Trespassing | Libre

Trespassing | Libre

L'automne approchait à grands pas, et Joaquín sentait qu'il serait bientôt temps pour lui de se retirer dans la savane, pour quelques mois en tout cas. Hors de question d'aller fourrer ses pattes dans des endroits froids et humides — pire : peut-être même enneigés – une fois les températures trop peu clémentes. Ca avait juste le don de le foutre en rogne.

Il profitait ainsi des derniers jours de l'été pour multiplier les escapades, bien souvent illégales. Respirant l'air frais et vivifiant de terres dont il n'était pas supposé s'approcher, caressant du bout des griffes la perspective d'un destin dont il était seul juge et maître, s'aventurant dans des endroits qui lui seraient bientôt interdits, non pas en raison de quelque loi stupide dont il n'avait que faire, mais tout simplement parce que le climat ne s'y prêterait plus.
On avait tous nos limites.
Les siennes se manifestaient plus ou moins dès que le thermomètre passait sous les 15°C en milieu de journée.

Son choix s'était aujourd'hui porté sur les terres de la troisième meute locale, la seule dont il n'avait pour le moment pas trop squatté le territoire. Voilà quelques semaines déjà qu'il se remettait de son épopée périlleuse en plein territoire ennemi, et s'il lui arrivait de sentir l'une de ses pattes arrière le tirailler légèrement lorsqu'il forçait trop dessus, il était globalement de nouveau en parfait état de marche. Le mieux à faire pour s'en assurer étant selon lui de se mettre encore en danger inutilement sans trop savoir pourquoi, il avait ainsi décidé de tester les petites montagnes au Nord Est de la savane, et cela faisait à présent deux bonnes heures qu'il crapahutait ici et là, observant le paysage, suivant parfois des pistes, restant à une sage distance des odeurs des meutards du coin, sans trop s'en éloigner pour autant.
Actuellement occupé à remonter le court d'un petit ruisseau, il avait bien croisé la trace de quelques grands mammifères, mais n'avait pas donné suite, ayant pris le temps de s'octroyer un petit encas non loin de son terrier avant de se mettre en route peu avant l'aube. Le soleil continuait de monter, et il n'y avait pas un nuage en vue : en somme, c'était une belle journée qui s'annonçait. Force était de reconnaître que l'endroit n'était pas désagréable à regarder : au creux des hauts pics qui se découpaient sur le ciel d'azur, de larges pans de verdure, et des petits bosquets d'arbres. Il pouvait même apercevoir un large troupeau à quelques centaines de mètres sur sa droite : c'en était presque trop facile. Il continua de laisser son regard doré courir le long des collines jusqu'à ce qu'un édifice attire son attention.
Joaquín se figea lorsqu'il aperçut l'Eglise.

Sourcils froncés, il demeura immobile quelques instants. Voilà qui était inattendu. Si l'architecture différait notablement de ce qu'il était habitué à voir chez lui, l'origine de la construction ne faisait aucun doute.
Il n'avait pourtant rien vu suggérant une implantation du catholicisme dans les parages. Ne manquait plus que ça.
Sa curiosité attisée, il décida d'aller voir.

Accueilli par une nuée de corneilles lorsqu'il franchit les portes de l'Eglise, il dut attendre quelques secondes que ses yeux s'habituent à la pénombre. L'ambiance était lourde et solennelle comme dans toutes les constructions religieuses de ce genre, et il n'eut pas besoin d'attendre d'y voir totalement clair pour comprendre qu'il s'agissait effectivement d'un lieu de culte. A l'odeur et au bruit cependant, il était pour le moment vide. Etait-il abandonné ?
Il l'espérait. Joaquín ne savait pas exactement de quoi il en retournait lorsqu'on touchait au culte polythéiste local, mais il savait très bien ce que les monothéiste adeptes de la chrétienté étaient capable de faire. Rien de bien folichon. Plus de meurtre que de charité. En tout cas chez lui.
Il papillonna des yeux, y voyant finalement clair, et avança de quelques pas. Pas de trace de quelque croix ou crucifix, pas de bancs, de tableaux de dévots, ni de babioles clinquantes. En revanche, une statue, au milieu. Une statue de louve, d'où s'écoulait un étrange liquide violet. S'approchant lentement, Joaquín regarda attentivement autour de lui, mais rien ne signalait une présence autre que la sienne dans les parages. Il finit par se hisser sur ses deux pattes arrière pour prendre appui sur le rebord de la fontaine, avant d'observer silencieusement le petit bassin à son pied, où stagnait le liquide fluorescent. Approchant son nez de ce dernier, il le renifla avec attention : aucune odeur n'en émanait. Etrange. Il aurait bien voulu y tremper la langue, pour voir le goût que ça avait, mais son instinct lui disait qu'il ne valait mieux pas. Renonçant ainsi à l'idée — avec une pointe de déception –, il s'écarta du rebord et s'assit au pied de la statue, se contentant de l'observer. Il devait s'agir de l'une des divinités du coin, juchée sur la source de son pouvoir. Dans une Eglise. Etrange.

Il pencha la tête sur le côté, attentif. S'il l'invoquait, allait-elle apparaître ? Bien qu'il en doutât — son esprit cartésien avait du mal avec ce genre de concept –, il semblait que Daniel ait réussi à faire venir le Dieu de la Force pour obtenir son glowstick, à l'époque. Il se racla la gorge, pensif.
Puis abandonna également l'idée.

Reportant son attention sur le reste de l'édifice, il s'éloigna de la statue et entreprit de faire le tour du propriétaire en silence, examinant les moindres recoins, scrutant chaque pierre avec minutie.

Marchant sans but dans la forêt des murmures, elle songeait. Cela faisait maintenant plusieurs mois qu'Eva vivait chez les Nakhus. Ou plutôt, qu'elle faisait partie des Nakhus. Autant appeler un chat, un chat. A son arrivée ici, des mois plus tôt - une éternité -, à sa découverte des terres de Punk Wolf, et des loups l'habitant, elle s'était un peu par hasard intégrée à ce groupe de loups qui lui semblaient tous profondément pacifiques. Certains auraient dit particulièrement cons, mais Eva était encore bien trop pure et trop douce et trop confiante pour être de ceux là. Si la politique de l'autruche ne lui semblait pas une bonne façon de s'arranger de son environnement, le dialogue lui semblait encore possible pour résoudre tout conflit, si tant est que l'on voulait bien se pencher dessus un instant. Forte de ces valeurs, heureuse de les retrouver chez ce petit groupe lupin, elle s'était posée, avait fait son trou, avait posé ses sacoches et son derrière sur le sol terreux pour en faire sa maison. Elle avait bien trop besoin de compagnie pour s'arranger d'une vie de solitaire, et les autres meutes, elle l'avait compris bien vite, avaient des considérations qui ne l'intéressaient guère.

Elle avait parcouru, des jours, des mois durant le plus de territoires qu'elle avait pu. Se remplir les yeux, le nez et les oreilles de tout ce qu'elle pouvait emmagasiner. Tellement de lieux à découvrir ! Cet endroit lui plaisait, il avait encore tant à offrir ! Il y en avait encore tant à voir, et à revoir, tant de lieux secrets à chercher, chasser, trouver ! Eva, de sa stature de jeune adulte, avait encore cœur et âme d'enfant.

Et comme un enfant, elle marchait en forêt, au hasard, laissant ses pas la mener où bon leur semblerait. Elle n'était pas très attentive, et pourtant lorsque les arbres s'espacèrent de plus en plus, que le bois se fit plus clairsemé et que la lumière dessina non plus des mouchetures mais des tâches, lacs et rivières sur le sol luxuriant, elle se dit que sa destination avait peut être été choisie plus consciemment qu'elle ne le pensait. L'orée des pins laissa place à une clairière éclatante de vie et de douceur, dans laquelle se logeait confortablement une grande église toute de briques vêtue. Eva pencha la tête sur le côté.

L'Eglise aux Corneilles. Ca ne faisait aucun doute. Ses angles sont durs, abrupts, le toit est fait de tuiles savamment imbriquées les unes entre les autres, une tour ridicule à côté de la force carrée et massive du tronc se dresse sur un côté, déséquilibrant l'ensemble, et des fenêtre minuscules parsèment ses côtés. A l'avant, une rosace imposante surplombe une entrée minuscule au vu du reste de la bâtisse. Ce trou, concentré de ténèbres, n'est pas engageant.

