At home l Cro

Il n'y avait d'endroit qu'Ely aimait plus que cette falaise et la crypte qu'elle recensait. Il n'y avait de lieu dans lequel il se sentait plus à l'aise, de lieu où il aimait mieux être. D'ailleurs, s'il pouvait choisir, jamais il ne la quitterait. S'il n'avait pas besoin, de temps à autre, d'aller faire couler le sang à attraper quelque proie ou terroriser quelques lapins d'une chasse ratée, jamais il n'en partirait. Pensez vous qu'il s'ennuie ? Que nenni ! Car Ely avait un but, cherchait nombreuses choses, dans son esprit curieux et torturé. Il cherchait le Beau. Et sur cette falaise à fleur du littoral, il le trouvait, le sublimait.

Lorsque ses yeux se posaient sur les vagues qui en contrebas léchaient avec une violence peu commune ces rochers qui refusaient de bouger malgré tout, imperméables aux attaques de cette déesse de tous les bleus. Lorsque son regard parcourait cette paroi escarpée, parsemée de mille trous, mille interstices dans lesquelles se glissait la vie à coup de nids et d'oeufs de cormorans... Partout, il Le voyait. Et ceci le ravissait, apaisait son esprit qui toujours bouillonnait, happé par son environnement et ses pensées que son corps ne pouvait contenir.

Ely se tenait au pied des escaliers de pierre. Ces escaliers étaient sombres, durs, carrés et agressifs, polis par les milliers de pattes de loups qui étaient passé ici avant lui, témoins d'une histoire dont il faisait maintenant partie. Mais ces escaliers, Ely voulait tenter, tenter quelque chose d'autre, de nouveau. Après tout, ceux qui souhaitaient aller au temple de Daïro, la belle, la douce, la formidable Daïro - il leur fallait autre chose que des pierres grises, nues.

Il leur fallait de la couleur.

Du Beau.

Ely hocha doucement la tête, marmonna, pour lui-même, des mots inintelligibles. Et, les yeux rivés sur les pierres, invoqua son pouvoir.

Il ne le possédait pas depuis très longtemps, mais c'était déjà aussi naturel pour lui que d'utiliser un membre ou ses crocs, part de lui-même qu'il avait tout de suite accepté, ajouté, compris, digéré. Il aimait son pouvoir. Il aimait cette capacité que Daïro lui avait donné, offert, tendu sur un plateau. Il le chérissait, l'utilisait tous les jours, toute la nuit parfois, d'une façon qui pourrait facilement être dite malsaine. Mais qui se mettrait en travers de son bonheur par simple plaisir de le faire ?

Alors, les couleurs changèrent. Le gris des pierres bouillonna, sembla se détacher, se tâcher de blanc alors qu'à hauteur de loup se formait une bille de mercure, du même anthracite que la roche qu'il ponctionnait ainsi. Et, alors, il rejeta la bille sur les escaliers, les aspergea, les modela pour que mille couleurs s'y accrochent, s'y peignent, s'y déposent et s'y cristallisent. Une dizaine de marches, tout au plus, sur lesquelles s'étalaient maintenant mille fleurs en mandala, mille roues de violet, bleu, vert, rouge, rose, jaune et, évidemment, d'orange, couleur prédominante de cette fresque fantasque. Ely pencha la tête sur le côté. Satisfait ? Ses traits ne le montraient pas. C'était un premier jet, une première idée, qu'il fallait maintenant raffiner pour obtenir un résultat parfait.

Alors, sous son regard plein d'acuité, la fresque changeait par endroits, perdant quelques teintes, en gagnant d'autres, se précisant ou se fondant à d'autres, se perfectionnant.

Dans son monde, il ne risquait de voir quelqu'un ou quelque chose arriver.

