S'écouter ou se haïr | Creek

Il faisait nuit noir sur l'Île Fantôme. Une nuit sans lune, au ciel chargé de nuages qui ne laissaient pas briller les étoiles. La belle saison touchait à sa fin, emmenant avec elle les nuit tièdes de l'été et laissant place aux froides brises nocturnes des prémices de l'hiver. Il n'y avait que très peu d'arbres à cet endroit du continent, aussi le sol était-il dépourvu des feuilles colorées qui recouvraient désormais les zones boisées. Ici le sol était d'une terre grisâtre, les arbres paraissaient morts et se dressaient comme des mains figées au milieu des brumes. Ce fut entre eux que surgit une massive silhouette blanche.

De haut de ses trois ans, Ajani était finalement devenu adulte, de corps tout du moins. Il était plus grand que la plupart des loups et surtout bien plus imposant. L'épaisse crinière qui recouvrait son cou et ornait ses épaules n'était pas pour arranger les choses. Son pelage ne portait plus l'odeur douce des enfants, et ne portait plus celle de la meute qui l'avait vu naître. Cela faisait une année révolue qu'il était devenu apprenti Oracle chez les Nakhus, qu'il avait pris la décision d'accepter la proposition de Volstein, d'accepter semblait-il de croire à sa propre destinée. Il y était allé avec des intentions simples et claires, guidées par une ombre au pelage noir. Il n'avait pas soupçonné combien les choses deviendraient complexes, combien la vie le questionnerait. Il n'avait parlé à personne de son secret, de ce plan qui avait été monté alors que tous se préparaient pour partir en quête des Coeurs de Ceto.

Parce qu'il ne savait pas quoi faire ni quoi penser de la proposition de ce soi-disant grand-oncle, l'adolescent d'alors avait été se confier à la personne qu'il pensait la plus à même de le conseiller. Son mentor non-officiel dans la petite troupe des pirates, celui qui l'avait aidé à devenir meilleur en combat, en pêche, et surtout à faire face aux difficultés sans broncher parce qu'ils étaient des pirates. Celui qui avait, avec bien d'autres, mis dans son crâne toutes ces histoire sur les loups du continent. Des histoires qui avaient été soigneusement balayées durant cette dernière année, si étrange pour le jeune loup.

Celui-là même qu'il attendait ce soir, lui avait murmuré une idée à l'oreille. Infiltration. Il avait été question de gagner la confiance des Nakhus, et ensuit d'utiliser sa place pour conquérir les terres qu'ils possédaient. Les Raeders auraient alors enfin les terres qu'ils méritaient, pourraient chasser à foison et devenir un clan plus fort, comme les autres meutes. Mais c'étaient les Nakhus, qui avaient gagné la confiance d'Ajani. Il avait découvert un monde tellement différent qu'il avait l'impression d'avoir changé de vie, changé d'univers. Un monde où l'on repoussait la haine au profit de l'entraide et du conseil, où les divinités n'étaient pas là pour faire des loups leurs esclaves, mais pour conseiller des enfants, et les aider en leur donnant une puissance supplémentaire. Il avait découvert que la plus petite des trois meutes n'avait jamais eu à craindre des autres, parce qu'elle n'avait jamais été belliqueuse.
Il avait découvert une famille.
Une autre famille.

Ce soir-là, comme il l'avait fait de nombreuses fois déjà, le lion blanc arpentait la plage. Il avait été convenu, avant son départ, qu'ils finiraient par se retrouver ici pour parler de l'exécution du plan. Une part de lui-même redoutait cette entrevue, car il ne parvenait pas à anticiper la réaction qu'aurait Creek à ses dires. Une autre gardait en lui une confiance intacte, et désirait lui partager ce qu'il avait vécu, et combien cela avait changé sa vision des choses.
Il ne pouvait pas hurler pour se signaler, alors il se contentait de marcher sur la plage de sable froid, guettant une odeur familière.

< Creek ; 4 ans et demi


Il s'en était passé des lunes. Des lunes pleines, des lunes brisées, des lunes noires. Un long moment où chacun de leurs côtés, les loups avaient évolués. Où dans chaque meute, les événements s'étaient enchaînés, ou la cohésion s'étaient dégradée, où les claniques avaient perdu confiance dans leur sécurité et prospérité. Enfin. Il s'agissait là d'échos glanés a droite à gauche alors qu'il allait poser pattes sur une terre qui ne voulait plus de lui. Chaque nouveau voyage lui était plus désagréable, plus douloureux. Comme si chacun de ses muscles subissaient milles assauts à chaque pas hors de l'eau, comme si chaque minute de marche se transformait en heure de course. Sa rémission avait été longue et n'était pas parfaite, aussi devait-il espacer les aller et venus pour se remettre de cet épuisement imprévu. C'était comme une maladie qui semblait vouloir le ronger de l'intérieur, mais sa volonté ne faiblissait pas et son corps avait déjà tant reçu de sales coups que le pirate avait cessé de les compter. Il était résistant. Il avait le dos large et avait survécu à maintes épreuves. Rien ne pouvait plus l'effrayer et certainement pas la malédiction transmise dans leur sang de damnés. Un sourire narquois fendit son museau alors que l'anthracite nageait. Après les larcins sur les îles du continent, il lui avait fallu ré-apprendre une troisième fois à marcher, avec une seconde patte en moins, un œil mort et une queue sectionnée. Son équilibre avait été réduit à néant les premiers temps. Mais il avait bataillé contre lui-même, exactement que lorsqu'il était enfant et qu'il avait reçu sa patte de bois. Aujourd'hui son antérieure supportait son poids a nouveau, mais il ne pouvait la mobiliser de manière normale, l'os ayant été trop endommagé.

