Hot and Cold l P.V. Seosy

C'était étrange. Elle s'était baladé quelques heures dans les hautes herbes de la savane, batifolé sans but, et même trouvé un lapin ! Un gros lapin bien juteux dont elle s'était délectée, profitant d'un espace cosy en haut d'un arbre rachitique pour se sustenter en paix et observer les environs, à l'abri des lions et léopards, ces saloperies de l'enfer du cul des champs de paille sauvage. Elle n'aimait pas beaucoup les prédateurs, enfin surtout ceux qui pouvaient la menacer.

Et puis elle avait repris sa route, cahin-caha, choisissant cette fois de se reposer sur ses pattes et pas sur ses ailes pour parcourir des kilomètres. Ils faisaient ça, régulièrement, dans son ancienne meute. Des sortes de pèlerinages. Elle avait vu des loups ailés qui avaient tiré trait sur cette habitude : ils étaient presque incapables de marcher, et leurs ailes étaient même... Disgracieuses, pour certains. Trop musclées, pour pouvoir porter leur carrure de loup. Ils finissaient tous par devenir dépendants du reste de la famille, et globalement leur espérance de vie restait... Moindre de celle d'un loup normal.

Alors, Eva marchait.

Et puis, de toute façon elle adorait ça ! Trotter les plumes au vent, le nez pointé vers l'horizon, ses pattes foulant le sol inégal, ce sentiment de liberté qui la prenait aux tripes, similaire à celui qu'elle éprouvait à voler au milieu des nuages ! Toute son attention focalisée sur le paysage, autour d'elle, sa respiration, ses muscles qui chauffaient, ses pensées, et rien pour la perturber. Si elle était un animal sociable, qui ne pourrait jamais vivre loin de ses congénères, elle appréciait tout de même ces moments de calme, hors du temps.

Et l'herbe sèche s'était faite plus rare. Moins dense. Et la terre s'était parsemée de neige, puis avait laissé place à la glace, et Eva ne comprenait pas comment deux écosystèmes si différents pouvaient être si proches. Elle s'amusa à sautiller sur place, faire voler des flocons, griffer le sol dur de ses pattes, avant de tout simplement s'enfoncer dans ce paysage merveilleux, décalé.

La température chutait.

Eva s'émerveillait de tout ce qu'elle voyait. La neige sous ses pattes était glacée, et cette sensation se répandait dans tout son organisme, lui chatouillant les poils et lui enlevant toute sensation dans les coussinets. Mais allait-elle se plaindre pour si peu, alors que le paysage emplissait ses yeux et son esprit ? A perte de vue, les espaces immaculés créaient une plaine infinie dans toutes les teintes de bleu, turquoise, azur et argent. Ca et là, monts s'élevaient pour créer des distorsions dans l'espace, brisant la ligne de l'horizon en mille sculptures abstraites et sauvages. Ca et là, le soleil se reflétait plus violemment, plus intensément, et la neige fondait pour se crystaliser à nouveau sous le vent polaire, offrant derrière elle arabesques et merveilles, jusqu'à ce que quelques degrés de trop ne les effacent. Et ne les fassent renaître. Danse immuable, infinie et à peine possible à distinguer tant le soleil, acteur, s'évertuait à rendre aveugles ceux qui s'y intéressaient.

Eva s'esclaffa, amusée par cette fatalité. Tant de beauté, qu'elle ne pouvait contempler que du coin de l'oeil, si elle ne voulait en pâtir !

Et la température chutait toujours, à mesure qu'elle s'enfonçait à travers les paysages glacés. Elle aurait dû se méfier. Faire demi-tour ! Mais non, Eva avait l'habitude, du voyage, des conditions difficiles, et surtout lorsqu'elle découvrait de nouvelles choses elle n'était plus qu'une demi-tête, un quart de cerveau.

Et, quand elle se rendit compte qu'elle avait vraiment froid, il était déjà trop tard. Ses ailes n'étaient plus que superpositions de bouts de glace qui jamais ne pourraient la faire s'envoler. Elle devaient peser un quart plus lourd, avec toute l'eau qu'elles avaient emmagasiné et qui y avaient congelé, et elles lui faisaient mal, fatiguée qu'elle était du début de son voyage. Eva s'humecta les lèvres. Le soleil était haut encore, mais elle devait s'en retourner maintenant, ou le résultat pourrait vite devenir dramatique.

