour participer à sa protection. Il ignorait tout, naturellement, de la relation que ce dernier entretenait avec une lazuli, et cela était sans doute mieux. Il y aurait vu un écho de l'histoire que lui n'avait jamais vécue, une histoire qu'il tâchait de mettre dans le rang des tristes souvenirs plutôt que des peines présentes. D'autant qu'il avait décidé de tourner complètement la page en avouant ce qu'il ressentait à Dame Lucie, en lui proposant d'essayer avec lui cet épineux chemin qui avait paru si simples à ses parents... Ou peut-être était-ce simplement l'image qu'il en avait eu et les récits qu'on en avait fait. L'histoire retenait le meilleur pour les chefs et les victorieux, après tout, et son père s'était démarqué en devenant Conseiller Brethens aux côtés de son meilleur ami, alors que la meute était en déclin.

La haute silhouette de la tour se dessina devant eux, alors que le sol inégal et boueux les forçait à ralentir l'allure. Non loin, des mouvements lourds dans l'eau indiquait la présence de crocodiles somnolents dont il valait mieux ne pas déranger le repos. Mais les Etelkrus s'étaient fait à ces voisins un peu belliqueux, et ceux qui patrouillaient régulièrement au Marais savaient les éviter sans faire de vagues. Le tricolore ralentit pour prendre une allure de marche alors qu'ils parvenaient au pied du bâtiment flambant neuf. Il tourna la tête vers son camarade pour vérifier que tout allait bien et leva le museau pour s'imprégner des odeurs alentours. Il n'y avait rien que les lourds effluves du marais... du moins le crut-il d'abord. En humant à nouveau, il lui sembla qu'une odeur légère, à peine perceptible, se cachait derrière celle de la vase et des plantes.

"J'ai le sentiment qu'une piste m'échappe." Murmura-t-il à l'intention de Sly. "Que quelque-chose est anormal ici."

Cro a écrit:

Nala, Athelstan, aux Marais pour la raison de ton choix, verra une queue de reptile dépassant de derrière un arbre, croyant reconnaître celle de Geb avec certitude, il s'en approchera pour découvrir avec stupéfaction que ce n'est que le bout de la queue d'un crocodile bien plus gros qu'un loup jusque là paisiblement en repos dans un coin d'ombre. Comme il aura manqué de discrétion, le gros animal s'en verra surpris et aura pour premier réflexe de claquer de son énorme mâchoire avant de filer sous l'eau à proximité. A toi de voir sa réaction, mais il devra, à un moment donné, se demander ce qu'il serait advenu d'un louveteau à sa place ou même de Pepper, et une idée en entraînant une autre, il se demandera quel danger peuvent bien encore peupler ce monde pour des enfants en bas âge. Il conclura que les risques sont si importants que si jamais les Dieux lui laissaient encore la possibilité d'avoir une famille un jour, ou s'il venait à avoir un autre apprenti ou de s'occuper des peut-être futurs enfants de Pepper qu'après tout il considère presque sa fille, jamais il ne les laisserait venir seul ici, jamais, même pas adulte.  

Le ton confiant de son camarade arracha un sourire au tricolore, qui finit par hausser légèrement les épaules. Il était vrai que la discrétion n'était pas de mise lorsque l'on s'aventurait dans le Marais, puisqu’il était aisé de glisser ou de s’embourber. Ce n’était d’ailleurs pas l’endroit où ils souffraient le plus des incursions de solitaires. Les proies n’étaient pas très nombreuses, le terrain hostile et les prédateurs fort dangereux. Le Chevalier eut la pensée un peu absurde que les terres Etelkrus se porteraient sans doute bien mieux si elles étaient entièrement entourées de marécages, qui dissuaderaient les solitaires de franchir leurs frontières. C’était impossible, naturellement, et les tours construites de part et d’autres du territoire devaient déjà plus ou moins remplir cet office en permettant de marquer davantage la limite à ne pas passer et de donner un point de vue plus haut aux patrouilles et divers gardiens. Il emboita donc le pas à Sly sans répondre, et leur avancée continua.