Au final, ça ne lui changeait pas énormément. Il avait toujours boité, claudiqué, trébuché avec sa patte folle pour laisser voir une image de lui plus faiblarde et donc moins dangereuse alors qu'il n'en était rien. Creek avait cette prothèse de bois rongé par la mousse et le sel depuis presque toujours et savait donc courir, sauter et être terriblement silencieux, même avec. Cette fois-ci toutefois, le geste n'était plus forcé, et le handicap réel. Il avait aussi adopté une position plus trapue afin de stabiliser son centre de gravité. Le plus grand des trois frère se retrouvait maintenant être le plus râblé et imposant d'une musculature épaisse. Le forban était un tank qu'il était non judicieux de croire affaibli. S'il fallait du temps bien sûr pour se remettre d’aplomb, il fallait aussi une volonté de fer que l'océan insufflait à ses enfants depuis toujours. Et ces interminables journées à survivre, puis à recommencer à vivre avec l'aide de Sayuri, de Kéran, de Tatch et des gamins de Morne-Oeil, lui avaient aussi permis de continuer son entraînement, de pousser ses limites toujours plus loin jusqu'à ce que les tremblements d'épuisement l'empêche de continuer. La souffrance était désormais son lot quotidien, douleurs fantômes associés aux crampes bien réelles. Ainsi, le Second Raeder ne craignait pas de poser coussinets sur le sable fin d'une plage continentale. C'est d'ailleurs avec conviction et lourdeur qu'il la posa, sa patte, sur l'île funèbre. Déjà des fourmillements vinrent lui démanger la peau et lui tirailler les chairs. Mais le rictus du pirate ne ternit pas, car il était là. Ajani ne l'avait pas oublié. Le noir secoua vigoureusement son poil gorgé d'eau dans une multitude de cliquetis de perles et de bijoux.

Puis il avança. Cette fois-ci encore, la chaleur surnaturelle de son corps le surpris. Ça allait crescendo depuis sa quatrième année révolue. Il se dirigea vers la silhouette massive et immaculée, seule point de repère dans ce paysage obscur. Nulle étoile ne venaient les surveiller ce soir, la lune elle-même s'était cachée. Leur petite réunion resterait donc sous couvert de la mer. N'était-ce pas un signe ? Le pirate sombre plissa sa prunelle cobalt pour détailler le grand loup à la dense crinière. Ajani avait tant grandi. Il n'avait plus du tout la carrure d'un louveteau. Il était adulte. Il était changé. A quel point ? Alors adolescent et l'esprit encore un peu malléable, qui était-il aujourd'hui ? Son infiltration au sein des Nakhus était-elle une franche réussite ? Ou bien serait-il devenu un traître ? Creek s'était très souvent posé la question, sachant pertinemment que le laps de temps avant de le revoir était trop longue pour garder la patte mise sur son mental. D'un autre côté, le revoir plus tôt aurait empêcher sa couverture de perdurer convenablement. Le forban plissa le museau, alors qu'il se remémorait sa dernière conversation avec le jeune loup blanc, et qu'il revoyait également ce dernier regard lancé avant que tout ne bascule, sur cette même plage. Le loup noir resta un moment à fixé le lion blanc qui tournait, nerveux. Le second le sentait, cette odeur d’inquiétude au milieu de l'iode. A croire que la perte d'un œil avait rendu son odorat plus fin. Il se demanda quelle image il renvoyait à Ajani ? Maintenant que son corps était si marqué par les combats. Maintenant que sa barbe avait enfin poussé et qu'il n'était plus la risée de ses frangins. Maintenant que là où les cheveux n'étaient jamais venus, une épaisse crête dorsale venait étayer son poil plein de sel et de sable de loups des mers.

Était-il effrayant ? Était-il rassurant ? Le reconnaissait-il seulement ?

Enfin, Creek remonta le long de la berge, dans un bruissement de sable remué et les tintements des perles, pierres et autres fioritures qui parsemaient ses membres et sa barbe. Quelques frissons vinrent le cueillir alors que la brise venait fourrager dans son pelage détrempé. Les vents de Morne-Oeil étaient bien moins doux que celui-ci, aussi ressentit-il cela comme une caresse rafraîchissante. Si l'air marin l'immunisait de beaucoup de virus, il n'était toutefois pas insensible à l’hypothermie et devrait tout de même ne pas trop rester à découvert. L'iris sombre du Raeder vint s'ancrer au regard du Nakhu blanc tandis qu'il pencha la tête sur le côté, prêt à entendre la nouvelle voix qui allait de part avec ce mastodonte de muscle et de poil.

Une myriade d'émotions s'emparèrent de l'esprit d'Ajani lorsqu'il vit sortir des flots, comme un fantôme, cette silhouette trempée et terriblement familière. Alors que la mer le laissait partir - pas pour très longtemps, il en était conscient. Creek était plus âgé que lui, et bientôt la malédiction qu'ils portaient tous les deux dans leurs veines le contraindrait à rester sur Morne-Oeil, ou à périr dans de terribles souffrances - il y accrocha son regard de glace. Le jeune loup n'avait aucune idée de ce qui s'était passé depuis son départ, si ce n'étaient des rumeurs. Il savait surtout la haine profonde que cela avait généré, tout particulièrement chez les Etelkrus, à l'égards des enfants de l'océan. Maintenant qu'il avait vécu chez les Nakhus, la question qui pointait doucement dans son encéphale était la suivante : pourquoi les meutes avaient-elle mis tant de hargne à défendre les coeurs des îles, ces pierres qui étaient soudain sorties du sol ? Il n'avait trouvé dans les histoires des anciens ni dans les livres aucune mention de ces artefacts. Naturellement, il était possible qu'on lui cachât encore certaines informations, trop précieuses, trop critiques pour êtres révélées à cet apprenti venu d'une autre meute. Venu de chez les ennemis. Mais même Volstein n'avait pas eu de réponse à lui donner. La question demeurait donc.