Elle se rapproche. L'entrée, ridicule vue de loin, est en fait assez grande pour laisser passer deux ou trois loups de front. Elle hume les bords, sans entrer. Depuis longtemps lui trotte en tête l'envie de rendre visite à Yurai. Elle en a tant entendu parler ! La plupart des loups de la meute la portent aux nues à la moindre occasion. Certains lui vouent leur vie - lui vient en tête Raison, ce petit loup violet qui ne peut passer un instant sans que son esprit songe à la déesse dont il rappelle la couleur. Eva sourit. Elle aime à se faire une idée pour elle-même, mais elle n'a jamais rien entendu de négatif sur la déesse. Au contraire ! Elle encourage et porte ces valeurs qui lui tiennent tant à coeur. Une telle chose est-elle seulement possible ? Ce serait trop parfait. Il y a forcément ce que certains appelle une couille dans le pâté. Mais si Eva connaît le doute, elle ne s'y complait pas, et tant que la situation lui convient elle est prête à faire confiance à cette déesse, à lui accorder cette foi qui, quelque part, n'en est pas une. Après tout, n'apparaît-elle pas à ceux qui la sollicitent, si leur envie est assez grande ? Et Eva ne demandait qu'à croire.

Mais elle était tel l'apôtre Thomas, elle avait besoin d'un petit coup de patte pour pouvoir se lancer dans l'exercice. Peut être aujourd'hui était-il le bon jour pour ce dernier ? Elle se glissa dans l'interstice pour découvrir les rangées de siège, sur chaque côté de l'édifice, menant à une fontaine grandiose d'une louve entourée de corneilles. Elle retint son souffle un instant, avant de faire quelques pas. Ses griffes cliquetaient sur le sol de pierre, il faisait froid, les murs isolant efficacement du soleil de fin d'été qui tapait sur l'église et la paraient, traversant les vitraux, de magnifiques jeux de couleurs, réchauffant l'atmosphère et contrastant avec la température. Les meubles, les sculptures, les voûtes se moiraient de doré, d'argent, de rouge et de violet, un véritable régal pour les yeux.

Et Eva, finalement, fit quelques pas et à son tour se para de ces couleurs, les reflets venant s'imprimer sur son corps si terne habituellement, pour lui donner les teintes de l'arc-en-ciel. Elle ouvrit ses larges ailes de plumes, amusée, et tourna sur elle-même avant de laisser échapper un rire. C'était si beau ! Elle releva la tête, et agita sa longue queue. Frémit. Elle n'y avait pas porté attention jusque là, mais une odeur sombre, puissante et basse était présente. Quelqu'un était passé par là, peu de temps auparavant. Une seule conclusion possible : elle n'était pas seule ici.

Venait-elle de déranger quelqu'un ? Elle plaqua une oreille sur son crâne, gênée. Elle prenait conscience du bruit qu'elle faisait, avait fait, de cet espace qu'elle envahissait et qu'elle venait de faire sien. Elle avait probablement troublé la personne ci-présente, avec son attitude. Elle chercha des yeux qui cela pouvait-il bien être, sa vision scrutant les coins d'ombre sans réussir à les percer. Elle ne ressentait aucune crainte, une légère gêne peut être, et grande curiosité.

Il était à l'autre bout de la grande salle lorsque l'une des portes à battants grinça, puis s'ouvrit lentement. Une silhouette svelte de découpa dans l'embrasure et Joaquín, qui avait fait volte-face, se tendit lentement, ses yeux vifs braqués sur la nouvelle arrivante, tandis que le poil de son échine se hérissait.

Contre toute attente, la femelle — car c'en était définitivement une, quand bien même son odeur lui paraissait bien étrange – ne lui accorda aucune attention, ni même ne le chercha du regard. Il avait cru que quelqu'un s'était finalement aperçu de sa présence en ces lieux sacrés et ne venait là pour l'en déloger. Elle portait également la fragrance de la meute locale, il aurait été logique qu'elle vienne lui signaler qu'il n'avait rien à faire ici. Mais non. Elle avait tout simplement l'air de ne pas savoir qu'il était là. Observant les vitraux, elle semblait perdue dans ses pensées. Un vague esclaffement se perdit dans sa gorge. Pas étonnant qu'il parvienne à rentrer sur les terres des clans comme on entrait dans un moulin, si les meutards locaux était aussi laxistes.
Immobile, il l'observa qui vaquait à ses occupations.
Il l'observa qui devenait soudainement gigantesque, alors que d'énormes appendices s'extrayaient brusquement de son corps. Dans l'obscurité ambiante, il ne les avait pas remarqués. Tout au plus l'avait-il trouvée un peu étrange, vue de profil. Plus compacte qu'il ne l'aurait cru de premier abord.
Elle avait des ailes.
Evidemment qu'elle avait des ailes. Allons. Qui était-il pour douter du fait qu'elle ait des ailes. Ce n'était pas comme s'il était possible de croiser ici ne serait-ce qu'un seul loup normal.
Il y avait toujours des yeux, des pattes, des queues, des griffes en plus. Pourquoi faire simple.
Etendant ses ailes avec aisance, la louve — dont il comprenait finalement pourquoi son odeur lui rappelait celle de la volaille, et dont une part de lui se disait qu'il n'avait jamais eu de plume d'oiseau-loup dans sa collection – émit un petit rire, avant de se stopper net. Un petit rictus étira les babines de Joaquín, qui comprit qu'elle avait enfin remarqué sa présence, et il attendit sagement qu'elle ne tourne la tête vers lui, se détendant légèrement et laissant son poil retomber pour afficher une expression neutre. Elle peinait à le trouver. En même temps, il n'avait pas de petit bâtonnet lumineux pour trahir sa présence, et son pelage se fondait relativement bien dans le décor.

Il décida finalement de se manifester, s'avançant lentement de quelques pas pour s'extraire des ombres, et se stoppa après quelques mètres, restant malgré tout à bonne distance de l'autre. Par méfiance naturelle, certes, mais aussi pour ne pas lui foncer dedans comme un mec lourd qui n'avait rien de mieux à faire que d'empiéter sur l'espace vital des autres.
D'humeur peu encline à entamer la conversation, il ne dit rien, se contentant de l'observer, et d'attendre de voir sa réaction, histoire d'évaluer la situation.

Les ombres se mirent à bouger. Et les ombres étaient menaçantes, striées d'azur et de carmin. Eva fit un pas en arrière et replia ses ailes à demi, inutiles dans cet espace confiné. Si elle devait s'enfuir, ce serait à la force de ses pattes, au moins jusqu'à passer la porte. Mais le loup en face d'elle, bien qu'impressionnant, adoucit sa posture et son maintien, avant de se rapprocher de quelques pas. Il était grand. Massif, épais. Si Eva était grande et haute sur patte, elle n'était qu'une brindille qu'un coup de vent pouvait briser, et devant ce loup elle en avait plus conscience que jamais.

Elle huma l'air plus franchement.

Il ne venait pas d'ici, de ça elle était sûre. Il sentait bon le sable chaud la terre rouge comme on en trouvait seulement à des milliers de kilomètres d'ici, avec une petite pointe acidulée dont elle n'arrivait pas à déterminer la provenance. Aucune trace, dans tous les cas, de l'odeur musquée des Etelkrus, celle plus sèche des Lazulis, ou celle salée et profonde des Raeders. Un solitaire. Explorateur ? Ou en exil ? Des histoires à raconter, probablement. Et curieux ! Sinon, il ne serait jamais venu ici.

Elle agita les oreilles. Peut être aurait-il besoin d'un guide ? Ou voulait-il des informations ? Son visage s'étira d'un sourire éclatant, alors qu'elle prenait la parole d'une voix chantante.

Bienvenue ! Je suis Eva. Tu es ici sur les terres Nakhus. Cherchais tu... Quelque chose en particulier ?

Elle n'avait aucune intention de le jeter dehors - pour elle les terres Nakhus étaient une terre de partage et d'accueil. Si elle pouvait exposer cette tradition et ces valeurs, c'était tout ce qui comptait pour elle. Sa longue queue blanche, derrière elle, remuait à un rythme joyeux.

Elle était toujours contente de rencontrer de nouvelles têtes.

Il était toujours intéressant de voir la manière dont les gens réagissaient à sa présence.

