Paranoïa l'emportera ✠ Anette

Elle est là, mais en même temps pas.
Elle grogne et elle hurle jusqu'à s'en érayer la voix et offre au monde des dents acérées. Elle use et abuse, sent jusqu'au sang, écoute jusqu'à l'acouphène, stresse jusqu'à ce que son pelage se clairsème. Elle ne bouge plus, se reclus, tousse et repousse. Elle a le corps qui se broie, qui ploie.
Mais c'est ce qui est dedans, qui est effrayant.
Elle danse. Elle danse en haut d'un monde imaginaire, au bord de trois frontière. Elle est perdue entre ces pays. Celui de la colère, de la tristesse et de l'auto-destruction. Ses pensées s'accélèrent et font surface, émergent sous forme de ces stigmates corporels. Ou peut-être s'échappent-ils, coulent-ils, depuis les fissures de son esprit.

Elle est blessée.
Elle est là, mais en même temps pas, elle a été brisée.

Et moi je constate. Je la regarde petit à petit se détériorer. Je relève et ramasse les morceaux de son état que je retrouve chaque matin éparpillés sur le sol, irrémédiablement. J'accumule ces petits bouts d'elle quand elle les égare sous mon regard. J'ai l'impression parfois de voir physiquement l'araignée de l'impact en elle, tant elle se fractionne.

Je la regarde, elle est si maigre.

Je garde cette collection faite trop rapidement. J'espère, désespère de pouvoir les garder pour faire quelque chose. À chaque visite où je la trouve un peu plus disloquée encore, tout se dissocie. Une impression persistante que ce n'est pas la réalité s'installe, balaie toute pensée cohérente de mon esprit et me laisse vide. Essayer de bouger une langue trop sèche semble soudain un effort insurmontable, esquisser un geste vers elle tout autant, penser à une solution semble impossible.
Rien ne semble bon, ou faisable.

Pourtant, pourtant quand j'essaye de prendre du recul, quand je retrouve enfin les embruns de la mer, tout s'anime, tout deviens violent ! Des hurlements qui s'enfuient, emportés par le vent. Des larmes, rondes et bouillantes, absorbées par les vagues. Un volcan qui entre en éruption et brûle mon corps. Après, après je ne suis plus qu'une île calcinée, épuisée et remplie de la vapeur crasseuse de l'impuissance. Et pourtant ma peine... n'est rien à côté de la sienne.

Je la regarde, aujourd'hui, et je sais que je dois parler. Elle a repoussé son frère une énième fois, ne tolère plus que moi. Tout va trop vite, un peu plus encore et nous allons la perdre. C'est mon devoir, ma responsabilité mais surtout mon envie. Tout va trop vite, un peu plus encore et je vais la perdre. Inacceptable.

Aujourd'hui ce sera, ou ne sera pas.

Je m'approche, m'allonge à côté d'elle. Assez proche pour qu'elle sente la chaleur, assez loin pour ne pas lui imposer de contact. Le ton est résolu, quand je prends la parole, il est ferme. Et pourtant... je me surprends moi-même au passage, il n'a jamais été aussi bas dans les octaves, et aussi doux.

"Pepper. Ça suffit."

Il faut... il faut la sortir de là. Enlacer jusqu'à recoller les morceaux semble irréaliste et probablement inadapté face à son caractère. Il ne reste plus que bousculer, avec la peur intrinsèque que cette option présente. Penser à quoi dire, si elle se braque, réfléchir à quoi faire si ce geste est plutôt un coup de grâce.

"Tu dois immédiatement cesser d'utiliser ton pouvoir."

Une pause, le temps de déglutir.

"Tu es en train de t'auto-détruire. En train de devenir folle. Et je ne te laisserais pas faire ça."

Elle est colère.
C'est elle, le volcan, désormais. Tout monte et tourne et tournoie et bouillonne pour enfin sortir. Éclater. Jaillir. Rugir. Rugir tout comme elle fait, sa voix est la l'éruption qui explose et retombe en flammes incandescentes sur les parois de pierre. Elle s'élève comme la terre lors, son corps la montagne qui naît sous la pression de la dérive des plaques. De la dérive de leur meute, cette situation qui l'insupporte. Elle brûle, brûle, brûle encore. Cela ne peut s'étouffer ; sortira quoi qu'il arrive. Ce sont des choses qui doivent être exprimées sous peine de détruire dans un brasier l'intérieur.

Et la colère s'éteint, l'émotion ardente se tarit.

Elle est tristesse.
Ne reste plus que le chemin de la coulée de lave qui sillonne son être, et c'est le désespoir qui teinte ses paroles maintenant. Qui noie la colère précédent mais engloutit tout sur son passage. Une étendue qui l’entraîne vers le fond, dans des abysses insondables faits de larmes et de rêves anéantis. Elle coule avec un dernière phrase répétée comme un mantra. C'est tout le résumé de sa détresse et de ce qui l’accable.