Les vagues révélèrent à chaque pas un Creek plus hirsute et plus prédateur qu'il ne s'en rappelait. Il paraissait boiter plus bas encore, et le lion blanc ne mit pas longtemps à constater l'anormalité de son membre antérieur droit. Tordu, enroulé de bandages rapidement noués, il ne ressemblait même plus à une patte mais à l'appendice d'une créature marine. Cela l’interpella, durant un court instant. Son aîné était encore trop jeune pour avoir encore subi la métamorphose qui lui ouvrirait les portes de l'Océan, la preuve en était qu'il pouvait encore marcher sur le continent. Comment se faisait-il alors qu'il commence à y ressembler ? Etait-ce là le cadeau de Ceto, faire d'eux des monstres plus tôt encore que Pontos le leur avait promis ?

Lorsqu'il s'approcha, une constatation sauta aux yeux d'Ajani : il lui paraissait... petit. Le fait qu'il boite plus qu'avant ne jouait sans doute pas en sa faveur, mais ses souvenirs de louveteaux avaient gravé dans son esprit l'image d'un loup immense et noir, une créature qui le protégeait et le surveillait à la fois. Une ombre à l'odeur de sel. Par réflexe, il abaissa légèrement la tête, sans quitter des yeux le regard qu'il distinguait désormais de Creek. Ses prunelles colorées juraient au milieu de l'anthracite foncé de son pelage et du collier de barbe qui décorait son museau, brillaient dans le noir de cette nuit.

"Tu as fini par revenir." Lança simplement l'apprenti Oracle.

Ses muscles s'étaient légèrement tendus, alors qu'il guettait l'approche qu'aurait Creek. S'il avait appris une chose en côtoyant les trois frères, c'est qu'ils étaient imprévisibles - sans savoir si cela était savamment calculé ou simplement leur tempérament naturel.

"Tu as changé."

Sa voix était grave, sans animosité.
Qui es-tu devenu ?

< Creek ; 4 ans et demi


Un sourire moqueur étira ses babines charbonneuses. Il avait pour souvenir un enfant joueur et innocent, il retrouvait un adulte confiant. Creek eut un pincement au coeur, se demandant si il pouvait se targuer d'en être en partie responsable ou si c'était son éducation Nakhu qui avait fait de lui ce musculeux jeune mâle volontaire. Il aurait aimé, bien sûr, pouvoir être aussi fier de ce que devenait le blanc et brun que de l'évolution de sa soeur, plus menue. Une étincelle de tendre s'alluma tout de même dans son regard. Si les deux louveteaux autrefois apportés par leur mère et Spleen sur l'île n'avait de lien de sang direct avec lui, il les avaient toujours considérés comme partie intégrante de sa famille.

« Je n'ai qu'une parole. »

Il était vrai qu'on leur donnait des attributs bien négatifs tels que retors, tordus, malins, vicieux ou encore roublards... Mais les pirates de Morne-Oeil n'étaient en réalité qu'astucieux et débrouillards, et leurs diverses fourberies et artifices ne servaient que leur intérêt de survie directe sans se soucier des autres meutes. Donc il ne pensait pas spécifiquement à mettre à mal les autres, seulement si cela était nécessaire pour leur propre prospérité. Cela ne faisait pas d'eux des grands méchants loups comme on le racontait partout sur le continents, simplement des opportunistes. Surtout qu'au fond, tout ceux passant un minimum de temps à les côtoyer se rendrait vite compte que tout ce qui intéressait les Raeders était la fête, le bon-temps, l'alcool et éventuellement quelques joyaux brillants. Le noiraud s'avança un peu plus haut sur la plage, ses pattes traversées de fourmis dévorantes. Cette sensation n'avait rien d'agréable, mais elle restait supportable pour l'instant. Assez pour qu'il reste concentré sur le jeune futur prêtre ou il ne savait trop quel rôle on donnait au chef chez les adorateurs de piafs. Oracle s'il avait bonne mémoire. Ne voyant pas de point de lumière pourpre venir illuminer la nuit, il en déduisit qu'Ajani n'était donc qu'un apprenti.

« Tu as mangé beaucoup de soupe de sardine. »

Répondit le pirate dégoulinant d'eau de mer, alors qu'un air mutin venait éclairer ses traits. Il était un peu impressionné quand même, par ce jeune adulte imposant et large. A croire que Limule avait tiré la courte paille lors de la naissance, laissant tout le poids et le muscle à son frangin, pour ne garder que les méninges et la ruse. Le loup à la patte folle s'assit, les muscles déjà parcourus de crampes après cet effort de nage pour rejoindre le continent. Il fallait dire qu'il y avait une bonne distance à nager, puis quelques kilomètres de terres à traverser avec cette malédiction sur le dos, puis encore un peu de nage pour arriver ici le plus rapidement possible. Creek détendit ses cervicales et redressa la tête, effaçant son attitude trapue. Il n'aimait pas se voir plus petit qu'un autre, lui, le plus haut sur pattes des trois frères. Du moins l'était-il, avant les quêtes données par Céto. Ce n'était bien sûr pas la faute du loup bicolore s'il s'était taillé la part génétique du lion et qu'au contraire, les ancêtres de l'anthracite était plutôt fait pour l'agilité et la vitesse. Chacun ses points forts, après tout.

