Gone with the Wind | Ajani

On avait beau repousser l'échéance, il demeurait des passages obligatoire dans la vie. Ils restaient là, tapis à attendre leur heure, tandis que vous laissiez défiler les jours et les semaines dans une sorte de naïve insouciance. Et un beau jour, ils se rappelaient à votre bon souvenir, et il était alors l'heure de leur faire face. C'était à l'un de ces tournants de l'existence qu'était rendu Ajani désormais. Les lunes qui s'écoulaient depuis son arrivée chez les Nakhus avaient toujours été destinées à le mener vers cette unique échappatoire, ce jour où il devrait aller quérir auprès de la déesse Corneille cette lumière salvatrice qui chasserait à jamais de son sang et de celui de ses descendants la malédiction qui y courait. Il savait que son quatrième anniversaire approchait, bien qu'il n'en sache point le jour précis. Depuis quelques temps, chaque matin il s'éveillait en sursaut, rêvant que des milliers d'aiguilles brûlantes se mettaient à transpercer ses coussinets. Il ne devait plus tarder, sans quoi le seul choix qu'il lui resterait serait de retourner sur Morne-Oeil, ou de périr réduit en cendres sur ces terres qu'il avait cru les siennes. Mais était-il prêt ?

Il s'était persuadé que lorsqu'il aurait acquis la sagesse que Yurai attendait de lui, il en serait conscient. Il sentirait qu'il méritait enfin les attentions de la déesse violacée à la grande Eglise, et s'en irait la rejoindre le coeur léger pour sceller sa destinée. mais cela n'arrivait toujours pas. Chaque jour, il faisait de son mieux pour contribuer à la vie de la meute, pour connaître et aider ses membres, pour appliquer les valeurs qu'il y avait apprises, apprendre auprès de Volstein et transmettre ce qu'il apprenait à la jeune Gloria. Et pourtant, il ne parvenait pas à se sentir sage. Il y avait encore tant d'interrogations qui dansaient au fond de son encéphale, tant de choses qu'il avait envie de résoudre dans cette vie parfois bien absurde mais sans trouver de solution évidente. Il était persuadé qu'un sage n'hésiterait pas, car Volstein ne paraissait jamais hésiter. Il avait une présence tranquille, chacun de ses mots paraissait être une évidence, tous l'écoutaient avec respect et bienveillance sans jamais douter de ses paroles. Serait-il jamais considéré de la sorte, lui le lion arrivé de la mer ?

Avant d'aller se présenter à Yurai, il lui restait une dernière chose à faire cependant. Il fallait qu'il ouvre véritablement son coeur à Volstein, qu'il lui parle de qui était réellement le jeune loup venu chez les Nakhus, deux ans auparavant. Il lui semblait qu'une éternité s'était écoulée depuis, que celui dont il se souvenait n'était pas vraiment lui. C'était étrange comme impression, car il avait passé sensiblement le même temps chez l'une et chez l'autre des meutes. Pourtant ses souvenirs chez les Raeders étaient si lointains, si bien rangés dans la case du passé déjà. Il resterait d'ailleurs une dernière ombre au tableau, lorsqu'il aurait parlé à Volstein, une ombre bien petite, si précieuse à ses yeux. Il avait pu revoir Creek, rencontre qui lui avait considérablement réchauffé le coeur, mais cela faisait bientôt deux années révolues qu'il n'avait pas revu sa chère Limule. Il se demandait parfois ce qu'elle devenait, ce qu'elle faisait, mais savait qu'il lui était jusque là impossible de la rencontrer. Désormais, le jour était proche. Lorsqu'il porterait l'étendard Nakhu et se ferait émissaire de paix, il pourrait enfin la revoir, tout lui expliquer, entendre à nouveau le son de sa voix.