Il s’éloignèrent peu à peu de la Tour pour s’enfoncer entre les bras du delta, non loin de l’endroit où se trouvait la fontaine de Kiro. Le dieu Anaconda avait été on ne pouvait plus compréhensif avec ses disciples, et à la surprise générale leur avait donné un coup de patte divin pour aller libérer la prêtresse Sheina, après l’attaque des Raeders. Le Chevalier devait bien admettre qu’il ne s’y était pas vraiment attendu. Jusque là, les dieux n’avaient pas fait montre d’une grande présence dans la vie quotidienne des loups et ce même lorsqu’ils en auraient potentiellement eu besoin. Le temps de la sécheresse, bien des années auparavant, restait gravé dans l’esprit du Conseiller. C’avait été l’une des époques les plus difficiles à vivre pour les Etelkrus, et paradoxalement celle où il était le moins dangereux de se promener partout sur le territoire. Meutes et solitaires paraissaient tous avaient passé un accord tacite d’entraide tant que tous subiraient la même menace.
Une époque bien lointaine, s’il en était…

Un bruissement sur le côté, plus fort que les bruits naturels qui les entouraient, le fit soudain s’arrêter. Il se figea sur place, les oreilles dressées et les muscles tendus. Ils avançaient dans un véritable bourbier, impossible de sentir la moindre piste, pourtant cette fois-ci il était certain que quelqu’un - ou quelque-chose - se trouvait là. Ses paupières se plissèrent sur ses prunelles vairon, scrutant avec une attention accrue les alentours. Dans la nuit, les ombres de la végétation se mêlaient pour créer des formes trompeuses qui attiraient le regard. Le tricolore n’était pas dupe de toute cette immobilité cependant, et après un long instant, il décida d’entrer dans les ombres à son tour. Depuis l’incident avec Jaxx, il s’était fait le serment de se montrer intraitable avec quiconque pénétrerait leurs terres sans autorisation. Et ce dernier s’en était déjà pris deux fois à l’un des leurs, en tuant Jagh et en agressant sa jeune amie Joy. Mieux valait pour lui qu’il ne recroise jamais le chemin du Chevalier. Il ne le tuerait pas de sang-froid, oh non.
Mais son sang aurait probablement bien du mal à rester froid dans de telles circonstances.

Il adressa un regard bref à Sly, sans émettre le moindre bruit, et son glowstick s’illumina. Un instant plus tard, le grand loup avait - semblait-il - disparu. En réalité, ce n’était qu’à la faveur de la nuit qu’il pouvait ainsi donner l’illusion de devenir aussi invisible. Son pouvoir consistait à devenir une réplique d’un élément du décors se trouvant dans son champ de vision, et en plein jour il pouvait paraître bien étrange de constater que deux végétaux, deux pierres ou deux animaux étaient exactement symétriques. Dans la nuit en revanche… Les formes étaient à peine distinguables les unes des autres, et cela serait son atout. Sly pouvait encore le suivre à l’odeur, que ce pouvoir ne camouflait pas. Peut-être avait-il lui aussi entendu ce bruissement suspect au milieu des marécages, mais si les souvenirs du chevalier étaient bon son pouvoir à lui n’était pas vraiment un atout de discrétion. L’utiliser dès maintenant ne serait sans doute pas très judicieux, en revanche si une menace surgissait, ils pourraient compter sur cet effet de surprise.

Tantôt pierre couverte de mousse, plante effilée, branche humide, le Chevalier s’avança aussi discrètement que possible à en direction de l’endroit d’où venait le bruit. Il évita avec précaution la large flaque recouverte de lentilles d’eaux qu’il croisa sur son chemin et louvoya sur les pierres qui en émergeaient. La mousse crissa légèrement sous ses coussinets lorsqu’il marcha sur un rocher particulièrement détrempé. Il sentit des lianes effleurer ses cheveux. Aux regards extérieurs, elles parurent légèrement agitées, comme en proie à un courant d’air que personne d’autre ne pouvait sentir. Mais dans le noir dans lequel ils étaient plongés, cela passait complètement inaperçu. Même la lumière d’Aka, au cou du Chevalier, avait disparu dans son camouflage.