« Au moins ils t'auront bien nourris. »

Commenta alors le pirate, pour lancer la conversation tout en reconnaissant qu'Ajani avait l'air en forme et donc, qu'il était bien traité par cette meute qu'il devait infiltré, pour qui ils les avaient laissés en pleine bataille. Limule l'avait encore très mauvaise. Ses frères n'en parlaient jamais alors il ne le savait pas vraiment. Il serait bientôt temps de leur parler à tous, surtout à la louve blanche qui méritait de savoir pourquoi son frère l'avait abandonnée. Mais il devait d'abord être sûr de l'allégeance du né Lazuli, éduqué Raeder, formé Nakhu.

Les premières paroles de Creek firent se serrer légèrement le coeur du jeune loup. Il lui paraissait s'être écoulé une éternité depuis qu'ils avaient échangé leurs derniers mots, et cette promesse de se retrouver. Même si l'opinion d'Ajani avait changé sur bien des choses, son esprt gardait de Creek l'image de celui qui avait été son premier guide dans la vie, mentor non-officiel pour un petit loup qui n'avait pas grand-monde d'autre de qui apprendre, à qui poser les questions qui le taraudaient, à qui se mesurer aussi pour savoir à quel moment il serait un véritable pirate. Il n'avait jamais douté qu'un jour il reviendrait, comme il le lui avait promis. Pourtant, aux dires des continentaux, il ne fallait pas croire la parole d'un Raeder. Chaque camp ignorait tant l'un de l'autre.

"Ils ont fait bien plus que cela." Répondit-il à ses propos suivants, sans pour autant entrer dans les détails.

Avant d'entamer la véritable discussion, celle qui provoquait chez lui une légère et prévisible appréhension, il voulait en apprendre le plus possible. Savoir ce qui était arrivé à sa meute d'origine, à ceux qu'il y connaissait. La dernière vision qu'il avait eue d'eux était lors de leur expédition sur l'Île Fantôme, quand il avait décidé de rejoindre les Nakhus. Il ne s'était jamais ensuite réaventuré près de Morne-Oeil, et était sagement resté dans les frontières de ses nouvelles terres. Si les Raeders ne savaient ps pourquoi les continentaux avaient défendu avec tant d'ardeur les coeurs des îles, les continentaux eux ignoraient ce pourquoi les pirates avaient fait cela. La récompense de Ceto avait-elle été à la hauteur des risques pris ? Il ne parvenait pas à lire dans le regard de Creek son état d'esprit. Les pirates étaient-ils enfin réconciliés avec les entités de l'Océan.

"Mais je crois que j'ai manqué la fin d'une bonne histoire." Ajouta-t-il. "Que s'est-il passé après.. que je sois parti ? Est-ce que tout le monde va bien ? Et Limule ?"

Tout roublards qu'ils étaient, ils restaient sa famille. Ceux qui avaient bien voulu de deux louveteaux nés d'une meute qui les haïssait, et les avaient élevés comme les leurs. Oui, il y avait autant de différences que de points communs entre les pirates et les Nakhus. Et Ajani était sidéré de constater combien chacun y était parfaitement aveugle.

< Creek ; 4 ans et demi


Le museau du pirate se barra d'un rictus mi figue mi raisin, comme si il s'était malheureusement attendu et préparé aux paroles du jeune loup blanc. Ainsi donc, son évolution chez les Nakhus avait affecté Ajani plus que désiré. Il semblait leur être reconnaissant de la façon dont il avait été accueilli. Peut-être s'était-il fait une bonne place, peut-être avait-il fini par gagner la confiance de l'oracle et donc prendre cette place qu'on lui avait promis. Ou peut-être n'en était-il pas loin. Creek se doutait bien que l'adolescent qu'il avait laissé partir ce jour-là avait dû se lier d'amitié avec ses nouveaux compagnons de meute, et que forcément, ses émotions et sa mission première en serait affectées. Il espérait cependant que l'attachement porté à ceux qui l'avait élevé restait plus fort. Ou au moins assez pour qu'il ne se transforme pas en continental et garde le coeur lié à l'Océan. Ses craintes étaient grandes, mais en même temps, jamais il ne pourrait lui en vouloir. Jouer les infiltrés si longtemps et à un si jeune âge n'était pas facile. Quand bien même le blanc s'était trop attaché à ses nouveaux compagnons, le noiraud pensait qu'a défaut de parvenir aux premiers objectifs, un jour peut-être, une forme d'alliance ou au moins d'échanges de bons procédés entre les forbans et les disciples de la Corneille seraient possibles. De toute façon, les territoires Nakhus étaient trop éloigné pour être envahis et le climat était trop désagréable sur le long terme. Finalement, la voix rauque du Raeder répondit, dépourvue de l'amertume qui remontait contre son palais, mais légèrement grincante :

« Fais moi penser à les remercier, alors. »

Le loup a la patte de bois, dérangé par les fourmillements dans ses extrémités, ne pu rester sans bouger un instant de plus et commença a marcher lentement le long de la plage, enjoignant son compère loup à le suivre pour une petite promenade au clair de lune.

« L'équipage va on ne peut mieux. Nos cicatrices nous rendent plus sexys. Et Céto a répondu à nos attentes en échange de ce qu'elle avait exigé de nous. Nous sommes les grands vainqueurs de l'Histoire cette fois... »

Ricana le mâle sombre en montrant pourtant sa patte tordue. Il redressa le museau cependant pour fixer Ajani lorsque ce dernier mentionna sa jumelle.

« Ta soeur te déteste pour ta trahison, il y à beaucoup de colère en elle. Comme convenu, je n'ai pas encore partager le plan. Il nous fallait nous revoir avant. Elle comprendra, même si je doute qu'elle approuve. »

Creek avait tant de tendresse pour ces deux là, que cela le rendait triste pour le mâle blanc, toutefois il ne pouvait que comprendre les sentiments de Limule. Lui-même avait ressenti ce genre d'émotion lorsque lui et ses frères avaient appris pour Spleen. Bien que la situation diffère, le rendu était le même. Un membre de la famille parti et manquant sur l'île. Creek s'arrêta et observa la réaction du Nakhu d'adoption afin de déterminer où son coeur le portait. Encore vers les Raeders, ou vers un nouveau chemin ?