S'il avait vite pu constater que les gens d'ici étaient bien moins méfiants vis-à-vis des inconnus que ceux de chez lui — à raison sans doute –, faire une nouvelle rencontre était toujours pour lui un évènement des plus imprévisibles. Preuve était que toutes s'étaient globalement bien passées, à l'exception de cette fois où il avait été confronté à une patrouille, sur le territoire d'un autre clan. De cet échange il gardait quelques cicatrices encore fraiches, et une vague douleur à la cuisse, dont il savait qu'elle se noierait bientôt parmi toutes les autres, qu'il ne remarquait même plus. Il n'avait pas remis les pattes sur les terres de cette meute depuis, préférant laisser les choses se tasser un peu avant de reprendre ses petites escapades en territoire hostile.
Enfin, c'était ce dont il tentait de se convaincre.
La vérité, celle qu'il se refusait à admettre, c'était qu'il craignait de retomber sur la louve qu'il avait salement amoché ce jour-là, dans sa fureur destructrice. Dire qu'il n'avait pas repensé à elle depuis l'incident aurait été mentir. Et à chaque fois que le visage tuméfié de la femelle qui convulsait aux sol, yeux révulsés, se rappelait à lui, il sentait quelque chose en lui qui se tordait, et ça n'était jamais agréable.
Par conséquent, il évitait de s'approcher trop du territoire de cette meute dont il ne connaissait même pas le nom. L'avantage était que cette dernière résidait de l'autre côté des montagnes où ils se trouvaient actuellement, par rapport à la Savane qu'il avait investie. C'était pas non plus comme si ça lui faisait faire de gros détours.

Quoiqu'il en soit, loin de lui montrer les crocs ou de lui cracher quelque injure au visage, l'étrange louve-oiseau, qui à n'en pas douter appartenait au clan du coin, l'accueillit avec un grand sourire et des paroles chaleureuses, se présentant et présentant sa meute dans la foulée. Interdit, Joaquín l'observa quelques instants, cherchant minutieusement toute trace d'une éventuelle peur ou même d'une menace chez la femelle. En vain. Il ne trouva que de l'enthousiasme. Et constata au passage que bien que n'étant pas un louveteau, elle ne possédait pas de glowstick.
Et qu'elle attendait, logiquement, une réponse à la question qu'elle venait de lui poser.
Après un long moment à la fixer, il finit par battre des paupières et regarder vaguement autour de lui.

— Rien en particulier. Ce lieu paraît comme des édifices de chez moi.

Son regard s'attarda quelques instants sur la statue qui continuait de baigner l'intérieur de l'église d'une lueur violacée, avant de se reporter sur la louve.

— Les Nakhus ne détestent pas les solitaires ? demanda-t-il en arquant un sourcil perplexe.

Parce que clairement, les gars de l'autre côté de la montagne, eux, n'avaient pas l'air de les avoir à la bonne. A moins qu'ils n'aiment pas les étrangers. Ce qui revenait peut-être au même pour eux, en fait.

Il l'observait, plongeant l'or liquide dans l'or liquide, avant de la détailler de long en large. Elle se sentait soumise à une inspection drastique, dont elle ne connaissait ni l'enjeu ni les conséquences. Mais Eva refoula sa nervosité, malgré le regard, malgré le temps d'attente, malgré le manque de réaction premier. Elle déglutit discrètement, chassant le gout légèrement acide sur sa langue. Si elle était douce et enjouée, elle n'était pas non plus stupide, et avoir un mâle épais comme une bûche qu'elle n'avait jamais vu en face d'elle qui la reluquait sans rien dire, ça ne donnait pas vraiment l'impression de, comme dirait l'autre, "se sentir safe".

Et l'attention du grand loup brun se reporta sur l'impérieuse présence des vieilles pierres.

Son accent l'étonna, fit frémir ses oreilles, mais il lui évoquait les grandes plaines de terre rouge et surtout la vie avec ses parents, à écouter ces loups ailés venir de tellement loin que leurs histoires en étaient incompréhensible mais Ô combien exceptionnelles ! De bons souvenirs.

Tu viens donc de loin.

Son ton avait changé au milieu de la phrase, passant de l'interrogation à un constat évident. Bien sûr qu'il venait de loin, sinon il n'aurait pas cet accent si chantant, si jamais elle pouvait réfléchir un peu plus parfois avant de parler.

Le ton plutôt calme du loup l'avait entièrement rassuré, et elle posa ses fesses sur le sol, entourant son corps une fois, deux fois de sa longue queue plumeuse, une vieille habitude qu'elle avait pris. La curiosité faisait briller ses yeux, mais une certaine peine aussi. Sa question, légitime, portait en elle toutes les choses qu'elle abhorrait et aimerait supprimer.

Un loup est un loup, et cette meute que j'ai rejoint correspond à mes valeurs.

Une demi-réponse, un peu alambiquée, et peut être un peu compliqué pour le vocabulaire limité du loup sombre, elle s'en rendait compte après coup. Elle secoua la tête.

Chacun devrait être libre d'aller où il le souhaite tant qu'il ne met pas à mal les libertés de son prochain.

A demi-mot, elle condamnait cette attitude de toujours vouloir mettre des frontières partout, des lignes, des appartenances. Eva comprenait la nécessité de défendre ce que l'on ne voulait pas perdre, mais pour elle que les Nakhus possèdent des terres n'était que clamer qu'il s'agissait de terres de paix et d'accueil.

Et, finalement sa nature curieuse prit le dessus.

Tu as du parcourir tant de chemin ! Aurais-tu avec toi des histoires à raconter, emplies de bâtiments comme ceux-ci ?

Eva adorait les histoires. Devant elle, l'extrémité de sa queue s'agitait légèrement.

Elle laissait sous-entendre que les nommés Nakhus n'étaient pas hostiles aux solitaires. Joaquín plissa les yeux, peu convaincu. C'aurait bien été la première meute qu'il ait croisée à ne pas s'évertuer à chasser les solitaires hors des terres qu'ils clamaient comme étant les leurs.
Oh, certes, cela pouvait être justifié. Les solitaires pouvaient s'avérer dangereux, et lui-même n'était pas un modèle de bonne conduite. Mais malgré tout, les meutards avaient souvent la fâcheuse habitude de mettre tout le monde dans le même sac, et prenaient rarement la peine de se poser moult questions sur les éventuelles intentions d'un interlocuteur solitaire avant de faire preuve d'agressivité.
Il allait être difficile de le convaincre que le clan de la femelle n'avait strictement aucun à-priori vis-à-vis d'eux. Néanmoins, de ce qu'il en comprenait — le vocabulaire avait beau lui faire parfois défaut, il n'était pas stupide et comprenait la plupart du temps le sens général des phrases des autres, d'autant plus que les mots se ressemblaient souvent entre les deux langues –, les paroles d'Eva avaient du sens. Beaucoup plus que la plupart des conneries qu'il avait pu entendre au cours de sa vie.

— Vous êtes plus intelligents que les autres, alors.

Il l'observa s'assoir, enroulant de multiples fois sa longue queue autour d'elle à la manière d'un serpent.
Et en la regardant ainsi étrangement enroulée dans ses plumes, avec ses ailes soigneusement rabattues contre ses flancs, il ne put s'empêcher de se demander si sa viande avait le même goût que celle des autres loups, ou si elle tirait plus sur la volaille.
Quelle idée, aussi, d'être à moitié oiseau. A quel moment de l'évolution s'était-elle détachée du reste des loups pour se transformer ainsi en chimère ? Etait-elle oiseau à la base ? Loup ? Oiseau mordu par un loup radioactif ? L'inverse ? Pas de glowstick pour justifier ça. Où était donc le chaînon manquant ?
Pourquoi les gens d'ici étaient-ils si bizarres ???
Pourquoi se demandait-il quel goût elle avait, d'abord ?

— Tu as du parcourir tant de chemin ! Aurais-tu avec toi des histoires à raconter, emplies de bâtiments comme ceux-ci ?

Il pencha légèrement la tête sur le côté, songeur. Il est vrai qu'il avait fait de la route et arpenté de nombreux terrains, mais avec sa paire d'ailes, elle avait très bien pu voir beaucoup plus d'endroits que lui. Tout dépendait de si elle venait d'ici ou non. Et il avait l'étrange sentiment que ce n'était pas le cas. Elle était peut-être atypique, comme tous les loups du coin, mais c'était différent.
Difficile à expliquer.
Juste l'instinct.
Dans tous les cas, il n'était pas formidablement motivé à l'idée de ressasser le passé et surtout de discutailler des vertus du catholicisme tel qu'il s'était implanté dans ses terres natales. Il n'aurait de toute manière pas été très objectif là-dessus. Néanmoins la louve était enthousiaste et il n'avait pas envie de passer pour un vieux mec ronchon, une compagnie exécrable.