Alors que ses yeux s’accrochaient à tout ce qui se trouvait autour de lui, une masse attira soudain son attention. L’astre de la nuit passa sous une couche de nuages un peu plus fines à cet instant, ce qui lui permit de distinguer l’objet qui jurait légèrement dans ce décors si familier. Une queue reptilienne à la corpulence et aux teintes très familières.
Geb ?
Il était presque certain que c’était son appendice, mais que faisait-il seul dans les marais à une heure pareille ? Il ne l’avait pas croisé au camp alors qu’ils le quittaient avec Sly, et ignorait s’il était affecté à une patrouille ce soir. Cependant, les Etelkrus avaient pour consigne de ne jamais s’aventurer où que ce soit seul, ni sans prévenir quelqu’un d’autre, et il ne semblait y avoir personne aux alentours. Le tricolore sentit son coeur battre un peu plus fort et rabattit ses invisibles oreilles. L’immobilité de la queue du Conseiller était de mauvais augure. L’un des leurs s’était-il encore fait la proie d’un solitaire ? Ou de plusieurs même ? Le marécage camouflait adroitement les pistes, après tout.

Après avoir attendu un instant, vérifiant qu’il n’y avait - aussi précisément que le pouvaient ses sens, atténués de plus en plus férocement par son pouvoir - vraiment personne, le loup relâcha la magie qui le cachait et se dévoila. Il fit quelques pas en avant, la tête redressée et les muscles encore tendus. Mais alors qu’il ouvrait les babines pour lancer un grondement et s’annoncer, un mouvement lourd agita l’eau non loin de ses pattes. Dans un réflexe salvateur, il fit un bond de côté alors qu’une énorme tête surgissait de l’eau noire. La mâchoire du monstre claqua à un souffle de son pelage, et il manqua de trébucher en reculant encore davantage.
Ce n’était pas Geb. Ce n’était qu’un énorme crocodile, bien plus gros que tous ceux qu’il avait pu croiser jusqu’ici et, ironiquement, dont la queue portait les mêmes motifs que ceux de son camarade. Bon sang, le destin avait un drôle de sens de l’humour.

Fort heureusement, aussi massif soit-il, l’animal semblait bien plus effrayé que belliqueux. Après cette uniquement attaque, il recula avec un grognement qui roula dans sa gorge et s’enfonça dans les flots. Un instant plus tard, sa queue quittait la berge avec un bruit de ventouse pour disparaître avec lui sous la surface foncée. Le coeur battant la chamade, le Chevalier resta planté à le regarder s’en aller, les pensées agitées. Il s’était fait avoir comme un louveteau, trompé par les ombres de la nuit et le handicap de son pouvoir. Cette action n’avait pas été totalement inutile, car ils pourraient rapporter la présence de reptiles de plus en plus gros et de plus en plus dangereux, mais inutilement risquée en revanche. C’était une chance qu’il ait eu le réflexe de s’échapper sur le côté, sans quoi il aurait sans doute pu tirer un trait sur sa patte - voire même sur sa vie si le monstre l’avait attiré au fond de l’eau. Il se savait bon combattant sur la terre, mais face à une créature aquatique, il ne se faisait pas d’illusions sur le fait de n’avoir aucune chance.