Le jeune loup emboîta le pas au pirate, devinant sans peine l'origine de sa gêne. Et cela lui sera d'avantage le coeur, car dans son esprit la malédiction ne rattrapait que les vieux loups. En réalité, c'était loin d'être le cas, mais cette histoire de brûlure lui avait toujours paru si lointaine, lorsqu'il était petit. Un frisson glacé parcourut son échine. Lui-même ne tarderait plus à ressentir les effets de ce feu qui couvait dans son sang, s'il n'était pas bientôt placé sous la protection d'un dieu. La plupart du temps, il n'y pensait pas, il l'oubliait au milieu de tous ces loups qui n'en seraient jamais inquiétés. Mais quand la pensée lui revenait, elle jetait soudain l'ombre d'une peur froide dans son esprit, et il reprenait conscience que le temps lui était compté.

Ses pas étaient lourds et lents à côtés de ceux irréguliers de Creek. A cette simple cadence, des souvenirs revenaient au loup blanc. Lorsqu'il était enfant, puis adolescent, ce bruit-là était toujours porteur de bonnes nouvelles. Il réalisa soudain combien il était heureux de revoir le pirate, maintenant que l'angoisse des premiers instants s'était dissipée. Il aurait sans doute été malvenu de l'exprimer clairement à cet instant, aussi resta-t-il silencieusement à ses côtés quelques instants, savourant simplement cette présence qui lui avait manquée. Il n'était pas certain de la manière dont il devait interpréter la réponse du loup sombre à sa première phrase. Il avait employé un ton grinçant, comme pour un sarcasme, mais Ajani ne parvenait pas à admettre qu'il pût n'y avoir aucune sincérité. Creek était l'un des seuls loups aux yeux duquel il avait jamais eu l'impression d'occuper une place... importante, ou au moins notable. Qu'il n'éprouve aucune gratitude envers les Nakhus à son sujet signifierait que tout cela n'était qu'illusion, et il repoussait cette idée très loin, dans les tréfonds de son esprit. Il releva le regard - qui s'était perdu sur la surface de l'océan, argentée sous la Lune - vers lui lorsqu'il reprit la parole et l'écouta avec attention.

Il fut heureux d'entendre que tout le monde se portait bien, et surtout que cette fois-ci l'entité qui leur était apparu avait fait quelque-chose pour eux. Creek ne s'attarda pas sur les détails, et Ajani se retint de poser plus de questions bien que cela le démangeât. Le pirate au pelage sombre était loin d'être bête. S'il ne lui avait pas précisé ce en quoi consistait "répondre à leurs attentes", il doutait fort que ce fût involontaire. La confiance qu'il y avait entre eux, une année auparavant, s'était doucement effilochée avec le temps, semblait-il.

Une ombre passa dans les prunelles de glace de l'apprenti Oracle lorsque Creek parla de Limule. Il y avait en lui une part de naïveté qui le poussait encore à croire qu'elle comprendrait et oublierait sa rancune à son égard lorsqu'il pourrait la revoir et lui expliquer. Mais il était douloureux de savoir qu'en cet instant, elle était en colère contre lui. Bien-sûr, il savait que cela faisait partie du jeu, et qu'il en était de même sans doute pour les autres Raeders. Pour que l'information ne filtre pas, il fallait que personne ne soit au courant, pas même sa famille. Aucune de ses familles. Il baissa légèrement la tête, et la hocha une fois. Il comprenait, même si la nouvelle ne l'emplissait d'aucune joie, bien au contraire. Peut-être auraient-ils dû prévoir que Limule soit là elle aussi, pour ce rendez-vous soigneusement préparé.

Il devina au silence de Creek que c'était à lui de parler, et surtout à lui de raconter ce qu'il avait vécu. Combien cette année avait remis en question tout ce en quoi il croyait. Combien encore aujourd'hui, son coeur se trouvait déchiré entre deux mondes.

"Il me tarde de la revoir." Répondit-il finalement. "Elle, et vous tous. Alors... Nous pourrons tout leur raconter."

Maintenant, il fallait trouver les justes mots. Il n'aimait pas cette appréhension qu'il avait, comme si un mur s'était dressé entre lui et ce guide qu'il retrouvait. Un an plus tôt, il n'avait pas hésité à lui confier son angoisse, sa surprise, son indécision. Pourquoi maintenant qu'ils se trouvaient à nouveau réuni éprouvait-il cette hésitation, cette impression qu'il devait choisir les paroles justes, sans quoi tout pourrait se briser à jamais ? Il secoua légèrement la tête et sa lourde crinière rebondit sur son cou et ses épaules. Creek l'avait toujours écouté, sans jamais se moquer de lui méchamment ou le blesser. Il devait croire qu'il en serait de même aujourd'hui.

"De mon côté, la vie chez les Nakhus a été... pleine de surprises." Commença-t-il. C'était sans doute un peu maladroit, mais c'était un début. "Je ne m'attendais pas à être bien accueilli. Mais ils m'ont traité comme l'un des leurs dès le premier jour, comme si j'avais toujours été là. Personne ne m'en a voulu d'être un Raeder."

Il redressa les oreilles.

"En vérité... Nous nous ressemblons tellement, Creek." Soupira-t-il. "Aujourd'hui je ne comprends pas cette colère que tous éprouvent à l'égard des autres. Je ne comprends pas pourquoi chacun se croit si différent. Pourquoi est-ce que les pirates les détestent ?" Demanda-t-il tout de go en fichant son regard dans celui du loup sombre. "Y a-t-il une seule bonne raison, en dehors de ce que nos parents nous ont enseigné ?"