< Joy ; 4 ans et demi


Joy s'éveilla après une belle et longue nuit de sommeil. Après avoir enchaîné toutes ces patrouilles, ces chasses et toutes les autres missions demandées pendant la convalescence de Pepper pour se changer les idées et ne pas se laisser aller à la déprime de voir son amie dans un si triste état, le repos était enfin mérité. Et si bénéfique ! Elle retrouvait toute son énergie, tout son feu ! Alors qu'elle s'étirait lentement, un sentiment longtemps absent de son coeur fit surface : de l'enthousiasme. Et ça, ça n'avait pas de prix. Joy se sentait prête à affronter le monde entier ce matin ! Elle alla piocher un petit lapin pour son petit déjeuner qu'elle proposa de partager avec Thid pour discuter un peu. Ils avaient passé moins de temps ensemble ces derniers temps, forcément, la disciple du Grizzli avait été très occupée ! Après ce moment plein de bonne humeur, la femelle le salua pour commencer un sérieux entraînement. Elle décida qu'aujourd'hui elle bosserait son endurance et sa cardio. POur ça, rien de mieux qu'une bonne course pour détendre les muscles de ses pattes et de son dos. Elle envisageait de rejoindre ainsi les plages de sable de la Côte. Le changement de terrain était bénéfique pour bien chauffer son corps. Sans perdre une minute, elle s'élança sur quelques suicides pour s'échauffer. Rapidement, le souffle de Joy se raccourcit et la chaleur se propagea à tout son organisme. Satisfaite de cette mise en bouche, elle bondit pour un bon moment de course à pattes.

Finalement c'est au pied des falaises qu'elle se retrouva, la gorge sèche et les poumons brûlants. Ne voulant pas s'arrêter en si bonne voie, la disciple d'Aka décida de se lancer dans les longs escaliers creusés dans la roche. Les monter et descendre quelques fois ne seraient pas une mauvaises idées pour faire palpiter un peu plus son myocarde ! En sueur mais ravie de cette sensation grisante, la louve s'élança dans la montée le sourire aux babines. Son regard d'or se focalisa sur les marches sous sa truffe, comptant chaque degrés à chaque bond. Son souffle devint plus rauque et plus court encore tandis que pendant sa langue. Peut-être qu'elle ne redescendrait pas tout de suite. Peut-être qu'une fois en haut, elle ferait une pause dans la fraîcheur de la grotte qui précédait le temple de la Renarde. C'était toutefois sans compter sur un obstacle qui vint bloquer son passage : sa tête percuta un loup dans un aboiement surpris et indigné à la fois. Joy redescendit brutalement de quelques marches avant de parvenir à s'agripper de ses griffes sur la pierre. Elle grogna, mécontente. Son épaule lui fit un peu mal, elle aurait probablement un hématome. Bon, un de plus, un de moins, ce n'était pas grand chose. Mais bon. La beige releva ses prunelles scintillantes de frustration vers celui qu'il l'avait empêché d'atteindre son but et l'invectiva en soufflant bruyamment :

« Oh, Ely ! T'as pas l'impression de gêner non ? »

Bon, la Joy sympa était pas encore tout à fait de retour hein. Cela dit, elle ne lui avait pas encore mordu les fesses, alors c'était déjà un grand pas en avant !

Le grattement des griffes sur la pierre, le mouvement des pattes sur les marches, le souffle court de la louve, son corps réchauffé par sa course, autant de détails qui auraient du attirer l'attention d'Ely, le sortir de sa contemplation et de son état de plénitude. Mais notre loup était perdu dans son monde, le seul qui existait à ses yeux, alors lorsque le corps le percuta, brisant sa concentration, une flaque de couleurs s'échoua sur la pierre entre ses pattes, tâchant irrémédiablement le sol si morne.

Il ne releva pas la tête vers la louve aux tons sauvages de blanc, crème et vert acidulé, insensible à ses cris et interjections. Ses pupilles, paupières grandes ouvertes, étaient fixées sur les tâches de couleur qui s'étalaient devant lui. Cet accident avait donné un résultat bien supérieur que ce à quoi il aspirait. Il n'allait pas refaire la fresque - elle lui plaisait - mais peut-être pouvait-il l'incorporer ? Faire de cette tâche une pierre angulaire à partir de laquelle il construirait l’œuvre à destination de Daïro, à destination de son temple et de ses disciples. Il vola quelques teintes de gris à la pierre aux alentours, et la fit couler sur les marches, se répandre, jusqu'aux pattes de la louve qui furent miraculeusement épargnées.

Ely releva la tête.

Il semblait découvrir la présence de cet être en face de lui, et être totalement imperméable à sa colère. Il fronça les sourcils, semblant faire un effort.

Un gros effort.

... Joy.

Sa voix était. Morne. Ce nom, il lui en avait couté. Comme tous les autres noms qu'il connaissait, il faisait partie d'une multitude avec un intérêt très proche du nul. Il passa une langue grise sur son museau.

Elle gênait, au milieu de la toile qu'il était en train de peindre.