Alors qu’il pivotait pour revenir en direction de Sly et regarder s’il l’avait suivi, son museau prit un air préoccupé. La présence de crocodiles aussi gros n’était pas vraiment une bonne chose pour les Etelkrus. Il n’osait imaginer ce qui se serait passé si, à sa place, c’était un louveteau ou un jeune apprenti qui était tombé sur ce monstre en premier. Si ç’avait été Pepper, par exemple. Un frémissement parcourut son échine à cette pensée. Oui, il fallait qu’ils préviennent le reste de la meute de ce nouveau danger.
Devenir mentor lui avait permis de goûter à bien des joies, mais également à de nouvelles inquiétudes. Nouvelle non pas dans leur contenu, car il s’était naturellement déjà inquiété pour ses proches. Mais nouvelles dans leur intensité. La crainte que quelque-chose ne soit arrivé au petit être sur qui on lui avait demander de veiller, qu’il devait élever presque comme un troisième parent. Il avait eu de la chance que la petite bleue, bien que tête brûlée, soit relativement concédante sur ce point. Ils avaient passé un accord lorsqu’elle était enfant : aucun d’eux ne devait partir seul sans prévenir l’autre, et si possible ils s’accompagnaient. Mais les quelques fois où il l’avait laissée partir en patrouille ou en chasse avec d’autres camarades - et sans lui - il se souvenait avoir eu cette crainte sourde au fond de l’esprit, qui refusait de s’en aller tant qu’il ne l’avait pas vue revenir saine, sauve et pleine d’énergie.

Etaient-ce là des craintes communes à tous les mentors et à tous les parents ? La vie ne lui avait pas accordé de famille - pas encore peut-être - et il était incapable de savoir si la relation qu’il entretenait avec Pepper était proche de celle d’un père et de sa fille. Peut-être qu’avoir des enfants de son sang lui ferait réaliser encore davantage tous les dangers qui étaient présents dans leur monde. Les prédateurs, les marécages dans lesquels ‘embourber… et les solitaires désormais. Mais il doutait de cela, il ne parvenait pas à imaginer inquiétudes plus fortes que celles qu’il avait eues à l’égard de sa jeune apprentie, tout en s’efforçant de les cacher derrière un visage rassurant et confiant. Il se félicitait à cet instant de ne jamais l’avoir laissée s’aventurer ici seule - du moins à sa connaissance - et se fit la promesse muette de veiller à ce que cela soit bien le cas avec les autres jeunes sur lesquels il pourrait être amené à veiller, qu’ils soient ou non de son sang.

Il s’ébroua, et adressa un signe de tête à Sly.

"J’aimerais crier à la fausse alerte, mais si vous avez vu comme moi cette créature, Sire Sly, vous conviendrez qu’il vaut mieux que nous prévenions la meute de... cette présence ici." Lança-t-il d’une voix qui se voulait posée. "Au moins ce n’était pas un solitaire cette fois-ci."

Son camarade ne sembla que peu convaincu par l'idée de donner l'alerte. Athelstan lui lança un regard profond, tout en se demandant si le loup de feu avait déjà eu sous sa responsabilité un apprenti, voire des enfants. Il ne lui semblait pas que le guerrier ait une compagne dans le clan, et il ne l'avait que peu vu en compagnie de jeunes. Peut-être était-ce l'apprentissage de Pepper qui avait rendu le Chevalier bien plus protecteur qu'il ne l'était avant - et encore, il l'avait toujours un peu été, seul mâle de sa fratrie qui comprenait deux soeurs de sang et deux soeurs adoptives. Il redressa légèrement les oreilles lorsque Sly lui demanda tout de go pourquoi il paraissait surpris maintenant, et il secoua doucement la tête.

"Leur présence en ces lieux ne me surprend guère, les crocodiles ont toujours été maîtres de cet endroit aux côtés des loups." Répondit-il "Mais la taille de celui-ci était... inhabituelle. Nous avons déjà eu à faire face à de féroces créatures lorsque des animaux ont bu aux fontaines des dieux, je ne tiens pas à ce que la meute doive en affronter de pareilles de nouveaux."