Il laissa échapper une sorte de grognement, presque frustré. La réalité qui s'était dévoilée à lui lui paraissait si absurde, source de conflits qui ne devraient pas exister.

"Je ne pourrais pas leur enlever leurs terres, leur Oracle, leurs croyances." Ajouta-t-il, pour que les choses soient dites. "Mais maintenant... Peut-être que je pourrais leur enlever cette méfiance et cette haine à votre égard. Et, par la même occasion, vous en débarrasser également."

Peut-être les enseignements de Volstein commençaient-ils à faire poindre une forme de sagesse dans son esprit. Ou peut-être n'était-ce qu'une pensée folle et inconcevable. Quoi qu'il en fût, il avait ouvert son coeur à Creek comme auparavant, et cela lui donna la sensation d'être libéré d'un poids, d'un inconfort. Il était si bon de pouvoir parler sans retenue de ce secret qu'il gardait depuis bien des lunes déjà.

< Creek ; 4 ans et demi


C'est un étrange mélange de peine et de fierté qui gonfla le poitrail du noiraud alors que la réponse tombait enfin, brisant cette tension de non-connaissance chez le pirate. Du chagrin, car Ajani n'était plus le jeune mousse dans le sang duquel coulait le sel de l'Océan, bien qu'il sentit au travers de ses paroles qu'il n'oubliait en rien ses racines. Et de cette satisfaction orgueilleuse de voir un petit frère s'envoler du nid de cormoran pour prendre sa propre voie migratoire, battre des ailes et se stabiliser dans cette ascension qui n'appartenait qu'à lui. Le massif loup blanc n'était pas non plus devenu un Nakhu à part entière au point de délaisser son enfance dans un coin de sa tête. Il avait fondé une nouvelle caste, entre les deux, où s'épanouissaient interrogations tout à fait justifiées et réflexions plutôt sages, pour un mâle si peu expérimenté encore. Le forban lui même n'aurait jamais prétendu être sage, lui qui n'avait encore vécu qu'une demie vie pourtant déjà bien emplie d'enseignements en tout genre, mais il était heureux de contempler dans les prunelles froides du potentiel futur Oracle une certaine forme de maturité. Il n'avait qu'une année et demie de plus que l'enfant recueilli à l'époque, mais il admit -jamais à voix haute non plus, il restait l'aîné hein- qu'il le dépassait clairement en tempérance et circonspection. Ajani était donc le gamin intelligent et modéré de la bande, et sans doute que sa place était effectivement parmi cette meute de loups dociles et plus ou moins vertueux.

« Je ne les pensais pas si ouverts. C'est... une bonne chose. »

Se contenta d'acquiescer le mâle à la patte de bois. Les pirates ne s’épanchaient pas sur leurs sentiments, surtout pas lui, à l'apparence cultivée plus fourbe et jobarde que ses pairs Raeder. Des trois frères il était celui qu'on craignait le plus en le voyant arriver de son pas lourd et gauche, de son corps épais et trapu, de ses muscles noueux et son pelage hirsute et sombre. Son museau grincheux en prime lui donnait cet air mauvais. Il allait souvent jusqu'à jouer sur son odeur en se roulant dans la poudre à canon et en forçant sur la boisson. Il avait le regard aussi roublard que son coeur était tendre. Un masque parfait, une image savamment établie, que seuls ceux qui le côtoyait au quotidien savait fausse. Un sourire nostalgique fondit sa gueule en deux, découvrant des crocs bien plus blancs que ce qu'imaginait la populace venant d'un pirate. Le sable était idéal pour se brosser les chicots, bien que parfois, cela grinçait désagréablement après sous les dents, enfin, c'était une habitude comme celle d'avoir le poil rêche par le sel ou le cuir tanné par le soleil. Creek passa sa langue contre ses babines charbonneuses, réfléchissant à la forme qu'il mettrait à son discours. Il avait toujours été un loup honnête, même quand la vérité n'était pas la plus belle à dire, et il ne comptait pas déroger à cette règle ce soir en répondant à son congénère. De plus, les questions d'Ajani étaient légitimes et n'avaient pu être abordées plus tôt, puisque la fin de son adolescence avait marqué son départ vers cette nouvelle vie.

« C'est une rancoeur vieille comme le monde. C'est la haine des loups reclus qui ravivent les braises de la colère des bannis et des oubliés. »

Creek ancra ses prunelles à celles, aussi claires que lui les avaient sombre, du loup blanc et brun.

« Autrefois, les premiers pirates n'avaient pas ce dégoût pour les divinités du continent. Au contraire, Paprika, la première Capitaine était une fière fille d'Aka le Grizzli. Mais quand le Roi des Océans a banni nos pères sur Morne-Oeil et les a damné, les Dieux n'ont rien fait. Les loups connus, amis ou famille, n'ont rien fait et ne se sont jamais enquis du devenir de notre meute. C'est cette peine du rejet qui s'est transformée en hargne avec le temps j'imagine. Et chaque génération à voulu impressionner plus que la précédente, pour se rappeler aux bons souvenirs de ces loups qui vivent sur un territoire plus giboyeux, plus accueillant, et qui sont pourtant pour la plupart incapable de se débrouiller pour survivre sans leurs Dieux. »

Le loup à la patte de bois soupira, il ne savait pourquoi, par contre, les meutards du Continent avaient toujours quelque chose à reprocher aux Raeders. Bien sûr, les enlèvements pour sacrifices n'avaient en rien aider la paix des groupes, clairement. Mais cela remontait à des temps bien plus anciens, avant même sa naissance, les meurtres n'étaient pas la première pierre jetée. Les forbans n'avaient fait qu'entretenir la flamme de la discorde.

