Le retour dans la lumière | Raison & Yurai

Lorsqu'Azkaban acheva enfin la traversée de la Vallée des murmures, le jour était déjà bien avancé. Ils étaient allé d'un train tranquille et silencieux, avec son camarade de route tout juste trouvé, chacun attentif aux bruits de la nature comme à ses propres pensées. En ce qui concernait le loup de sable, ce dernier point était évidemment prédominant. Son regard, même s'il tâchait de le promener de ça et de là sur les choses à la fois familières et nouvelles qu'il voyait, ne parvenait pas à s'empêcher de revenir sur la silhouette de moins en moins lointaine de leur destination. L'Eglise aux Corneilles. La dernière fois qu'il y avait mis les pattes, la situation était bien différentes. Il fallait remonter plusieurs années en arrière, alors que la sécheresse ravageait le continent. Les Nakhus avaient appelé à l'aide, et il avait répondu pour aider sa famille.

Il se souvenait encore parfaitement combien il avait traversé rapidement cette vallée qu'aujourd'hui il passait sans se presser. Le vent dans ses cheveux et ses muscles fringants de jeunesse tendus comme des arcs, il avait filé, aux côtés de Descada, jusqu'à l'Eglise. A l'intérieur, une horreur, un début de carnage. Une créature immense, pervertie par le liquide de la fontaine sacrée, mettait à terre les loups un à uns. Il revoyait les silhouettes des chefs Etelkrus puis Lazulis qui surgissaient, accompagnés de leur flot de guerriers, pour soutenir leurs camarades. Ils étaient parvenus ce jour-là à vaincre le monstre, démontrant la plus forte unité que les meutes aient pu connaître jusqu'alors. C'était une époque où il n'était pas question de guerre, puisque tous souffraient du même mal. Cette bataille avait démontré que les clans n'avaient alors aucune intention de se faire la guerre pour se voler les ressources rares, mais plutôt de faire front ensemble. Un temps bien lointain, semblait-il.

Il jeta un regard profond aux oiseaux qui se tenaient au-dessus de la porte, alors que lui-même arrivait à son niveau. Etaient-elles immortelles, ces corneilles de Yurai ? Seraient-elles à jamais ici, gardiennes coassantes de l'église, même lorsque les temps s'achèveraient ? Il resta un instant le regard fiché sur elles, puis inspira doucement et reprit la marche. Ses griffes cliquetèrent alors qu'elles marchaient sur les dalles de pierre du sol. Dès qu'il entra, le solitaire fut saisi par l'ambiance caractéristique de l'endroit. Il eut l'impression de pénétrer dans un lieu de silence et de paix. On n'entendait plus coasser les oiseaux d'ici, et même le bruissement du vent et les murmures de la Vallée s'étaient tuent.

Il s'avança d'un pas mesuré, et son regard clair s'accrocha à la lumineuse fontaine, pour finalement glisser jusqu'à la statue qui la surplombait. Un sourire léger naquit sur ses babines, alors qu'il croyait voir dans l'expression de la figure de pierre comme une sorte de... chaleur. Il n'ignorait pas que Yurai avait avec elle une aura rassurante, qu'elle aimait profondément ses disciples et tous les loups du continent, bien-sûr. Mais il ne put s'empêcher de penser que cette impression d'être le bienvenu lui était destinée, un petit peu. Il s'immobilisa donc devant la statue, et s'inclina.

"Déesse Yurai, me voici revenu, et je me présente devant vous aujourd'hui afin de faire partie de vos enfants."

C'était simple, mais il ne savait trop comment s'introduire autrement.

La lumière, puis le mouvement. Tel était le schéma inimitable, et pourtant inchangé, de l'apparition de la déesse, et de l'épreuve de glowstick. La déesse resta perchée en haut de sa fontaine, et posa sur le loup en face d'elle, accompagné du Couturier, un regard bienveillant. Un fin sourire gagna son visage, visiblement sans réelle lute.

"Azkaban." Salua Yurai, la voix sans vacillement, résonnant autour d'eux. "Relève-toi, enfant de Morokei et Aurélion. Compte-moi qui tu es et ton chemin vers l'humilité, telle est mon épreuve pour savoir tu peux porter ma couleur."

Elle cligna des paupières dans un mouvement lent, avant que ses yeux violacés ne se posent, plus brillants encore, sur Azkaban. Né Nakhu, devenu solitaire, qui revenait en ces terres. Elle laissa le silence suivre ses paroles pour l'inciter alors à lui dicter ses raisons, ses passions, ses récits. Tout ce qu'il jugerait utile pour se rapporter à elle, et devenir son disciple.