Le souvenir du cerf gigantesque qui avait attaqué la fontaine de Yurai notamment était toujours bien présent dans son esprit. Cela commençait à dater pourtant, il ignorait si Sly était assez âgé pour avoir vécu cette bataille. Il devait au moins en connaître l'histoire, cependant. Elle était racontée à tous les jeunes loups, afin de les dissuader d'aller tenter le diable avec le liquide sacré de leurs divinités. S'ils le buvaient, ils se retrouveraient dotés d'une force extraordinaire, mais ils perdraient leur conscience au profit d'une seule pensée : protéger leur fontaine. Puis ils finiraient par mourir, rongés par le pouvoir qu'ils avaient volé. Jusqu'ici, ils n'avaient eu aucun soucis avec un loup ayant commis une telle hérésie.

"Et je m'inquiète de savoir des créatures d'une telle envergure sur nos terres, où les enfants savent si bien s'échapper." Ajouta-t-il. "Les jeunes Etelkrus sont courageux, mais leur témérité peut bien facilement leur attirer des ennuis. Nous avons suffisamment à faire avec les solitaires pour ne pas avoir à craindre les créatures de nos propres terres..." Acheva-t-il en soupirant."

Il reprit la marche, suivant un itinéraire légèrement différent que celui des patrouilles normales sur ce territoire. Ils étaient deux guerriers émérites, et ils pouvaient se permettre de quitter les sentiers battus pour s'enfoncer dans les chemins les moins surveillés. L'effet de surprise était leur meilleur atout, mais Athelstan ne se faisait que peu d'illusions. A moins d'un solitaire très peu expérimenté, il doutait fort de parvenir à en attraper ce soir. Ils se montraient très intelligents, et n'attaquaient que les Etelkrus qui sortaient seuls malgré l'état d'urgence lancé. Le Chevalier se battait pour que cette règle soit respectée et tâchait de montrer l'exemple, mais il était impossible de maîtriser les déplacements de tout ce petit monde. Il fallait compter sur le bon comportement et la bonne foi de chacun.

"Avez-vous des enfants, Sire Sly ?" Demanda-t-il en tournant la tête vers son camarade. "Ou un apprenti ?"

La remarque de Sly arracha un sourire au Chevalier. Il était vrai que la nature savait tirer profit de la place qu'on lui donnait, et que les animaux qui avaient un vaste endroit riche en ressource avaient tendance à être plus massifs. Il eut la pensée amusée que si les Etelkrus devenaient suffisamment forts, peut-être dans quelques générations commenceraient-ils eux aussi à grandir, à prendre en stature, devenir plus que des loups. Les dieux laisseraient-ils une chose pareille arriver ? Sans doute Aka ne serait-il pas contre avoir quelque-chose de plus ursidé que lupin comme disciple. Il se souvenait fort bien de sa propre épreuve, qui avait eu lieu presque dix ans auparavant. Le Grizzli l'avait mis face à une réplique de son propre père, contraint de combattre. La leçon qu'il avait à lui apprendre ce jour-là était que la capacité d'un guerrier ne se mesure pas uniquement à ses combats contre des ennemis faciles à attaquer, à haïr, mais qu'au contraire les combats les plus difficiles se faisaient contre ceux que l'on appréciait, que l'on aimait, contre soi-même. De bien sages paroles, venant d'un dieu qui n'avait pas sage réputation.

La réaction de son compagnon de route à l'évocation de louveteau fut un peu hésitante, et le Chevalier eut peur d'avoir franchi une limite. Peut-être était-il entré dans un champ un peu trop personnel pour Sly - ce dont il ne le blâmait pas, après tout ils étaient des connaissances mais pas suffisamment proches pour être véritablement amis ou confidents. Ce dernier trouva cependant les mots pour lui répartir qu'il n'était pas un loup à louveteaux, et qu'il n'avait jamais eu d'apprenti. Voyant le trouble que la première proposition avait semé chez lui, le tricolore décida d'axer la suite de la conversation sur le second point. Il nota l'utilisation du passé, comme si Sly se condamnait déjà à une retraite imminente.

"Vous pouvez sans nul doute devenir un très bon mentor pour les petits qui arriveront à la prochaine saison dans la meute." Répondit-il avec un regard qui se voulait encourageant.

Il n'avait pas souhaité le mettre mal à l'aise, bien au contraire.