« Je ne puis cependant parler pour les autres meutes. Je ne sais que ce que l'histoire des pirates nous as transmis. »

Le regard du loup de mer se déporta de l'autre côté, vers l'océan obscur, vers cet horizon invisible dans la nuit, fondu dans le ciel d'un noir d'encre. Il y avait très peu d'étoile ce soir. Peu de lumière pour éclairer le chemin, peu d'espoir pour l'avenir. Toutefois, peu ne signifiait pas qu'il n'y avait que le néant... Creek ricana toutefois à l'évocation faite par Ajani d'en quelques sortes, modifier les objectifs. La proposition était tout à fait censée en soi, et même probablement la solution la plus altruiste possible... Elle paraissait toutefois un poil utopique.

« Je doute pouvoir apprécier ton chef de meute, il s'est montré plus violent que nous la dernière fois qu'on a posé les pattes sur cette île, en groupe. Toutefois, c'est là une sage idée. »

Les yeux du Second Raeder revinrent vers la silhouette épaisse du blanc, alors qu'il enchaînait rapidement :

« Je t'avoue que cela m'a trotté dans la tête également. Envisager une sorte de commerce, d'échanges bénéfiques à tous, serait possiblement plus malin et bien plus intéressant pour nous. Et puis, nous ne saurions nous plaire sur un territoire si brumeux et froid. »

Le pirate à la patte folle offrit un clin d'oeil à Ajani avant de se remettre doucement en route, longeant la marée et son ressac régulier.

Ajani vit le pirate hésiter avant de répondre, réfléchir à ses paroles alors qu'ils cheminaient lentement sur le sol de sable humide. Puis il écouta avec attention. Il connaissait maintenant les grandes lignes de cette histoire, parce que Volstein les lui avait racontées. Après tout, le frère de l'Oracle avait été impliqué dans ce récit, qui paraissait pourtant dater de bien des décennies auparavant. Il était très différent toutefois de l'entendre de la bouche de Creek, du point de vue d'un jeune Raeder né dans ces générations où l'on avait enseigné la haine et la rancoeur. Ainsi donc, c'était la rancune que personne ne soit venu les sortir de Morne-oeil, et encore moins les dieux, qui avait provoqué cette réaction. Ce n'était pas leurs actions mais pas leur inaction que les divinités continentales s'étaient attirées le courroux des pirates. Et ils avaient transformé ce sentiment de trahison en une sorte de fierté amère, en prétendant haut et fort qu'ils étaient les seuls de cette terre à pouvoir se débrouiller sans ces êtres pour les couver. Ajani ne corrigea pas la fin du propos de Creek, bien qu'il ne partageât plus ce point de vue. Il avait découvert que même sur le continent vivaient des loups solitaires, qui rejetaient la protection des dieux pour vivre de manière indépendante. La vie était bien complexe que ce que leur disaient les contes et les enseignements.

Mais peut-être se conforter dans la pensée qu'ils vivaient pleinement leur liberté était un moyen pour les pirates de ne pas céder au désespoir. Après tout, ils demeuraient maudits et condamnés à finir leurs jours enfermés sur Morne-oeil. Il fallait sans doute qu'il y ait une véritable bonne raison de vouloir garder cette vie, la maintenir à flot comme un navire dont Pontos aurait crevé la cale d'un coup de pince.

Avec un calme et une tempérance qu'il ne lui connaissait que peu, Creek acheva en disant qu'il ne pouvait donner que le point de vue d'un pirate. Ajani acquiesça en silence, alors que se dessinait dans son esprit une nouvelle pensée, une nouvelle quête : il lui faudrait comprendre maintenant pourquoi les rancoeur était présente chez les autres groupes. Certes, les sacrifices qui avaient été offerts à Ceto avaient donné une excellente raison aux meutes de les haïr - et les pirates auraient haï tout autant les clans s'ils avaient agi de même en sacrifiant l'un des leurs - mais il fallait creuser plus loin. Il avait bien peur de tomber sur la même chose que de l'autre côté. Une haine vieille comme le monde.

Le ricanement amusé de Creek arracha un léger sourire au grand loup blanc, encore plus lorsqu'il fit remarquer que la conduite de Volstein à leur égard ne les pousserait sans doute pas à l'apprécier plus que cela. Dans la confusion du combat, et surtout car ce qu'il retenait de cette journée était son propre assaut sur son mentor, Ajani n'avait pas remarqué ce point spécialement. Mais il savait par les bruits qui couraient chez les Nakhus que l'attitude de l'Oracle avait été inattendue, mais sans doute comme celle de tous les chefs de meutes. Le mystère demeurait épais autour de ce que représentaient les coeurs des îles pour les clans, et ce pourquoi ils les avaient défendus si ardemment. Il restait encore tant de choses à découvrir. Le fait que le noir qualifiât son idée de sage toucha profondément l'apprenti Oracle, sans doute plus que ce que la phrase laissait entendre à la base.

Il remua légèrement les oreilles à la dernière phrase de Creek, à la fois surpris et ravi. Ainsi donc, même s'il ne l'avait pas dit clairement, le pirate renonçait lui aussi à cette idée de conquérir de force et asservir les loups Nakhus, afin de s'emparer de leurs terres. Ajani se sentit soudain plus léger, et une lueur s'alluma dans ses yeux. Il se sentait bien moins seul, tout d'un coup, même s'il avait passé ces dernières lunes entourés de loups de très bonne compagnie. Il lui manquait quelqu'un d'entière confiance, et il venait de le retrouver. Mieux encore, ce dernier s'inclinait devant le bilan de cette année passée bien loin de ses terres natales, acceptait sa décision, allait dans son sens. Il n'aurait pu rêver meilleur dénouement pour cet échange avant lequel il éprouvait tant d'appréhension.