Elle sombre, s’effrite encore un peu plus et c'en est trop.
Le monde se réduit, les sons s'effacent dans un bruit parasite, et une vision me reviens. Un instant, au temple de Kiro, un prémisse de ce qui se déroule actuellement, similaire dans le déroulement et pourtant si différent dans son intensité. J'aurais juré que j'avais su ce qu'avoir la rage au ventre était, ce jour là. J'aurais pu dire avec sincérité que le sang dans mes veines n'avait plus été que torrent d'acide.

Comme j'avais tort.

Des pulsions cardiaques vibrantes comme cents battements de tambours, l'anévrisme temporal imminent. Plus jamais je ne pourrais employer le mot intolérable pour autre chose que cela. Tant de mots naissent et meurent dans mon esprit, un jardin qui fane un centième de seconde plus tard. Mon esprit étouffe. Je l'étouffe probablement dans cette étreinte.
J'étouffe moi-même.
Pourtant je tuerais pour lui redonner un souffle de vie.

"Ça n'aurait pas dû."

Je tuerais tous ces solitaires s'il le fallait, mais ça ne corrigerait pas le soucis. Elle continuerait de tomber inexorablement dans cet océan de torture, dans son enfer personnel. Je ne sais que peu de choses, et je n'ai rien pour comparer, mais je le sais, je le sens. Sa chute ne cesserait pas, et elle finirait par... Elle finirait par...

"Ne meure pas non plus, s'il te plait."

Une supplication.

Et mes crocs, qui se referment sur son glowstick.

Arrêter l'hémorragie.

Des éclats de verre dans les babines.

Juguler. verbe transitif
Arrêter le développement de quelque chose.

Elle mord.
Elle peut, elle en a tous les droits.
Je sais mon crime, je comprends son désarroi.

J'ai conscience que c'est une punition de plus pour elle. Elle se trompe, mais c'est déjà pardonné. Son geste est déjà classé comme n'étant pas un affront, directement envoyé dans les dossiers résolus. Ce ne sera qu'une cicatrice de plus, j'en possède suffisamment pour que ce ne soit pas inquiétant.

Alors malgré les crocs qui percent faiblement la peau, je resserre l'étreinte, j'en appelle aux muscles qui crient pourtant déjà. Je prie, je prie et je suis son miroir. Des larmes, multiples, s'échouent et se mélangent aux siennes, aux débris d'elle et de ce don de Dairo avec lequel elle se blessait. Tout n'est plus qu'une bouillie que je ne peux plus supporter voir. Alors, pour mieux la refléter encore, c'est avec les paupières closes que tout sort.

"Battons-nous ensemble."

C'est l'écho d'une conversation lointaine.

"Ensemble." Des murmures, qui gagnent en volume.
"Je te jure que je te rendrais tes sens. Je te relèverais et je te rendrais qui tu es. N'oublie pas, tu es nôtre. Nôtre Alpha. Mon Alpha."

Le larynx agité et vibrant de voix, la contraction du diaphragme qui propulse l'air, la cage thoracique gonflée pour être une caisse de raisonnante parfaite. Les coups du cœur palpables dans la jugulaire, la force des muscles qui encerclent, la peine dans les griffes qui agrippent comme elles peuvent.  Une voix vrombissante.
Un cri, une agonie.

"Mienne !"

Elle est mienne.
Je vais la faire redevenir qui elle est.

Elle est légère, trop légère ; si facile à soulever et à attacher sur ce dos large dans lequel je n'ai pas toujours tiré de fierté. Mais c'est ce dos qui l'a soulevé, lors de notre première rencontre. C'est ce dos qui a porté une croix chez Aka, pour nos projets. C'est ce dos qui la portera aujourd'hui pour la sauver. J'espère que j'y arriverais. J'espère qu'elle comprendra. Je n'ai pas le choix, impossible de faire autre chose ; je me prépare déjà à une défaite, mais je ne partirais pas sans me battre.

"Je ne t'abandonnerais pas."

Je marche, je marche, j'aligne les pas.
Je sors, je traverse les grottes et les autres sans leur prêter attention : je ne fais que passer. Qu'ils jugent le orange qui reste encore en légères traces, le rouge du glowstick ou du coup qui saigne. Qu'ils se perdent dans notre état pathétique, mais qu'ils puissent voir, au grand jour.

Car dans mon regard brûle une flamme, inextinguible.
La détermination de sauver une âme à laquelle je suis désormais liée à jamais.

J'avance, sans répit, sans pause.
Je progresse droit vers les temples.