Ses prunelles claires virent la lumières violacée qui envahissait le temple avant qu'il ne fût complètement relevé. Son coeur battit plus fort, alors qu'il se redressait et posait les yeux sur l'être qui se trouvait devant lui, au-dessus de la fontaine. Il était impossible de dire avec clarté si toutes ces lueurs colorées provenaient d'elle ou du liquide qu'elle surplombait. Azkaban grava cette apparition dans sa mémoire, parce que ce serait sans doute la seule fois où un dieu viendrait s'adresser à lui de la sorte. Il n'état pas un héros, il n'espérait plus l'être maintenant. Il avait atteint un âge où l'on n'était plus habité par la fougue et l'impertinence de la jeunesse, où l'on espère plus voir son nom écrit dans l'histoire. Mais tous ces loups comme lui, qui n'étaient pas destinés à marquer leur temps, avaient toutefois droit à cet instant unique.
La rencontre avec leur dieu.
La vision de cette silhouette qui paraissait celle d'un loup, mais qui pourtant était loin d'en être un.
La sensation indescriptible de ne pas être seuls dans ce monde.

La Corneille s'adressa à lui d'une voix douce, claire et sans accrocs, qui correspondait en tout point à ce qu'il aurait pu lui imaginer. Il ignorait la nature des épreuves que les divins réservaient aux mortels, aussi ne savait-il pas exactement à quoi s'attendre. Un souvenir lointain de ses parents lui racontant qu'il lui suffisait d'être sincère, et que quoi qu'il dise, la déesse saurait lire en lui ce qu'elle y cherchait - ou son absence - revint à sa mémoire. Il ne fallait pas craindre d'être jugé, ne pas tenter de mentir ou de dissimuler la vérité. La volonté de la Corneille était plus profonde que de simplement lire ce qu'il y avait en eux, leur racontait Aurélion lorsque tombait la nuit, car cela elle n'avait pas besoin de leur aide pour le faire. C'était à eux d'apprendre à consulter leur âme et les pages de leur existence, afin de les lui lire.

Il s'éclaircit donc la gorge et laissa filer quelques instants pour réfléchir. Il devait s'imaginer conteur, racontant au coin d'un feu ses aventures à de jeunes âmes éprises d'épopée. Il eut même la témérité de s'asseoir pour prendre une posture plus détendue. Il avait appris de la vie, il ne devait pas avoir de crainte à la raconter. Peu à peu, l'excitation dans son esprit s'apaisa, peut-être aidée par l'aura apaisante qui émanait de la déesse. Lorsqu'il prit la parole, ce fut posément.

"J'ai quitté les Nahus avec ma soeur Descada à mes deux ans. Nous voulions vivre une vie d'aventure, conscients d'avoir grandis dans un milieu caché du monde, protégé de ses tensions et de ses difficultés. La nourriture ne manquait jamais sur les terres de la meute, et tout le monde respectait les disciples de la Corneille sans leur chercher de noises. Nous étions jeunes et impétueux, nous avions envie de goûter aux difficultés de l'existence, de nous faire des ennemis autant que des amis, de nous coucher le soir en sachant que nous avions vécu cette nouvelle journée uniquement grâce à nous."

Un léger sourire, nostalgique, avait étiré ses babines.Mais il s'effaça bien vite à la suite de son récit.

"Malheureusement, notre rêve s'est bien vite changé en cauchemar, car la sécheresse a alors frappé le continent. Trop fiers pour retourner auprès de nos parents et de la meute, nous avons décidé de continuer à survivre. C'est là que nous nous sommes installés près de la mer, où nous pouvions pêcher. Malheureusement, les temps étaient très difficiles. Paradoxalement, c'est à ce moment que nous avons enfin eu notre instant héroïque, lorsqu'une terrible créature a attaqué les terres de notre enfance. Nous avons combattu aux côtés de toutes les meutes. C'est aussi le dernier jour où j'ai vu nos parents. Ils étaient âgés, mais avaient l'air heureux, et surtout heureux de nous revoir. Nous sommes repartis à notre tanière solitaire l'esprit serein avec cette image."

Les oreilles du loup frémirent légèrement lorsqu'il entama le début de la plus longue période de sa vie : celle où il avait vécu seul.