Ce matin-là, il s'était persuadé qu'il était temps de tout révéler à son mentor. Il aurait sans doute dû le faire bien des lunes auparavant, mais il avait longtemps nagé dans une sorte d'incertitude à cet égard, avant de finalement comprendre qu'il ne devait pas chercher à appartenir à l'un ou l'autre des camps. Si une sorte de force supérieure l'avait destiné à emprunter le chemin sur lequel il se trouvait, il était un peu des deux à la fois. Peut-être un espoir de paix dans leur monde où les tensions se faisaient de plus en plus fortes. Les Etelkrus étaient en guerre ouverte contre les solitaires, et les Lazulis avaient été divinement châtiés pour une raison que tous ignoraient. Il ne restaient que les Nakhus pour rétablir un semblant de paix et d'harmonie, et cela passerait peut-être par lui. Il n'osait l'exprimer à voix haute, de peur d'être perçu comme prétentieux, mais plus le temps passait et plus il avait espoir de pouvoir apporter un peu de bien dans leur monde trop conflictuel. Des conflits bien plus enracinés dans les traditions que dans de réels faits désormais. Il était temps de tourner une page.
D'accepter que le changement façonne une nouvelle tradition.

Alors qu'il sortait du bras de mer qui séparait l'Île Fantôme du reste du territoire, il inspira profondément et s'ébroua. Il sentait non loin la piste récente de Volstein, et la robe de neige de son grand-oncle le rendait extrêmement facile à trouver dans ce paysage sombre. Il ne lui fallut que quelques lourdes foulées pour qu'il apparaisse dans son champ de vision. Il obliqua légèrement sa trajectoire et rejoignit le vieux loup. En s'approchant pour le saluer, il réalisa combien l'Oracle avait l'air fatigué, las. Son visage était paisible, mais pas de la paix rayonnante dont il avait toujours été auréolé. Quelque-chose paraissait s'être éteint dans son regard doré à la disparition d'Hannah, et qui pouvait l'en blâmer ? Ajani n'avait jamais perdu à proprement parler quelqu'un de sa famille, encore moins à qui il vouait un amour tel que celui que le loup blanc vouait à feu sa compagne. Il ne pouvait imaginer la douleur que cela représentait, mais il comprenait qu'elle était comme une immense blessure que rien ne refermerait jamais. Heureusement, il lui restait sa fille, la douce Kerguelen.

Le jeune lion ne fit rien pour être discret, et répondit d'un hochement de tête à la salutation de Volstein. Alors que le regard de l'Oracle se posait dans le sien, il eut l'impression d'être sondé jusqu'au plus profond de ses pensées. Ainsi donc, le trouble qui l'habitait était si visible ? Au fond, il ne cherchait peut-être plus à le cacher, maintenant que l'heure était enfin venue de s'en délester. Sa queue battit l'air, une fois à droite et une fois à gauche, et il laissa filer un instant de silence.

"Il y a quelque-chose que je dois te dire... Depuis longtemps." Il s'efforça d'inspirer à nouveau, pour garder un débit de parole posé et sans heurts. Presque par réflexe, il s'assit lui aussi, imitant son aîné, comme pour détendre un peu ses muscles crispés. "J'espère d'avance que tu sauras trouver une place dans ton coeur pour me pardonner. Mais tu m'as déjà tant donné que je comprendrais qu'il n'y en ait plus."

Il laissa échapper un léger soupir. Par où commencer ? Quels étaient les mots corrects à employer ? Il fallait qu'il fasse comprendre qu'il n'était plus ce pour quoi il était venu, qu'il avait changé. Mais Volstein le croirait-il ? N'était-il pas trop tard pour cela ? L'angoisse lui serra légèrement la gorge, qu'il s'éclaircit nerveusement.

"Lorsque je suis venu chez les Nakhus... Je n'y suis pas venu en toute innocence. On m'a envoyé ici, pour m'infiltrer parmi vous. Pour apprendre à vous connaître. Pour... pouvoir prendre possession de votre meute depuis l'intérieur."

Contrairement à sa conversation avec Creek, il ne se sentait nullement délesté d'un poids à cet instant. Bien au contraire, mettre des mots sur ce qui s'était passé lui paraissait soudain dur, les termes étaient francs mais si acérés. La culpabilité le rongeait, alors qu'il admettait ses intentions premières, celles guidées par une ombre noire.

"Aujourd'hui, tout a changé." Ajouta-t-il. "Les Nakhus sont devenus... ma famille. Je ne saurais leur faire le moindre mal, bien au contraire.... Mais je ne t'ai pas dit toute la vérité, et j'en suis désolé."