— Il y a des comme ça — un peu – dans mon pays. Construits pour un Dieu que personne jamais n'a vu.

Il leva les yeux, cherchant ses mots. Sa langue passa lentement sur ses dents, sous ses babines. Que dire de plus ? Il aurait pu se lancer dans une diatribe laconique sur les absurdités de la religion, surtout telle qu'elle était chez lui, et sur les atrocités qui en découlaient. S'il n'avait jamais été le loup le plus loquace du désert, il pouvait se révéler particulièrement bavard lorsqu'il s'agissait de cracher sur ces monothéistes qui l'exaspéraient tant, ou lorsqu'il avait une occasion de les confronter aux absurdités de leur doctrine. Surtout lorsqu'il avait bu. Néanmoins, dans cette langue qui n'était pas sienne, et face à quelqu'un qui n'avait probablement aucune idée de quoi il parlait, qui plus est en n'ayant pas ingurgité la moindre goutte d'alcool depuis près de deux ans, cela perdait aussi bien en sens qu'en saveur. Il n'aurait fait que ressasser un passé définitivement perdu et s'écouter parler.

— Ils font beaucoup de choses stupides, se contenta-t-il d'ajouter, estimant que c'était suffisant.
Et leur Dieu ne leur répond jamais.

Se sentant arriver sur un terrain glissant, il préféra changer de sujet, et l'angle d'attaque était pour une fois facile :

— Tu n'as pas glowstick, fit-il en la désignant d'un signe du museau.

Pourquoi ?

Eva était à des années lumières de deviner à quoi pensait le loup couleur du bois brûlé devant lui, et c'était probablement pour le mieux ou elle se serait à coup sûr inquiétée. Elle agita une oreille à sa première réponse - visiblement, il n'avait pas eu bon accueil partout où il était allé. En elle, une petite corde se pinça. Elle avait entendu beaucoup de récits, ces derniers mois, sur les escarmouches sur les différentes terres des clans, et leurs réponses... Disproportionnées ? Eva ne pouvait que comprendre la rancœur qu'ils en retiraient, même si elle n'approuvait pas ce protectionnisme démesuré. Après, elle n'avait pas eu non plus la malchance de faire de mauvaises rencontre, ou plutôt avait réussi à se tirer des situations dangereuses assez rapidement. Qu'en aurait-il été si elle avait vu périr ses amis de crocs inconnus, ou si elle avait elle-même subi cette ire ?

Non, elle se refusait d'y penser. Déjà parce que ce n'était pas le cas, et surtout parce qu'elle pensait fondamentalement que n'importe quelle violence était tout à fait injustifiée, et que chaque excuse que l'on se faisait pour s'autoriser de telles actions était mauvaise et fallacieuse.

Ah- visiblement, elle n'aurait pas d'histoire, juste un fragment de souvenirs, un fragment assez dur et amer. S'il avait des histoires, elles n'avaient pas l'air d'être joyeuses, tristes ou paisibles, mais pleines de ressentiment. Et malgré sa curiosité débordante, elle portait beaucoup trop d'attention à ses interlocuteurs pour pousser l'interrogatoire. Mais ses mots faisaient écho à quelques rencontres, toutefois, et le concept de foi ne lui était pas inconnu. Et il est vrai que, avant d'arriver sur ces terres, sans mépriser de telles idées elles lui paraissaient particulièrement étrangères. Elle ne voyait ça que comme une façon de se cacher de ses peurs et désirs au lieu de les affronter ; de se dédouaner d'actions au nom d'un plus grand. La politique de l'autruche ! Une politique qui court vite. Une politique qui pond des gros oeufs !

A leur caractérisation de l'individu devant elle, Eva gloussa, sans pouvoir s'en empêcher. Et, à sa question, reporta son regard mordoré sur la statue baignée de pourpre qui ornait le centre de la pièce, divine.

Je ne suis pas née ici. Pour l'instant, j'apprends, je cherche à connaître et comprendre comment fonctionne cet endroit. Ces terres, leurs habitants.

Son visage s'éclaira d'un sourire franc.

Mais pour tout te dire, cet endroit me plaît. Cette meute, je veux dire. Et si Yurai, la Déesse Corneille dont nous avons envahis le temple, correspond vraiment à ce que j'ai entendu d'elle, alors j'aimerais pouvoir partager ses valeurs à ceux qui m'entourent et profiter de sa force pour accomplir cette tâche qui me tient à coeur.

Son regard glissa vers celui du loup lui faisant face, et son sourire se fit taquin :

Comme accueillir comme il se doit les solitaires qui visitent nos terres, par exemple !

Elle agita doucement le bout de se queue, devant elle.

D'ailleurs, je ne t'ai même pas demandé comment tu t'appelais ?

L'autre lui expliqua venir d'ailleurs, tout comme lui. Ce n'était pas la première fois qu'il croisait une étrangère — et à présent qu'il y pensait, il ne pensait pas avoir croisé de personne native du coin, à l'exception peut-être des trois meutards qu'il avait affrontés quelques semaines auparavant. A croire que cette endroit était une terre d'exil. Pas si accueillante qu'il n'y paraissait, au final.
Enfin, ça dépendait d'où.
Pour le coup, Eva, elle, était on ne peut plus accueillante. Peut-être trop, même. Si le ton de la louve inspirait sans aucun conteste la confiance, il était d'un naturel méfiant, et avait appris très jeune à se méfier des grands sourires et d'une hospitalité débordante. Surtout venant d'inconnus.

Elle lui parla ensuite de la déesse auquel le temple dans lequel ils se trouvaient été dédié. Son regard se déporta de nouveau vers la statue tandis qu'il l'écoutait parler, ne captant que des bribes, mais suffisamment pour comprendre le sens général de ses phrases. Il esquissa un sourire en coin lorsqu'elle conclut ses explications, songeant qu'un tel comportement sortait radicalement des schéma auxquels il était habitué jusque là. Il n'allait pas s'en plaindre. Joaquín aimait l'inconnu, et tendait à se lasser très vite. Ce qui justifiait en très grande partie la fâcheuse manie qu'il avait de se mettre en danger inutilement. En allant par exemple faire le touriste dans le temple d'une divinité locale, qu'il lui supposait interdit, par exemple.
Au final, la tournure que prenaient les évènements était bien loin de ce à quoi il s'était attendu, en entrant ici, et surtout en entendant quelqu'un d'autre y entrer après lui.

— Joaquín, répondit-il.

Il leva de nouveau les yeux vers la statue. Yurai, la Corneille. Il n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être une corneille. Ni de ce que la divinité en question pouvait porter comme valeurs. Il savait juste que le Dieu Rouge correspondait à la force physique. Et qu'il y avaient d'autre Dieux qui correspondaient à d'autres choses.
Et bien malgré lui, tout cela l'intriguait hautement. Tout comme la nature véritable de ces prétendus Dieux.
Il doutât qu'ils ne soient de véritables entités intemporelles, créatrices de toute chose.
Son esprit ne pouvait se résoudre à admettre une telle vérité.

— C'est quoi valeurs de Yurai ? demanda-t-il en tournant de nouveau la tête vers elle, oreilles pointées en avant.

Il esquissa un sourire, le premier depuis qu'elle l'avait remarqué dans les ombres de la bâtisse. Une simple écornure au coin de ses lèvres, mais un détail qui emplit la louve de joie. Il n'y avait pas grand chose pour lui faire plus plaisir que les rires de ses compères, celui-ci je faisait pas exception. Qu'elle ne le connaisse, qu'il vienne de loin, qu'il ne soit de son clan n'y changeait rien. Elle se leva pour s'avancer avec souplesse de la statue qui trônait au centre de la pièce, et tourner très lentement autour, parlant plus fort pour que sa voix porte malgré la distance.

Sagesse, et Tempérance sont ses maîtres mots.

Elle revint du côté où se trouvait Joaquín, frôlant sans toucher les formes gracieuses de la louve entourée d'oiseaux noirs, si à propos à côté d'Eva.

Les Nakhus se veulent dans cette lignée, terre de paix et d'accueil, mais aussi médiateurs au besoin. Loin des conflits et des violences, ça n'est... Nous ne sommes pas un peuple belliqueux.

