Le temps s'est égrainé en secondes innombrables, au moins le temps pour le sang de coaguler. Mais les pas s'alignent, les protestations possibles sont ignorées, le rythme est inchangé. Rien de tout cela n'importe vraiment, car la vraie tâche pointe vers le nord et indique la direction à prendre.

Je sais pourquoi je suis là.

J'évite autant que ce peut de bondir parmi les pierres. Pour ne pas la secouer, pour ne pas m'épuiser. Pas de mouvement inutiles, pas de geste imprudents, pas de fioritures. Je ne suis pas là pour faire une démonstration de talents, ni ne suis-je une acrobate. Les choses sont simples, tout est clair dans mon esprit désormais. La brume de l'île brûlée de la rage me parait loin, elle a été soufflée par la brutale détermination, qui est une contrée froide certes inhospitalière, mais qui sait calmer les hématomes.

Quand enfin, devant moi, se dresse l'ours, le sentiment redouble.
Je le sens comme une bête féroce qui danse au creux des côtes, qui s'agite et passe, repasse, retrace le même chemin cents fois, milles fois à l'intérieur. Elle guide, elle ne détruit pas. Elle est une présence positive.

Encore quelque pas, et je suis devant la statue d'Aka, dans les entrailles de la montagne et en sa maison. Dans son antre, je dépose Pepper, peut-être un peu lourdement : j'ai envie qu'elle se réveille, qu'elle se secoue, je la briserais un peu plus si c'est pour mieux la reconstruire. Je veux qu'elle vive ! Je veux qu'elle se batte.

Tout résonne, dans la pierre, tout ricoche.
J'entends les échos de mes paroles, fortes, pour qu'elle puisse les capter si elle entends encore. Et si elle ne peut plus, tant pis, elles seront destinées au maître, au dieu.

"Aka... Affrontez-moi"

Les griffes qui crissent sur le sol, la queue droite et relevée.

"Ou ordonnez-moi ! Je paierais le prix du sang, ou n'importe quel autre, si cela veut dire qu'elle puisse vivre. Elle a perdu sa force, octroyez-en lui, je vous en conjure. Je combattrais s'il le faut. Je tuerais s'il le faut. Je mourrais, s'il le faut."

Il me faut redresser la tête, encore un peu plus haut. Me tenir un peu plus droite. Ce n'est pas une demande anodine. Je demande un don, je demande un service... non...

Pour que sa folie s'arrête, pour lui redonner odorat et ouïe.
Pour qu'elle se sente en sécurité, j'échafaude déjà des plans dans mon esprit. Mais pour qu'elle recouvre les sens qu'elle a rongé dans cet état qui la tiens en étau, j'ai besoin d'aide. Je ne sais ce qu'il faudrait, mais je sais que je l'apporterais. Si c'est ce qu'il désire, j'irais chercher une proie, plongerais les crocs dans le plus grand élan des terres. Je taillerais la pierre si c'est ce qu'il demande, un seul claquement de doigt et marteau et burin résonneront dans les monts. Un seul mot, et je combattrait à nouveau l'ours de l'épreuve, dix fois d'affilé pour prouver la force de mon envie. Un regard pour me l'exiger, et j'offrirais mon sang sur son autel, ou un sens pour le lui donner.

Je demande une grâce.
Et je suis prête à en assumer les conséquences.

"Aidez-la, et je m'exécuterais."

Rien ne me fera ciller, c'est ma prière, ma demande.

Un rire.
Il est titan dans son domaine, et son rire secoue les veines. Et pourtant, il écarte les nuages et apporte l'éclaircie. Il fait briller un soleil d'espoir radieux. Il soulève la tension qui s'était accumulée et ramène une paix intérieur ; l'île calcinée du sentiment d'impuissance voit sur ses contrées pousser une plante. Une fleur au rouge aussi vibrant que l'Ours. La bête qui a fait des côtes sa demeure clame sa joie.

Tout continue d'être si intense. Mais ce n'est plus un cataclysme, c'est une maison qu'on construit. C'est l'échafaudage d'un avenir qui se dessine, qui s'étire devant moi alors que le doute l'avait dérobé. Les larmes coulent, chaque cellule que je porte vit le moment, tout est accordé, à l'unisson. Si bien qu'un rire silencieux secoue aussi mon être.
Son apparition, est l'espoir.

Ses paroles sont un autre baume, elles sont le ciment dont j'ai besoin.
Le désespoir qui résidait dans ma détermination est enfin conjuré, elle s'habille de confiance et de soulagement. J'ai la connaissance que le pire sera évité, la maladie qui détruisait son esprit sera bannie comme mon désespoir. Je pourrais m'occuper du reste, je pourrais prendre le relais et soigner son corps, lui rapporter ses sens. Je saurais comment faire honneur au dieu, au père qui viens de récompenser nos efforts.

Le monde se teinte de rouge sous les paupière, pour chasser les dernières larmes. Tant on été versées aujourd'hui, pour des raisons toujours diamétralement différentes. Celles-ci, j'en savoure le goût avec un coup de langue sur le museau, pour les sécher. Je sais que quand je rouvrirait les yeux, il sera parti, alors j'adresse un salut avec une courbure du cou.

"Je le serais. Pour toujours."

L'image reviens, je ne me redresse pas, car vers le sol se tiens la personne pour qui j'ai fait ce chemin, cette prière. Je me penche, et renoue le contact avec elle. Je lui relève la tête, caresse les cheveux, et chante le doux son de l'espoir.  

"Aujourd'hui est un nouveau commencement, et nous feront les choses bien. Rentrons, tu as quelqu'un d'autre à voir, un autre père qui t'attends, à ne pas laisser seul. Une famille entière, et une meute qui l'est aussi."

Anette n'oubliais pas qu'il y avait d'autres gens en peine. À qui elle pouvait désormais ré-adresser toute son énergie ; Aka venait de remplir le cœur, il pouvait désormais battre pour soutenir un peu les leurs.
Elle était prête, prête à soigner et à mener.
Et à faire régner l'ordre.