Contrairement à certains, elle avait un particulièrement bon sens de l'orientation. Après tout ! Mieux vaut, pour un oiseau. Mais si elle savait exactement par quel passage passer pour revenir à son point de départ, elle n'était pas sûre qu'il soit le plus court pour se sortir d'ici, et surtout-

Surtout, elle n'était pas louve à ignorer un cri, si agressif soit-il, lancé dans l'immensité glacée. Agitant ses oreilles, elle se dirigea en trottant vers la source du bruit, jusqu'à finalement apercevoir la personne qui l'avait lancé. Elle avait mis un moment, caché qu'il était derrière un énorme caillou de glace, à quelques mètres d'une crevasse peu engageant. Eva se signala en agitant sa longue queue.

Hé !

Elle avança de quelques pas, curieuse et enjouée. Maintenant qu'elle avait le visu sur le loup, elle ne pouvait plus le louper : il était loin des teintes bleutées des environs.

Au début, elle ne le vit pas. Elle était bien trop occupée à observer ce nouveau venu, à vouloir attirer son attention pour lui adresser la parole ! Mais il ne lui fallut pas bien longtemps pour ressentir un frisson lui remonter l'échine, partant de la base de sa double queue, remonter le long de ses plumes blanches dressées sur son dos et finir au creux de sa nuque, avant d'éclater dans tout son corps en démangeaisons désagréables.

Mal à l'aise, elle tourna la tête.

Et elle le vit. Il était là, dressé, à moitié caché par un bloc de glace dans lequel son corps déjà tordu prenait des proportions inimaginables et-

Non

Ca n'était pas la glace

Putain

De merde

Eva se mit à hurler.

Un cri désarticulé, cinglant, trop haut, trop aigu, glatissement et hurlement de loup à qui on arrache son esprit, ses pensées. Elle recule, d'un pas, son poil bouffe, se hérisse, ses plumes se dressent et bruissent, elle veut partir, s'enfuir, être ailleurs. Elle s'aplatit au sol, comme si elle pouvait disparaître, s'échapper, devenir invisible.

Son cerveau, quelqu'instant, arrête de tourner, à vide, ne voit plus que ces yeux imbibés de sang, qui la fixent, qui trouent son âme et veulent la remplir de-d-de vide, de rien, d'horreur. Le corps d'Eva fut de nouveau parcouru de frissons, plus violents encore, à la limite de l'épilepsie, et ses mots jaillirent malgré elle, s'échappant de sa gorge nouée, la blessant au passage tellement elle se sentait mal.

V-v-va-t-

Croassement indistinct qu'elle remania :

VA T'EN !

Elle étendit ses ailes si volumineuses dans un mouvement qu'elle ne se souvenait pas avoir jamais fait, une technique d'intimidation, si dérisoire devant ce monstre de poils et de cuir - putain qu'il devait se cailler le cul sur la grève - qui l'observait de son regard monstrueux.

Eva, qui n'avait jamais été méchante avec personne, qui ressentait un pincement au coeur à crier de si violents mots à quelqu'un, non, quelque chose qu'elle ne connaissait pas, ne réfléchissait pas de façon rationnelle. Elle recula d'un pas encore, se força à arracher son regard à la chose, persuadée que son esprit brulerait si elle la considérait plus longtemps.

S'il te plait laisse nous...

Un souffle, à peine perceptible à travers le tremblement de ses membres, de ses muscles.

Cendrillon, te voilà Connecté.

Tu as vu la Bête, mais celle-ci t'as épargné : un lien s'est créé entre vous et l'univers dont elle provient.
En plus de cette vision qui te frappe, tu commences à ressentir. Peut-être même à le comprendre. Ton esprit semble voyager sans contrôle entre ce monde et celui d'à l'Envers.

À en perdre le fil.
À finir par les confondre.

Tu ressens aussi ceux qui s'y trouvent piégés. Tu sais qu'ils sont en dessous de toi, c'est une impression forte qui t'envahit et fait se dresser les poils de ton échine. Tu te retrouves aussi guidé, par les ersatz d'eux restant en ce monde.
Si à ce moment précis tu comprenais que la louve ailée se trouvait à l'endroit exact où tu te situais toi, dans cette autre dimension, tu te surprendras à ressentir la même chose en les lieux dans lesquels se tiennent les autres Dévorés.

C'est quelque chose qu'il va falloir maîtriser, Cendrillon.
Il va falloir te laisser guider par ces intuitions qui t'habitent, il va falloir apprendre à écouter ces échos qui se murmurent à ton oreille et hurlent dans ton cœur.
Cendrillon...

Tu es en mesure de la sauver, même si elle n'est pour toi qu'inconnue.
Il ne te reste plus qu'à savoir comment...