"Jusqu'à très récemment, notre Alpha Dame Pepper était mon apprentie." Acheva-t-il pour répondre à son interrogation. "Ce fut une des période les plus enrichissantes de toute mon existence, je vous souhaite de vivre cela un jour."

Il laissa échapper un léger soupir, tout en enjambant d'un preste bond un tronc couché en travers du sol, complètement recouvert de mousse. Autour d'eux, les bruits de la nuit se faisaient discrets. Ils ne tarderaient pas à arriver à la frontière du territoire.

"Peut-être l'un des enfants que Dame Lucie et moi-même allons avoir remplira ce rôle." Laissa-t-il tomber en tournant la tête vers Sly.

Même s'il ne souriait pas, il y avait dans ses yeux vairon un sourire. Il réalisait encore assez mal la chose, mais pourtant elle était vraie. Si cette patrouille avait eu lieu quelques lunes plus tard, il aurait non seulement pu partager son expérience de mentor, mais également celle de père.

"D'accord, va pour le tutoiement." Répondit le Chevalier d'un air amusé, alors que les deux mâles s'arrêtaient en atteignant la frontière.

Le ruissellement tout proche du Fleuve Chantant et les odeurs changeantes dans l'atmosphère indiquaient clairement qu'ils se trouvaient juste à côté des terres Lazulis. Autour d'eux, la végétation s'était petit éclaircie, pour laisser place à une large berge plus dégagée. Au-delà du grand cours d'eau qui traversait juste devant eux s'étendaient la grande lande de la Vasque de la Lune. Des terres qui étaient à la fois familières et étrangères au grand loup brun. C'étaient celles d'une meute dont il n'avait jamais partagé l'allégeance, et pourtant les récits de Brienna lui avaient fait connaître chacun des endroits qui s'y trouvaient. Bien-sûr, les choses avaient dû changer depuis. Cela faisait de nombreuses années maintenant. De nombreuses années passées dans une impasse pour lui, jusqu'à ce qu'une belle louve à une aile ne vienne en tirer son coeur et son esprit.

Il hésita un instant avant de répondre à la question de Sly quant aux prénoms. Ils en avaient vaguement discuté avec la louve carmel déjà, mais le sujet reviendrait sans doute très bientôt sur la table puisque le temps filait. Mais tous les deux étaient bien occupés, à la fois de part leur rang dans la meute et leur volonté de faire de leur mieux pour la servir, et ils n'avaient que peu de temps libre ensemble. Le tricolore caressait l'idée qu'une fois les enfants arrivés, ils puissent prendre un peu de temps ensemble, à vivre pleinement cette vie de famille qu'il pensait ne jamais pouvoir toucher du doigt. La vie était décidément pleine de surprises.

"Dame Lucie a proposé plusieurs noms, principalement masculines. Deux d'entre eux me plaisent particulièrement, Godric et Salazar." Répondit-il. "Quant à moi, de nombreuses idées me viennent."

Bien des Chevaliers illustres avaient marqué les histoires que lui racontaient son père et Agravain lorsqu'ils étaient enfants, ainsi que de guerrière du même rang.

"Je songeais à Helga, pour une fille." Souffla-t-il finalement.

Il ignorait combien de petits naîtraient exactement, combien de prénoms il leur faudrait choisir et définir. Trois lui paraissait être une bonne base, et il avait du mal à se visualiser responsable de trois petits bouts de loups... Mais c'était là une chose naturelle, alors il faisait confiance à la vie pour lui donner ce fameux instinct paternel. Le tricolore s'arrêta finalement, à la limite du fleuve qui coulait devant eux. L'eau qui ruisselait éclaboussait parfois ses pattes de quelques gouttelettes glacées.

"Tout a l'air en ordre." Laissa-t-il tomber finalement, après avoir parcouru les alentours du regard.

Aucune autre odeur que celle des Lazulis, sur l'autre berge. Pas de mouvement visible en cette zone dégagée. C'était une patrouille de bon augure.