"Un jour, Descada a disparu. Je l'ai longuement cherchée, sans jamais retrouver sa trace et sans jamais qu'elle ne revienne à notre tanière. Je suis resté pourtant, bien des années, sans perdre l'espoir qu'elle revienne. Du moins, sans clairement me convaincre qu'elle ne le ferait pas. Je suis devenu un véritable solitaire, mais aussi un pêcheur. J'ai vécu sous un arbre solitaire, près de l'océan, inconscient et protégé de tout ce qui se passait autour de moi. Drôle d'ironie du destin, lorsque l'on songe que c'est ce que j'avais souhaité fuir en quittant les Nakhus qui a fini par me rattraper."

Il eut un petit soupir en secouant la tête. Ses paupières, qui s'étaient closes, se rouvrirent pour se poser sur Yurai.

"J'ai fait plusieurs rencontres qui m'ont laissé méditatif quant à mes congénères. Une jeune louve que la sécheresse avait frappé de folie, Sayuri. Une Etelkru au nom de Johanna, qui m'a fait connaître les battements de coeur d'un amour rêvé, destiné à ne jamais se réaliser. Deux loups qui semblaient à la fois s'aimer et se haïr. Une louve solitaire, Hannah, qui m'a fait réaliser combien me manquaient les conversations avec autrui. Et une créature perdue, Fieheart², qui recherchait son ami et ne parlait pas notre langue."

Il eut un petit rire en songeant à la manière dont s'était clôturée leur rencontre. Un souvenir atypique, cela allait sans dire.

"Ce jour-là, la foudre a frappé sans prévenir et fendu en deux le vieil arbre qui m'abritait depuis tant d'années. J'ai vu cela comme le signe qu'il était temps pour moi d'aller de l'avant. Descada ne reviendra pas, je souhaite la paix à son âme, où qu'elle soit. Quant à moi..."

Une seconde passa, alors qu'il rassemblait ses mots.

"J'ai enfin compris que je n'avais eu de cesse de fuir ma véritable de place. J'ai rencontré des loups de toutes les contrées, passé de longues heures face à moi-même, mais il m'a fallu bien des années avant d'accepter de voir qui j'étais vraiment. J'admire les héros des grandes histoires, mais je ne peux souhaiter le devenir puisque ce n'est pas ainsi que cela fonctionne. En fuyant ma meute, je suis sorti de cette histoire dont je voulais absolument faire partie, j'ai passé de longues unes à courir après quelque-chose qui se trouvait juste derrière moi."

Il se redressa légèrement et acheva :

"J'ose espérer de tout coeur que vous pardonnerez au jeune loup que je fus son mépris de vos valeurs et de votre volonté de paix, comme je lui ai moi-même pardonné. Bien que mon existence n'aie pas été chargée d'épiques aventures, elle m'a appris beaucoup à propos de multiples sujets, et j'ai aujourd'hui le sentiment qu'en me tournant vers vous, elle sera complète. Laissez moi raconter cette histoire aux jeunes âmes et aux sages esprits, leur apprendre à pêcher et à penser, à combattre et à ne pas se battre sans raison. Ce serait là le plus grand honneur qui puisse m'être fait, Dame Yurai."

Ses mots s'éteignirent dans un écho qui résonna entre les hautes colonnes, alors qu'il avait la sensation qu'un poids s'était envolé de son coeur. C'était la première fois qu'il mettait des mots sur cette vie étrange qu'il avait menée, sur toutes ces pensées et ces conclusions auxquelles il était parvenu. Quoi qu'il arrive désormais, l'expérience serait mémorable et bénéfique.
Ne restait qu'à attendre le verdict.

La déesse hocha doucement la tête, et ses yeux revinrent à leur luminosité précédente. Le silence irradiant qui suivit laissa l'instant flotter, avec une sensation que l'on aurait qualifier seulement de sereine.

"Je ne vois aucune vantardise en toi. De plus, tu as acquis la sagesse de l'expérience, et trouvé la paix avec toi-même en posant des mots sur ton parcours."

Elle sourit à nouveau, et opina envers les dernières paroles du loup.

"Tu étais déjà pardonné. Porte aujourd'hui avec amour ma couleur, et répand le bien autour de toi."

La lumière violette de la déesse s'approcha et dansa autour d'Azkaban, avant de rejoindre ce qui serait désormais son réceptacle, se joignant au corps du loup mortel qui avait ce jour là, réussit son épreuve. La déesse accorda un dernier signe de tête au loup, puis sa tête se redressa dans la position qu'on connaissait à la statue.
Et elle se figea à nouveau.

L'église avait regagné son calme.