Ton peuple, Eva. Pas ce peuple. Il était le tien, désormais, ne l'oublie pas. Elle ne regardait plus le solitaire, les yeux rivés sur le marbre pourpre qui semblait pulser dans la lumière des vitraux.

Elle n'a pas eu histoire paisible, si j'en crois les anciens qui en parlent. Yurai a été mauvaise, a fait des choix discutables, mais elle est à présent ce qui se rapproche le plus du symbole de l'unification et de la réflexion en lieu et place de la guerre.

Encore une légère pause, avant qu'Eva ne reporte son attention sur le loup terre brûlée, et ne conclue :

Je n'ai pour l'instant vu que du bien perpétré en son nom.

Sagesse et Témpérance. Les babines de Joaquín frémirent, prêtes à dévoiler un rictus mélangeant moquerie et dégoût. Fumisteries, tout ça.
Il se serait cru débarqué tout droit dans une petite enclave hippie dirigée par une secte où chaque membre était affublé d'une toge blanche, au beau milieu d'un monde post-apocalyptique. On vous faisait croire à un petit coin de paradis où demeurait l'ordre et une vie idéale, jusqu'à ce que vous découvriez quelques jours après qu'au cours du festival mensuel, on bouffait des bébés ou des intrus au nom de la Sainte Prospérité, ou une connerie du genre.
Tout cela lui semblait si grotesque. Comme si le monde extérieur n'était pas fondamentalement à chier et guidé par la violence. Comme si la sauvagerie n'était pas inscrite dans leur ADN. Comme si le meurtre ne coulait pas dans leurs veines.
Renier sa nature fondamentale, c'était à ses yeux courir à la catastrophe.

— Les Nakhus se veulent dans cette lignée, terre de paix et d'accueil, mais aussi médiateurs au besoin. Loin des conflits et des violences, ça n'est... Nous ne sommes pas un peuple belliqueux.

Il la regardait, immobile, dans la perplexité la plus totale. Ca sonnait juste comme une belle bande de victimes potentielles. Le gentil naïf qui se faisait bully puis finalement buter par une bande de rockabillies décérébrés au détour d'une ruelle, alors qu'il se rend à son rencard, bouquet de pivoines à la main.

— Et comment vous faites si on vous attaque ?

Le monde n'était pas tout rose. Ce n'était pas parce que vous choisissiez d'être les médiateurs que personne n'allait s'en prendre à vous, tôt ou tard. Quelque chose déraillait toujours. Quelqu'un finirait par jalouser votre quiétude, un conquistador trop ambitieux en voudrait à vos terres, quelque imbécile irait dire qu'elles appartenaient à ses ancêtres et qu'il était dans le droit de venir les récupérer. Au nom de l'héritage.
La paix n'était qu'illusoire. L'Univers, c'était le Chaos. Vivre dans le déni et se refuser à l'accepter n'y changerait rien. Ca vous rendait juste plus vulnérables.
Qu'importe si la supposée Déesse avait un passé obscur, qu'importe la rédemption, le monde ne comprenait que la violence, il n'y avait bien qu'elle qui semblait apporter un semblant d'ordre dans ce foutoir général qu'était l'Existence.

Si elle n'avait pas observé avec attention le loup en face d'elle, Eva aurait loupé ce doute et ce rire retenu, mais il était en face d'elle et la louve, empathique, n'eut pas besoin de sa perplexité apparente pour comprendre que ça n'était pas des valeurs en lesquelles il croyait. Et sa question le confirma bien vite. Eva rit doucement, amusée par sa réaction et ses inquiétudes. C'était aussi les siennes, des questions qu'elle se posait souvent, qui la tenaient éveillée de longues heures et entretenaient ses longues balades en solitaire. Des doutes qu'elle partageait peu avec ses confrères, mais qui hantaient ses nuits et auxquelles elle n'avait pas de réponse claire à apporter. Mais ces longs temps de réflexion lui permirent de répondre sans interruption à son interlocuteur :

Il n'y a pas vraiment de réponse à tes interrogations. Pourquoi nous attaquerait-on ?

La question, rhétorique, flotta une seconde entre eux avant qu'elle ne complète :

En répondant à ça, seulement, on peut commencer à réfléchir à la façon de résoudre le problème. Rares sont ceux qui attaquent car ils sont simplement mauvais. Ont-ils des besoins ? Des attentes ?

Elle fit quelques pas, s'éloignant de la statue de la déesse.

Si oui, pouvons-nous y répondre sans que l'ensemble se finisse dans un bain de sang, préjudiciable aux deux partis ?

Autre pause, de quelques secondes à peine.

Ont-ils seulement des volontés de conquête, d'extension de leurs territoires ?

Eva détourna le regard.

Je ne peux te donner l'avis de ma meute à ce sujet. Mais je ne suis pas à l'origine une personne sédentaire, bouger ne me dérange pas, et si l'on devait se mêler à d'autres meutes ou fuir pour conserver nos valeurs, le temps de comprendre la différence qui nous fait face et comment l'aborder, ça ne me dérange pas de m'y plier.

Pour revenir à ce loup si curieux.

Mais je ne pense pas que ce soit un avis partagé.

Un ton légèrement peiné, peut être ?

Et si l'on devait faire face à une forme de violence pure, déraisonné, alors peut-être la violence serait la seule option pour résoudre le conflit et ramener la paix...

Son regard s'était assombri.

Mais j'espère n'avoir jamais à faire face à ce dilemme, bien que je ne l'exclue pas du possible.

Eva s'approcha encore de quelques pas, pour revenir à sa position initiale, à distance correcte pour avec un échange confortable.

Ca dépend beaucoup de où l'on place ces valeurs sur notre spectre des priorités. Pour moi, elles sont très fortes, trop peut être. Et cela exige toujours des sacrifices, que je suis prête à faire, que je ne serai peut être pas encline à avoir dans le futur. Qui sait !

Elle sourit de nouveau, amusée.

Ces valeurs te sont si étrangères ?

Elle voulait savoir. Son histoire, son passé, ses blessures, ce qui l'avait conduit ici et ce qui motivait sa réticence à accepter tel comportement.

C'est sous l'oeil atterré de Joaquín que la louve se lança dans un argumentaire détaillé. Qui aurait pu convaincre les plus naïfs, peut-être, ou même juste les gens du coin, puisque les moeurs de ce continent semblaient bien différentes et surtout bien moins axées sur la destruction gratuite que chez lui.
Cette louve, et potentiellement son clan, semblaient croire que tout pouvait être raisonné.
Joaquín venait d'un endroit où les intellectuels étaient tués les premiers, généralement de manière peu glamour pour servir d'exemple, et descendait lui-même du mec le moins raisonnable du Canyon. Sa propre capacité à discerner le Bien du Mal était totalement étouffée par sa tendance, bien plus marquée, à n'avoir que faire de considérations si triviales. Il arrivait, alors qu'il écoutait la femelle discourir, que son poil se gonfle légèrement, trahissant son irritation croissante. Les clans comme celui-ci, il y en avait également, chez lui. Ou en tout cas il y en avait eu. A se targuer d'être plus éduqués et plus civilisés que les autres, à promouvoir des notions de paix et de tempérance, à renier systématiquement leur identité de prédateurs, ils s'étaient tous faits massacrer les uns après les autres.
Ca lui rappelait les histoires qu'on lui racontait sur les premiers missionnaires, envoyés chez les autochtones qui peuplaient initialement son pays, avec leurs grands délires d'ouvrir les sauvages à la raison et de les gracier dans la parole du Dieu Unique.
Morts.
Butés par les autochtones.
Butés par les nouveaux colons venus défoncer ce qu'il restait d'autochtones réticents à l'esclavage, si jamais les fameux missionnaires réussissaient un tant soit peu à s'intégrer aux tribus locales.
Pas un seul n'avait survécu.

Alors qu'elle arrivait à la fin de son exposé, il se força à prendre une grande inspiration par le nez. Cette gosse ne lui avait rien fait de mal.
Non, Joaquín, non, non, non.
Cela ne l'aurait pas empêchée d'être mise en pièces par les mecs avec lesquels il trainait peu avant d'être banni de chez lui. Si elle avait été un mâle, il aurait sûrement été aussi de la partie.

— Être ouverts à discussion ne vous dispense pas de savoir combattre.

Il ferma les yeux un instant, prenant une nouvelle inspiration. Il avait le sentiment que c'était perdu d'avance, et n'était franchement pas sûr de vouloir se lancer dans ce débat-là. Ce n'était après tout pas ses affaires. Si ces gens voulaient courir au suicide, qu'ils le fassent. A voir alors si leur déesse entendrait leurs appels, lorsque tout serait mis à feu et à sang.