Sa voix s'érailla sur les derniers mots, alors qu'il baissait un instant les yeux. Qu'avait-il peur d'affronter, dans ceux de son grand-oncle ? De celui qui l'avait accueilli comme son propre enfant, éduqué, à qui il avait confié son savoir ? Du dégoût ? De la tristesse ? De la colère ? Peut-être un peu tout ça à la fois. Il finit pourtant par relever ses prunelles de glaces, si semblables à celles d'un autre loup qui avait blessé, d'une toute autre manière, celui qui lui faisait face.

L'instant de silence durant lequel Volstein ne dit rien lui parut durer tant de temps, instant suspendu entre deux pages d'une vie. Derrière, il y avait celle qu'il avait menée durant ces deux années, une vie de demi-mensonge, dans laquelle tous lui faisaient cette confiance presque aveugle si propre aux Nakhus. Il avait suffi de quelques mots pour basculer dans un autre moment, le premier d'une vie où la vérité était enfin rétablie. Et entre les deux, il y avait ce silence insondable, dernier battement de coeur avant qu'il ne subisse les conséquences de ses dires, et de ses actes. Ajani ne s'était jamais cherché d'excuse quant à la raison de sa venue. Il n'avait jamais mis cela sur le compte de sa jeunesse, ou rabattu sur Creek la faute en prétendant avoir été manipulé. Il avait toujours été convaincu d'avoir agi consciemment, et c'était aussi pour cela qu'il se sentait coupable. Il aavit décidé de prendre cette décision, et devait en assumer ce qui suivrait. Quelle qu'en soit la nature.
Les jeux étaient faits.

L'Oracle eut... un sourire. Le jeune loup ne décrocha pas ses prunelles du visage de son aîné, sans savoir comment interpréter cette réaction. Puis il se redressa et l'invita à le suivre, en affirmant que les pirates étaient leur famille à tous les deux. C'était là une déclaration à laquelle il était bien loin de s'attendre, aussi ne répondit-il pas et lui emboîta-t-il le pas, entre les pierres usées qui hérissaient le cimetière. D'une certaine manière, ce n'était pas si illogique, puisqu'ils partageaient le même sang, par extension le clan de Morne-Oeil était une part de sa famille. Mais il se rappelait la férocité avec laquelle le vieux loup avait guidé les siens pour les repousser lorsqu'ils avaient voulu s'emparer du Coeur de l'Île Fantôme, en ce jour si fatidique dans la vie de bien des loups. Il savait la haine que portaient les deux autres clans aux loups de la mer - les sacrifices n'avaient rien fait pour arranger les choses, bien évidemment, et avec le recul qu'il avait désormais, Ajani ne pouvait s'empêcher de se demander s'il n'y aurait pas eu un autre moyen de convoquer Ceto sans s'attirer la foudre de tous les autres groupes. Personne ne prétendrait fièrement, sur le continent, appartenir à la même famille que les pirates. Ce serait une sorte de honte, voire même un danger.

Volstein le guida dans une allée qui lui était familière. Il l'avait d'abord trouvée par lui-même, accompagné d'Eva, puis ils y étaient revenus déjà avec son mentor. C'était là que se trouvaient ceux qui avaient un jour partagé leur sang, des noms qui étaient maintenant familiers au jeune lion blanc. Il y avait les plus vieilles d'abord. Aristote, Romance. Puis ceux de ses grands oncle et tante, Maisie et Roy. La plus récente se trouvait non loin, pas exactement alignée à toutes les autres, mais parce qu'elle avait toujours vécu si solitaire qu'on ne lui connaissait plus de famille, on l'avait mise ici, au milieu de celle de celui avec qui elle avait partagé la fin de sa vie. Hanna. Ajani eut un pincement au coeur devant la belle pierre qui lui avait été dédiée. Il n'était pas revenu au Cimetière depuis sa mort, et cela lui fit une étrange impression. Mais ce n'était pas celle-ci que Volstein était venu voir, pas elle qui prenait place dans l'histoire qu'il souhaitait lui raconter.
C'était celle d'une louve nommée Heever.