< Joy ; 4 ans et demi


Il ne lui accorda pas un regard, pas un mot d'excuse, pas un souffle de culpabilité. Joy retint de justesse un grondement rauque tout droit expulsé de ses entrailles. Non mais quel toupet ! Il savait qui il avait en face de lui ? Bon sang ! Alors certes, la louve sablée n'était qu'une Bouclier parmi d'autres, une fière disciples du Grizzli parmi d'autres, mais elle méritait amplement le respect pour son investissement au sein de leur meute. Pouvait-il en dire autant le pseudo-artiste ? Lorsque la couleur s'échappa en direction de ses pattes, elle leva instinctivement les coussinets pour éviter de rester en contact avec la pierre des marches. C'est qu'il l'agressait en plus ! Malotrus ! Cette fois le grondement vibra entre les crocs de l'Etelkru alors qu'Ely relevait enfin le museau vers elle, pour la regarder avec comme de la surprise dans les yeux. ... Ne l'avait-il pas entendue ? Ne l'avait-il pas remarquée ? Bon sang, elle n'avait pas été si discrète quand même ! Abasourdie, la louve resta un instant sans un mot acerbe à lui rétorquer alors qu'il lui donnait son nom. Sans blague, au moins tu me reconnais bouffon. La colère fit place à la vexation.

« Tu as fait foirer mon enchaînement. »

Accusa t-elle, le museau froncé et le regard d'or étincelant. Elle avait perdu le fil de son compte et bien évidemment, il l'a forçait à une pause qui ralentissait son rythme cardiaque et donc rendrait son exercice bien moins efficace que prévu. Voir inutile. Il faudrait recommencer. Nigaud va !

Il ressentait le grondement de la louve comme une vibration dont l'épicentre était son corps, sa gorge, son poitrail amplement développé pour laisser de la place à ses poumons et à ses muscles. Elle était une véritable machine de guerre. C'était une femelle, mais sa stature épaisse, ses pattes énormes, son regard fier et sa queue battante de frustration la rendaient bien plus impressionnante que ne l'était Ely. Ely était une crevette. Si sa stature était classique, normale, son corps n'était pas très musculeux, et cinq Ely ne suffiraient pas à effrayer une Joy, si tant soit peu qu'un certain nombre d'Ely puisse à un moment effrayer une Joy.

Mais Ely s'en fichait. Tout ce qu'il voyait c'était cette vibration qu'elle exsudait et qui se répandait autour d'elle en vagues - il avait presque l'impression de sentir ce mouvement, une odeur piquante, qui chatouille le nez avec une arrière-goût de musc ou comme la terre séchée au soleil. Le goût de la colère, de la frustration. Mais il était loin de la ressentir comme ça, cette odeur. Il la trouvait juste...

Intrigante.

Il agita le museau, et fronça les sourcils. Il avait fait foirer son enchainement ? Il en était désolé. Il n'avait pas fait exprès. Mais tout l'intérêt qu'il portait à la chose s'arrêtait là. Par contre... Il laissa encore un temps passer, alors qu'il était en train de réfléchir à la phrase qu'il allait dire, sa tournure. Puis se jeta à l'eau, plaquant même un très léger sourire forcé sur son visage.

Tu peux te pousser ? Tu me gênes...

Il pencha la tête sur le côté. Il avait oublié quelque chose... Ah ! Oui.

S'il te plait !

Il avait même légèrement haussé le ton, dans son empressement. Avec ça, s'il n'avait pas été poli ! Et sympa ! Les loups de la meute pourraient être fiers de lui. Il s'était comporté.

Comment disaient-ils toujours ?

Ah, oui.

Normalement.

Non pas que ça lui importait, mais vraiment : elle gênait.

< Joy ; 4 ans et demi


C'était le comble. Elle, elle le gênait. Il était en plein milieu des escaliers, bloquant le passage, à faire des graffitis digne des louveteaux, et c'était elle qui dérangeait ?! Non mais c'était une blague ?! Ely était une blague à lui tout seul. Ce loup était un mystère, incompréhensible, complètement à côté de la plaque, marchant à côté de ses coussinets... Il ne devait pas être tout seul dans sa tête. Et malgré cette constatation basée sur les racontars de la meute et ce qu'elle avait sous les yeux, Joy ne pouvait qu'être exaspérée par son comportement d'abruti qui ne pensait qu'à son petit dessin au lieu de laisser les adultes, les vrais, travailler et s'entraîner pour servir à quelque chose, eux. Elle allait rétorquer, véhémente et le collet gonflé quand le sombre au pelage zébré émit un ' s'il te plait ' supposé régler le conflit ?

« Oh bah si c'est si gentiment demandé... »

Répondit-elle, sarcastique.