— Sagesse serait aussi prepararse à ça. Tout le monde n'est pas gentil comme gens d'ici.

Puis, après une dernière pause :

— Chez moi on vous donnerait pas le temps d'ouvrir la bouche pour parler. On vous tuerait tout de suite, pour plaisir, parce qu'on aime pas les gens qui se croient plus intelligents que les autres.

Et on abuserait probablement de vos femelles avant, pour ne pas gâcher la bonne viande, après tout pourquoi s'emmerder.
Ses yeux quittèrent Eva pour se poser de nouveau sur la statue à côté d'elle. Il s'avança de quelques pas dans sa direction, la détaillant avec attention.

— Et qu'est-ce que je devrais faire si je voulais obtenir glowstick ? demanda-t-il pensivement, tournant autour de la pierre comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'il jaugeait les autres. Généralement, ses proies ou ses adversaires potentiels.

Daniel aurait expliqué avoir affronté lui-même le soit-disant Dieu de la Force de ce pays pour obtenir le sien. Chose qui n'aurait été selon le vieux mâle qu'un challenge personnel pour mettre à l'épreuve ces imbéciles de meurtards et leurs croyances stupides de faibles assistés infoutus de s'en sortir par eux-même, non mais quelle bande de bras cassés, me cago en Dios, mais dont il n'aurait par la suite pas hésité à se vanter à chaque fois que l'occasion se présentait. Il était bien curieux d'en apprendre plus. Tout cela l'avait toujours hautement intrigué.

L'animosité de Joaquín à son encontre ne lui échappa pas, et Eva baissa l'oreille face au regard fortement réprobateur de ce loup si imposant qui lui faisait face. Elle avait l'impression d'être un enfant pris en faute, un élève ayant mal répondu à la question de ce professeur qui maintenant la regardait avec déception. Et Eva ressentit cette réprobation comme une flèche dans son petit coeur tout doux. Evidemment, elle ne pouvait pas s'attendre à ce que tout le monde pense comme elle, à ce que tout le monde porte ces valeurs haut et fort ! Mais les voir chassées d'un air sombre et froid lui était plus dur encore que s'il avait cherché à argumenter et à exposer vaillamment les siennes.

Loin d'imaginer les scènes qui venaient à l'esprit de son interlocuteur, Eva baissa une seconde oreille à sa réponse.

Il évoquait après tout ces situations qui peuplaient ses cauchemars, ses doutes les plus profonds. Qu'arriverait-il si le dialogue échouait, si elle ne pouvait pas protéger ceux qui lui étaient cher ? Pourrait-elle, toute sa vie, continuer à fuir et à se mettre en sécurité, et vivre dans l'illusion que le monde pouvait survivre sans violence ?

Bien sûr, elle avait plus foi en ses croyances que quelques mots puissent la déstabiliser, mais le loup avait tapé là où elle ne savait pas répondre, là où ses doutes étaient les plus forts. Sa voix était égale, cependant, lorsqu'elle répondit :

La réalité reflète rarement ce à quoi on aspire.

Puis, pour se justifier aux yeux de Joaquin, elle ajouta tout de même :

Une caste de combattants existe chez les Nakhus, mais le manque de sollicitation nous a rendu...

Faibles.

Elle-même ne jugeait pas cela comme un mal, après tout c'est une situation à laquelle elle aspirait, dans un monde idéal. Mais c'était aussi un manque de discernement. Une chute potentielle de ce qu'ils étaient. Et Yurai ? Eva avait foi en la déesse, mais de nature indépendante, devoir se reposer sur elle lui semblait absurde. C'était quelque chose qu'ils ne maîtrisaient pas, qui pouvait leur échapper à tout instant.

Sa seconde question arrive comme un vent frais. Si elle semblait percevoir une once de convoitise dans l'attitude du loup face à la déesse, elle ne s'en offusqua ni ne s'en inquiéta. Après tout, les dieux savaient bien résister aux tromperies des mortels, et si ça n'était pas le cas, alors la vie n'en serait que plus intéressante. Ca n'était, dans tous les cas, pas à Eva d'en juger :

Il suffit de le demander à la divinité dont tu souhaites porter les couleurs. Après...

Elle s'assit.

Aka, du rouge de la force, Kiro, du jaune de la vivacité, et Dairo l'orange de la ruse et la créativité se trouvent en terres Etelkrus. Je crois qu'eux seuls peuvent y avoir accès ? Il en est de même pour le bleu d'Ao, la force mentale, le vert de Mido de la vivacité d'esprit et le rose de Moiro, déesse du charme - ces trois là se trouvent chez les Lazulis. Comme tu peux le voir, Yurai sur les terres Nakhus porte la sagesse et la tempérence.

Elle marqua une simple hésitation.

Il est probable que les clans t'empêchent d'accéder aux fontaines et te pourchassent si tu réussis à acquérir un glowstick.

Elle ne précisa pas si elle adhérait, ou non, à cette politique. La réponse semblait plus ou moins évidente.

Il se sentait presque comme un vieux con qui aurait réprimandé une gamine, à voir sa réaction. Joaquín serra les dents, agacé. Puis, moyennant une nouvelle grande inspiration, plus profonde et posée cette fois, il se montra plus posé.

— Vous devriez vous entrainer. Les gens derrière ces montagnes ne sont pas aussi... erh... pacifiques. Il eut une petite moue contrite, avant d'ajouter, à demi-mots, presque pour lui même : Certains gens d'ici non plus.

Il l'écouta attentivement énumérer les différents Dieux du Panthéon local, ainsi que les meutes qui s'étaient apparemment appropriées leurs pouvoirs. Il lui semblait qu'à l'époque de Daniel, les fontaines étaient accessibles à tous. Personne n'avait en tout cas tenté de se mettre en travers de son chemin lorsqu'il était allé réclamer un glowstick. Les gens de l'époque étaient peut-être laxistes.
Ou peu disposés à venir enquiquiner un vieux mec ronchon, illettré et incapable de parler la langue locale qui ressemblait plus à un grizzly qu'à un de leurs congénères.  

— Les Dieux s'en moquent, qu'un solitaire demande glowstick ?

Il avait prononcé le mot Dieux du bout des lèvres, comme si ça le contraignait tout particulièrement de se référer à eux comme à de véritables divinités.
C'était quelque chose qui l'avait toujours intrigué. Si ces glowsticks rendaient la vie si facile, pourquoi plus de solitaires n'auraient alors pas tenté d'en récupérer ? Il ne savait pas trop ce qu'il en était à l'époque, mais les fontaines semblaient moins gardées que maintenant.
Lui-même n'aspirait pas spécialement à en avoir un. Il venait d'un peuple fier, trop fier pour confier sa vie entre les pattes d'une quelconque entité supérieure. Ca aurait de toute manière signifié faire preuve de faiblesse, à titre personnel. Il était parfaitement capable de se débrouiller sans.
Mais malgré tout sa curiosité était bien présente, et de multiples questions le hantaient à ce sujet.
Dont une, qui lui vint soudainement à l'esprit, qui lui fit réaliser que finalement, un glowstick pourrait être plus utile qu'il ne le pensait.

— Et on peut choisir notre pouvoir, quand on obtient glowstick ?

Il n'avait rien entendu comme quoi Daniel l'aurait choisi lui-même. Mais il avait toujours supposé qu'il était peut-être trop con pour le faire consciemment. Le Dieu Rouge avait peut-être eu pitié de lui et lui avait assigné quelque chose d'office. Quelque chose d'abordable pour un crétin comme lui.

Elle agita une oreille. Que de questions curieuses et intéressantes ! Elle-même avait délaissé la théologie pour se jeter à corps perdu dans l'exploration de ces terres si différentes de celles qu'elle connaissait. Joaquin, par son intérêt, ravivait sa curiosité et lui donnait envie de creuser le sujet. Peut être Nocera pourrait-elle l'éclairer à ce sujet, ou lui donner des noms de loups avec qui ces cas de figure s'étaient présenté ? Mais en l'état actuel de ses connaissances, elle devait tristement étaler son manque de savoir au loup musculeux qui lui faisait face. Elle hocha la tête négativement.