"Je dois parler à Volstein, l'Oracle." Répondit-il "Je pense qu'il comprendra que je ne souhaite que le bien de la meute."

Eternelle naïveté.
Il garda pourlui la conviction qu'il s'ouvrirait à Yurai également, lorsque le temps serait venu pour lui d'aller la voir à nouveau. Faire le bilan de ces lunes passées à apprendre à être Nakhu sans oublier d'être pirate. Mais il y avait encore une chose qu'il désirait. Il releva les yeux vers le pirate noir, chercha son regard.

"J'aimerais vous rendre visite, bientôt. Crois-tu que ce soit une bonne idée ?" Demanda-t-il.

Enfin parler de ce secret paraissait avoir ouvert une vanne dans son esprit, et maintenant il voulait que la vérité éclate au grand jour. Ne plus avoir cette gêne de ne pas s'être entièrement révélé lorsqu'il côtoyait sa nouvelle meute, ni la crainte de voir se déchaîner la colère lorsqu'il approcherait de Morne-oeil. Bien-sûr, il savait qu'il ne pourrait pas y aller immédiatement. Peut-être même attendrait-il de posséder cette précieuse lumière pourpre, si la Corneille la lui accordait. Mais il tenait ardemment à revoir ces visages familiers, à parcourir à nouveau même juste pour un instant les plages sombres de Morne-Oeil. Pour lui, elles avaient la saveur de l'enfance, et leurs embruns transportaient bien d'heureux souvenirs.

< Creek ; 4 ans et demi


C'était donc le soulagement qui s’épanouit dans les traits du loup bicolore. Creek eut un nouveau pincement au coeur, réalisant définitivement qu'Ajani avait vraiment de l'affection pour les Nakhus. Plus que pour ses frères pirates ? Il n'aurait su le dire, n'en était pas certain. Il restait une lueur d'espoir et le noiraud n'était pas prêt à abandonner un membre d'équipage trop tôt. C'est sans doute pour cela qu'il se stoppa soudain, se redressant, tandis que le jeune estimait devoir parler avec l'Oracle de la meute. Ainsi, il retrouvait sa vraie taille, celle qu'il cachait au monde pour laisser planer le doute quand à ses potentielles points forts et points faibles. Loin d'être réellement râblé, le Second Rader était même très proche d'être aussi grand que Kéran, haut sur patte et presque mince. Creek était un loup sec, endurant et rapide plus qu'il n'était un tas de muscles noueux, tout le contraire que ce que semblait indiqué sa posture habituelle. Les Pirates étaient maîtres dans l'art de la roublardise et de la dissimulation de toute façon, alors ce n'était pas si étonnant que celui-ci ne fasse pas exception à la règle en cachant sa nraie nature. Le regard cobalt du loup des mers se coula dans les prunelles pâles de son presque petit frère-neveux-apprenti par adoption. Tout sérieux lui était revenu subitement. L'enjeu maintenant était de taille, et il pria Céto, la Gardienne du monde d'en bas, qu'il ne fût pas trop tard pour le blanc et brun. De sa manche, celle qui cachait l'angle plus tout à fait correct de son coude droit, ce qui accentuait son claudiquement, le mâle sortit un petit paquet d'algues séchées et odorantes.

« Bien que des rapports non violents soit une solution à envisager, il va te falloir être certain de là où balance ton coeur. Tu ne peux appartenir à deux mondes Ajani, ou alors tu n’appartiendras plus à aucun d'eux... »

Le Pirate poussa le petit paquet noir dans le sable, vers les pattes du lion blanc, sans cesser de le jauger. C'était difficile, il le savait, mais Ajani était un adulte maintenant, qui comprendrait très bien que son allégeance ne pouvait être divisée. En cas de conflit futur, possibilité qui ne pouvait être exclu tout à fait, il lui faudrait savoir où sa loyauté résiderait. Il ne pourrait aider deux camp à la fois, et ne pourrait ne pas agir non plus. Creek savait que l'apprenti Oracle n'avait rien d'un lâche. Forcément, à un moment où à un autre, le bicolore devrait privilégier l'une ou l'autre de ses familles. C'était un choix cornélien et un vrai crève-coeur. Mais c'était indispensable, pour que le mâle s'affranchissent de ses doutes et de sa culpabilité. Dans l'état actuel des choses, il n'y avait pas la possibilité d'être parti intégrante de deux meutes si opposés.

« Céto nous as offert le moyen de tromper la souffrance et la mort sur le Continent, tout en nous permettant de poursuivre notre transformation comme nos parents avant nous. Réfléchis-bien mon grand. »

Il était temps pour le boiteux de quitter l'île des Nakhus, s'il ne voulait pas passé plusieurs jours mal au point. Comme il ne portait pas lui-même le médaillon, il n'était pas immunisé contre les affres de la malédiction de Pontos. Il lui faudrait retourner voir son frère pour obtenir un nouvel artefact, pour vaquer à ses promenades habituelles et revenir, à l'occasion, prendre des nouvelles du frère de Limule. Un fin sourire encourageant étira ses babines et découvrit ses canines.

« Laisse moi le temps de leur parler d'abord, d'ici une lune ou deux, tu pourras venir sur Morne-Oeil, après tout, tu es de la famille, tu es des nôtres. »

Creek se tassa à nouveau dans un clin d'oeil, et offrit un dernier sourire à Ajani, plus moqueur, plus habituel.

« A bientôt, lion des mers. »

Puis le Second Raeder se détourna, boitillant de quelques pas jusqu'au ressac de la marée qui l'emporta vers le large, vers la liberté et la délivrance, vers son île, vers son foyer. Celui qui autrefois, était aussi celui du petit loup blanc et de sa jumelle.