Ce nom était vaguement familier aux oreilles de l'apprenti Oracle, sans qu'il ne parvienne à retrouver tout de suite pourquoi. A mesure que Volstein faisait s'écouler son récit, de ce ton doux qui l'avait toujours caractérisé, il apprit qui était cette louve et quelle place elle avait joué dans l'histoire de leur famille. Dans celle de son grand-oncle, tout particulièrement. Ainsi donc, avant Hanna il avait aimé cette presque inconnue à ses yeux, et leur relation n'avait su aboutir à quelque-chose d'aussi concret. Les pièces du puzzle s'assemblèrent lorsqu'il parla de l'attaque, et les yeux du jeune loup s'agrandirent imperceptiblement. Bien-sûr. Il connaissait les noms d'Heever et de Spleen car c'étaient ceux de la mère et de la soeur partie de nulle autre que Creek. Il ne les avait jamais croisées - du moins le croyait-il - de son vivant, mais leurs patronymes faisaient partie de l'histoire des Raeders, et surgissaient parfois dans les récits racontés le soir aux jeunes loups à la lumière de la lune. Ainsi donc, c'était pour cela que Volstein s'était jeté avec colère sur Creek. La vision du loup noir avait su briser ce masque de calme et son impassibilité, parce qu'il lui avait rappelé cet amour qu'il avait donné sans jamais rien recevoir en retour. Un reste d'une amertume teintée de regrets qu'il lisait entre les paroles de l'Oracle. Il y avait à de quoi réfléchir.

Le vieux loup blanc finit même par s'excuser de ce comportement qu'il avait eu à l'égard de Creek. Ajani comprit qu'il jugeait sans doute ne pas avoir correctement joué son rôle de chef des Nakhus en se laissant ainsi emporter par ses propres sentiments plutôt que par la réflexion et la sagesse si chères au clan. Le jeune loup ne doutait cependant pas qu'aujourd'hui, il ne reproduirait pas la même erreur. Le simple fait qu'il en ait conscience l'en convainquait.

Ses derniers mots furent lourds de sens, et allégèrent pourtant considérablement le coeur du jeune loup. L'émotion lui tordit la gorge alors qu'il croisait le regard fatigué de Volstein, et que résonnaient à ses oreilles ces mots qu'il entendrait jusqu'à la fin de sa vie. Comment pourrait-il jamais mériter la place de ce loup ? Comment pouvait-il ne serait-ce qu'espérer être à la hauteur de ce qu'était Volstein ? Plutôt que de l'adouber lui, la Corneille aurait dû choisir de rendre immortel celui qui était et serait sans doute toujours aux yeux du lion blanc l'incarnation de la meute Nakhu. C'était un objectif inatteignable que d'atteindre un jour ce qu'il était, mais au moins cela serait-il une motivation pour le reste de son existence. Volstein n'était pas parfait, il venait de l'admettre en lui contant cette erreur qu'il avait faite à un âge pourtant déjà avancé. Mais il était parfait pour cette place qu'il occupait, vieillard et enfant aux yeux de Corneille qui veillait avec tant de sagesse sur les siens.

"Merci." Souffla-t-il simplement. "Merci d'avoir fait tout cela pour moi."

Sans que rien ne te soit demandé.
Sans que rien ne te soit encore rendu.

Ajani redressa légèrement la tête, et son regard quitta les prunelles dorées de son mentor pour aller s'accrocher, tour à tour, sur ces noms qui avaient constitué les lignes le précédant de leur histoire. Il portait un héritage si singulier sur les épaules, et surtout des espoirs pour bien des loups. Maintenant que tout avait été dit, il lui revenait de prendre le bon chemin afin d'être digne de cet héritage. Les mots de Creek, lors de leur dernière rencontre, surgirent dans son esprit. "Tu ne peux appartenir à deux mondes Ajani, ou alors tu n’appartiendras plus à aucun d'eux." Il lui restait cette dernière réponse à trouver. Le monde dans lequel il devrait mettre la patte afin que tous puissent, au possible, goûter à la paix qu'il aspirait tant pour le monde.

"Comment as-tu fait, Volstein ?" Murmura-t-il en plissant légèrement les yeux, sans quitter les tombes du regard. "Comment as-tu fait pour prendre cette place et en faire la tienne avec une telle évidence ?"

Fallait-il simplement l'accepter ?