« Casse toi. T'es au milieu. »

Reprit-elle sèchement. Et elle, elle n'avait que faire de la politesse avec un individu hermétique aux autres. Elle n'était, pour la majorité, qu'une brute sans cervelles de toute façon, et c'était beaucoup plus simple ainsi, d'être vu comme des muscles obéissants, ça lui évitait souvent de se prendre la tête sur des considérations qu'elle ne souhaitait pas avoir -comme la façon de traiter les prisonniers Etelkrus par exemple-, maintenant qu'elle avait appris à prendre du recul sur certaines situations, il se trouvait qu'elle n'était plus toujours d'accord avec les choix des femelles dominantes. Dans ces cas là elle préférait éteindre son esprit critique et être un bon élément pour les siens. Pas comme ce machin, là, dont la naïveté innocente égale à un lapereau de six semaines l'empêchait de comprendre pourquoi c'était lui le problème.

« T'as pas peur que ta déesse se fâche de voir son temple ainsi tagué ? »

Nargua la louve beige, n'étant clairement pas décidé à être celle qui se décalerait.

Ses premières paroles l'emplirent d'un certain espoir. Peut être qu'il avait fait le bon choix, qu'il avait choisi la gentillesse et la politesse, et que ça allait suffire à régler ce petit problème avant qu'il ne devienne vraiment emmerdant pour tous les deux. Mais non, l'interjection qui suivit le fit tressaillir, le punit aussi sûrement que si elle lui avait donné un coup de patte dans le museau. Il ne comprenait pas, et fronça les sourcils. Il était dans les escaliers, c'est vrai, mais il avait autant le droit d'y être qu'elle non ? Plus peut être, de par le glowstick orange qu'il arborait et qui reflétait l'amour que sa déesse lui portait.

Il avait tout à fait le droit d'être au milieu de ces marches, tout comme elle avait le droit de passer à côté en utilisant le faible espace qu'il laissait. Bien sûr, si elle arrivait en courant, c'était difficile, mais maintenant qu'elle avait ralenti, elle pouvait le contourner, au lieu d'en faire tout un foin.

Et arrêter d'être un cheveux sale sur sa toile, qu'il composait sans relâche.

Mais soyons honnêtes, ce sont les derniers mots de la louve qui lui firent le plus mal. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle comprenne l'Art, non. Il ne s'y attendait pas. Mais il ne s'attendait pas à ce qu'elle pointe son ignorance crasse de quelques paroles si désagréables, décadentes. Ely n'était ni juge ni bourreau, mais... Elle avouait devant lui son ignorance, était-ce une façon de lui autoriser à prendre les décisions esthétiques pour elle ? Il la fixa un instant.

Il y avait probablement une façon de changer ce vert jaunâtre dégueulasse en quelque chose de mieux. Il allait lui faire un cadeau, un cadeau formidable, mais comme elle n'avait pas été gentille avec lui, ce serait un cadeau qu'elle n'aimerait pas. Elle était sûre qu'une louve violente et agressive comme elle n'aimait ni les fleurs ni le rose de Moïro, oui, c'était sûr. Comment pouvait-on ne pas aimer une couleur ? C'était une idée tellement absurde. Ely les aimait toutes, les couleurs. L'important, après, c'était de les faire aller ensemble.

Pas comme ce jaune et ce vert, par exemple.

Il se concentra un instant et tira quelques teintes ocres de la pierre pour avoir plus de pigments, parce qu'il avait envie de refléter le caractère noir et sombre et violent de la louve, une teinte pâlote ne conviendrait pas. Il fonça son poil, le fonça jusqu'à ce qu'il devienne d'une teinte de nuit sans lune. Ensuite, il l'agrémenta de lignes de vie d'un rose pâle très doux, virant sur une teinte plus vive à certains endroits, et para son collier et ses pattes de fleurs merveilleuses. Des lys roses pâles, des roses bleutées (un beau bleu pâle qui s'accordait bien avec le rose ailleurs présent, évidemment), des craspedia piquants comme sa langue de serpent, des véroniques qui revenaient sur ses épaules, des aster très classiques aux teintes pourpres, des branches de coton pour éclairer un peu l'ensemble.

Il poussa le vice à rendre d'une couleur saphir ses yeux si violents. Il n'y avait que le glowstick rouge sur lequel il n'avait pas la main, mais qui s'intégrait tout de même adorablement bien avec le tableau.

Il hocha la tête d'un air satisfait.

Tu ressembles déjà plus à qui tu es vraiment.