Honnêtement, je ne sais pas. De ce que j'ai compris, ce sont des entités qui ont des pouvoirs, des personnalités, et sont maîtresses de leurs décisions. Elles apparaissent pour les épreuves de glowstick, mais parfois aussi dans d'autres cadres, sur simple requête. Je pense que certains dieux s'en fichent, tant que les intentions sont là. Je pense que d'autres ne le verraient pas d'un bon œil. Je doute que quiconque se permette de répondre à cette question en lieu et place du dieu sollicité.

La seconde question n'était pas plus simple.

Je n'ai pas entendu parler de loups qui choisissaient leur pouvoir, mais ça ne veut pas dire que ça n'existe pas, ou que ça n'est pas implicitement le cas. Les dieux sont-ils omnipotents et assignent-ils ainsi aux valeureux de quoi ravir leurs coeurs ?

Une très légère pause.

Si tu as une idée en tête, je te dirais bien de demander directement au dieu dont tu brigue l'allégeance. Peut être te bénira-t-il ?

Elle lui jeta un coup d'oeil curieux et moqueur. Elle avait choisi le mot exprès pour le faire réagir, non pas par malice mais pour voir sa réaction. Etait-il simplement curieux ? Il semblait avoir une réelle aversion pour les dieux en tout genre, ses mots étaient depuis le début sûrs et chargés d'un certain dédain. Mais il semblait aussi désireux d'apprendre.

De comprendre.

Et puis, ne peut-on pas s'amuser de temps en temps ? D'un ton plus sérieux, elle reprit.

Par contre, j'ai entendu parler de dons qui étaient vécu, à tort ou non je ne sais, comme de véritables malédictions. Mais il suffit, dans ce cas, de briser l'opercule pour briser le lien et se départir du don.

Elle avait entendu aussi parler de dons obscurs qui liaient la vie de leur porteur à ce dernier pour toujours. Racontars, n'est-ce pas ?

Il l'écouta attentivement, bataillant pour décrypter les informations et les stocker. S'il était vrai que sa compréhension du langage local et sa maîtrise de ce dernier s'étaient nettement améliorées depuis qu'il était ici, il lui était toujours difficile de suivre et tenir une conversation lorsque celle-ci s'étalait sur la durée. Arrivait un moment où son cerveau peinait à garder le rythme. Il y avait des jours où il n'y arrivait tout simplement pas, du début à la fin.
L'intérêt d'une vie de solitaire était qu'il lui était facile de ne parler à personne lorsqu'il ne s'en sentait pas capable.
L'inconvénient d'une vie de solitaire était qu'il était justement seul la plupart du temps, et qu'au final, les échanges étaient rares, et de fait, sa progression dans la maîtrise de cette langue se faisait de manière nivelée, avec parfois de prodigieux retours en arrière, faute de pratique régulière.
Les propos d'Eva avaient du sens. Bien malgré lui, il ne pouvait s'empêcher d'imaginer le Dieu Rouge comme une sorte de version alternative, plus fluorescente et peut-être un poil plus maline que Daniel. Difficile d'imaginer autre chose, lorsqu'on s'intéressait à une supposée divinité supposée incarner la force brute. De fait, cet Aka pouvait très bien être un grand nigaud avec un sacré caractère de merde, et peut-être même une propension non négligeable à se vexer pour un rien. S'il avait été en lieu et place du Dieu, Daniel aurait sûrement refilé un glowstick au premier manant venu, juste pour voir à quel point c'était susceptible de foutre la merde.
Mais peut-être se leurrait-t-il totalement.

Une moue agacée déforma ses traits et il retroussa légèrement les babines, sa langue rose passant devant ses incisives, lorsqu'elle lui suggéra d'aller questionner les Dieux lui-même, dans l'optique où il souhaiterait obtenir un glowstick.
Si la taquinerie était évidente, Joaquín était peut-être parfois plus proche de Daniel qu'il ne l'aurait cru et surtout qu'il ne l'aurait voulu : il pouvait se vexer facilement.

— Je n'ai pas besoin de bénédiction, feula-t-il, le dernier mot presque craché aux pattes de la louve.

Tout au plus avait-il besoin d'un petit remontant. La réponse, nébuleuse, de la femelle, emboutit néanmoins rapidement ses espoirs quant à ce sujet.
S'il n'était pas possible de choisir son pouvoir, alors cela n'aurait rimé à rien pour lui de tenter d'obtenir un glowstick. A part, peut-être, pour emmerder les meutards du coin, visiblement peu avenants avec les gens comme lui. Force était de reconnaître que cette idée était extrêmement alléchante. Moins alléchante était celle qui lui suggérait que c'était pour cette même raison que Daniel avait lui-même était réclamer l'un de ces petits tubes fluorescents auxquels les locaux semblaient si attachés.

— Je veux juste téquila.

Quoi de mieux que la capacité de faire apparaître cette boisson si chère à son coeur à chaque fois que l'envie de s'en rincer la gorge se faisait sentir, après tout ? Oh, certes, si c'était un peu trop, être seulement capable de faire pousser de l'agave ou de fabriquer de quoi la distiller aurait été amplement suffisant. De nombreux obstacles se posaient entre lui et le sacro-saint alcool, seule entité vaguement divine qui pourrait jamais baigner sa vie de sa douce lumière. La matière première, déjà. Et encore, il pourrait bien trouver autre chose à distiller, même si cela aurait signifié qu'il aurait fait du simple alcool de contrebande, et non pas du vrai téquila. Ensuite, de quoi la traiter. Et la stocker.
Enfin, la connaissance suffisante pour réaliser tout ça correctement. Il savait bien un peu comment faire, ayant grandi dans un bar, mais sa maîtrise du sujet restait extrêmement limitée.

Dommage qu'il ne s'y soit pas plus intéressé, à l'époque.

La réaction était attendue, et Eva ne put s'empêcher de s'en amuser, son visage éclairé par un amusement évident. Mais le museau du grand loup brun plissé par la colère et son regard acéré firent quand même gonfler son poil et ses plumes, elle restait impressionnée par cette sensation de puissance sauvage qu'il dégageait.

Elle ne poussa pas sa chance à lâcher un rire, passant simplement une langue nerveuse sur ses babines avant de se lécher l'épaule, tel un chat souhaitant attirer l'attention sur autre chose, tout sauf la peur qui l'avait envahi à tort une seconde avant. Son pelage se plaqua sur son corps, reprit sa place. Il était brut, et brute, mais Eva ne pouvait s'empêcher d'apprécier naturellement la bête massive qui se trouvait devant elle. S'il servait visiblement ses propres intérêts seulement, il le faisait avec franchise et brutale honnêteté, et en plus d'une non-violence relative, c'était tout ce qu'elle demandait aux autres.

Le mot résonna à ses oreilles. Téquila. Où l'avait-elle déjà entendu ? Elle arrêta son manège, sa langue restant un instant sortie sur son menton, animal interrompu dans sa tâche par un flux d'informations et une réflexion autre. Si elle était bien loin de pouvoir imaginer une façon de produire telle liqueur, elle avait déjà vu des loups en consommer et en avoir dans des petites flasques, sans jamais avoir pu en gouter elle-même (ses parents le lui avaient toujours fortement défendu !). Elle avait toutefois était très intriguée par les relents d'alcool qui s'échappaient des pelages des loups concernés, et leur attitude pour le moins. Déroutante, après une consommation (plus ou moins) excessive.

Elle hocha la tête, ramenant sa langue dans sa grotte.

Je crois que les pirates ont du rhum. Mais qu'il est maudit, du genre salement maudit.

Celui là, vu ce qu'elle en avait entendu, comme quoi les loups se transformaient en monstres et en crevaient, elle ne risquait pas d'y toucher. Mais peut être que des loups plus éclairés pourraient départager le vrai du faux dans ces racontars et apporter un témoignage plus solide ?

— Je crois que les pirates ont du rhum. Mais qu'il est maudit, du genre salement maudit.

Les oreilles de Joaquín remuèrent légèrement, témoignant dans un premier temps d'une curiosité ravivée, puis d'une cruelle déception. Sans doute doublée d'une pointe d'ironie : évidemment, il fallait que le rhum soit maudit, qui était-il pour s'imaginer que la vie serait si facile. Ce n'était qu'un ascenseur émotionnel de plus, noyé parmi une myriade d'autres, passés, et à venir.
Plusieurs points pouvaient cependant être relevés dans cette déclaration :
1. Il y avait des pirates — Eva n'avait pas parlé de pirates jusque là ;
2. Définir " salement maudit ". (Définir pirates, aussi)

Plissant légèrement les yeux, sourcils froncés, Joaquín pinça les lèvres quelques secondes, semblant analyser les quelques informations nouvelles distillées au compte-gouttes par la louve ailée avant de répondre, plus calmement :

— Quels pirates ?

Puis d'ajouter rapidement :

— C'est quoi cette malédiction ?

Si c'était une malédiction du genre être condamné à se coltiner une teinture de cheveux fuchsia jusqu'à la fin de ses jours où se voir pousser une paire d'ailes de chauve-souris, il pouvait envisager de se raser le crâne et de faire ce sacrifice pour un peu d'alcool. Les ailes, quand bien même elles manqueraient clairement de glamour, pourraient toujours être utiles. Pour terroriser les petits clanistes, par exemple.
Si par exemple il s'agissait de n'être ni mort ni vivant et d'écumer le monde sur un bateau fantôme jusqu'à la fin des temps, cela n'en valait peut-être pas la peine. Autant aller chercher un glowstick, il préférait encore se faire bénir plutôt que passer l'éternité à se geler le cul sur un vieux rafiot rongé par les moisissures, le poil encore plus rêche que d'ordinaire et la peau asséchée par l'embrun de la mer. A se coltiner les boutades beaufs d'une tripotée de crasseux avec leurs jambes de bois, leurs dents en or, leur haleine de mort et leurs troubles délirants de mecs soit-disant mariés à un gros tas de flotte. Tous les paramètres à l'exception de la jambe de bois lui rappelaient cruellement ce qu'il avait laissé derrière lui au pays, la seule différence était que là-bas, on y prêtait allégeance au désert, et non à l'océan.
A ce prix-là, autant retourner là-bas siffler des téquilas.

Elle sent la pointe d'intérêt qui motive le loup de bois et d'ébène, et tenta de se souvenir de ce qu'elle avait entendu à ce sujet. Déjà, commencer par les informations de première main :

On les appelle les Raeders, ils vivent sur l'île la plus au sud de ces terres, et ils ont très mauvaise réputation. On les dit agressifs, violents, et ils ont plusieurs meurtres avérés à leur actif dans les meutes limitrophes. Après, ils ont l'air de loups comme les autres.

Petite pause.

Enfin, ce ne sont pas des monstres. Quand ils sont petit.

Pas des monstres. Façon de parler. Ca n'était pas des géants qui vivaient dans l'eau et n'en sortaient que pour détrousser les voyageurs à la façon de sirènes absurdes de contrées étranges. Eva passa une langue sur ses babines, rapidement, avant de continuer son cours :

Ajani, un loup de notre meute qui vient de chez eux, m'a expliqué qu'à partir d'un certain âge, une malédiction les empêche de rejoindre le continent sous peine d'en mourir. Elle leur donne, à la place, des capacités aquatiques. Des nageoires, le fait de respirer sous l'eau, ce genre de choses... Après je ne suis pas experte. Il pourra te renseigner mieux que moi, si ça t'intéresse.

Elle ne s'étonnait pas qu'il cherche à s'attirer volontairement cette malédiction : il y a bien longtemps qu'elle avait cessé de s'interroger du pourquoi du comment des loups d'ici, certains étaient quand même sacrément perchés. Eva bougea une oreille alors qu'un nuage plongeait momentanément le lieu dans la pénombre, chassant les mille lueurs du sol et ôtant aux vitraux leur pouvoir de fascination. L'ambiance était tout de suite beaucoup plus macabre et déprimante, mais mettait en valeur la statue de marbre qui reflétait l'extraordinaire lueur du liquide violacé ondulant à ses pieds.

Des meurtriers agressifs et violents, jouissant d'une réputation déplorable.
Sounds like home.

Un rictus amusé fleurit sur ses babines, pour y mourir l'instant d'après. Ces Raeders ressemblaient somme toute à n'importe quel péquin venu de chez lui, ou en tout cas n'importe quel loup âgé de plus de six mois, âge limite à partir duquel, la plupart du temps, si vous n'aviez pas la rage en vous, vous ne surviviez pas. Ce monde qui semblait n'avoir rien de rassurant pour la louve ailée, c'était sa réalité, et surtout sa normalité.
Un loup moins arrogant que lui se serait peut-être demandé ce que cela pouvait faire, de naître et grandir dans un foyer où le danger n'était qu'une lointaine chimère, un croquemitaine cousu de toutes pièces tout juste bon à effrayer les enfants un peu trop agités. Un loup plus timoré aurait sans doute aspiré à ça.
Mais si Joaquín était là, c'était parce qu'il était né pour ça. C'était dans le chaos qu'il se sentait chez lui. Et dans la violence qu'il s'épanouissait pleinement.
Certes, passer sa vie à se dorer la pilule en mangeant des papayes aurait pu lui plaire, les premiers jours. Mais le manque, il n'aurait jamais pu y échapper.
Au final, si sa vie était loin d'être idéale et s'il avait de nombreux regrets, il s'accomodait parfaitement de ce qu'il avait enduré jusque là. C'était ça qui avait fait de lui le loup qu'il était aujourd'hui, c'était ça qui avait fait de lui un survivant, et si c'était également ça qui causerait sa perte, un jour ou l'autre, en attendant un dernier obstacle qu'il ne pourrait cette fois-ci franchir, il savait qu'il pourrait continuer de courir les chemins sans la moindre honte, car il était exactement tel qu'il devait être. Et qu'il n'avait rien à craindre, si ce n'est une folie de trop.

Contrairement à ces loups pacifistes qui lui semblaient bien vulnérables, à prêcher la bonne parole enroulés dans leurs capes de velours.

La partie sur les excroissances marines, elle, était bien plus exotique que le reste. Mais il avait bien vite appris, en vivant ici, que ce genre de chose relevait presque du banal en ces terres. La perspective de se voir condamné en créature marine, elle, ne l'enchantait guère, et il ne voyait de toute manière aucune raison pour aller clamer quelque capacité sublupine — ç'aurait été tricher –, surtout pour se retrouver condamné à ne plus jamais voir le désert par la suite. Il aimait l'alcool, mais pas à ce point. Il trouverait une solution, ou ferait juste sans.

L'Eglise s'assombrit, tandis qu'un épais nuage cachait le soleil, derrière les vitraux. L'air était humide et à l'odeur, des précipitations semblaient s'accumuler derrière les montagnes, prêtes à inonder la vallée de pluie. Joaquín n'avait guère envie de se retrouver mouillé, ni de rentrer chez lui les pattes dans l'eau. Après quelques dernières secondes à observer pensivement la statue qui luisait en silence, il se leva lentement.

— Je dois partir.

Sans plus de formalités, il se dirigea vers la porte de l'édifice. A la lisière de cette dernière, il tourna légèrement la tête sur le côté, avant de balancer, par dessus son épaule :

— Adiós, Eva.

Puis il disparut dans l'embrasure, tandis qu'au loin, l'orage commençait à gronder.

Elle ne s'ombragea pas de son attitude somme toute assez raide, lorsqu'il se leva et se dirigea vers l'extérieur. Quelque part, elle sentait qu'ils avaient un passé trop différent, eu des expériences qui divergeaient tellement qu'il leur serait difficile de trouver terrain d'entente, ou aspirations communes. Mais c'est ce qui l'intriguait d'autant plus, et ce qui rendait cette rencontre si importante à ses yeux. Oh, bien sûr elle adorait croiser des âmes paisibles et délicates, douces et reposantes, et se repaissait de tels alliés et compagnons. Mais elle était une louve énergique et, surtout.

Exploratrice.

Et c'était ce gout de l'exotisme qui l'avait amenée sur ces terres, ce gout de la découverte qui la poussait à franchir les frontières, à chercher la compagnie de loups toujours plus curieux, toujours plus différents. Elle pensait qu'elle aurait du mal à vraiment comprendre Joaquín un jour, si seulement elle y arrivait. Mais c'était un défi d'autant plus intéressant.

L'église se retrouva en un instant plongée dans la pénombre, alors que la pluie se profilait à l'horizon. Eva s'approcha à son tour de l'énorme porte à double battants, et s'assit sur le perron en grimaçant. Elle avait une relation très ambivalente avec la pluie : c'était son temps préféré, mais il rendait son vol très délicat.

A bientôt peut être, Joaquín.

Et elle le suivit des yeux alors que son corps se faisait happer par le paysage, le rendant invisible en moins de temps qu'il ne faut pour le dire.