L'existence comme un dédale | Eva

[Se passe peu de temps après l'Event Chatouille]

La nuit était tombée depuis longtemps déjà, mais au coeur du Dédale, cela ne faisait pas grande différence. La pénombre y régnait quelle que soit l'heure extérieur, et il était possible de s'y perdre sans avoir aucunement conscience du temps qui s'écoulait ailleurs. C'était là le seul rempart du clan Nakhu face à tous les autres : il était extrêmement difficile, sans avoir été guidé et sans avoir été mis au fait des repères qui permettaient de ne pas s'y perdre, de trouver le Sanctuaire. Ils ne se défendaient pas par la force, mais par une ingéniosité à la fois extrêmement simple et extrêmement complexe à briser. Des loups devaient sans doute fous, dans les tréfonds du Dédale, à moins qu'ils ne soient pris en pitié par Yurai qui les ramenait à la surface en échange d'un comportement digne. On contait aux enfants que le Dédale ne laissait que ceux pétris de bonnes intentions à l'égard des Nakhus trouver la voie du Sanctuaire. Ajani ignorait encore si cela était complètement vrai.

Il s'était éveillé perclus de douleurs, une fois encore, en plein milieu de la nuit et avait été incapable de retrouver le sommeil. Depuis l'attaque de la créature, il avait été consigné à sa tanière, plus ou moins strictement, et de toute manière s'était trouvé dans un tel état qu'il n'avait pu vraiment résister. Le monstre avait brisé son corps comme une petite branche sans la moindre difficulté. Une pensée terrifiante, à laquelle il s'efforçait de ne pas trop prêter d'attention. Il avait suffisamment d'autres préoccupations pour que sa propre peur d'une créature sortie tout droit des enfers ne vienne pas parasiter tout cela. Car si lui avait été très sérieusement blessé, d'autre avaient sans doute vécu bien pire. Il y avait Volstein, qui avait perdu sa compagne la douce Hannah. Et ceux qui avaient été emportés dans cet espèce... d'ailleurs. Parfois, il avait encore des visions de cet endroit, mais il n'en avait parlé à personne. Chacun voulait clore ce terrible chapitre de leur histoire et se reconstruire, et il ne voulait pas les entraîner à nouveau dans cette histoire.
Et puis, ce n'étaient que des cauchemars désormais. Le monstre était mort.

Il n'avait pas vraiment le droit de sortir dans son état, mais il avait été autorisé à arpenter les longs couloirs du labyrinthe lorsque la douleur se faisait trop insupportable pour qu'il reste immobile. Seul le temps guérirait toutes ses blessures, il devait donc être patient. Alors il était sorti, aussi discrètement que possible compte tenu de son allure boiteuse et de sa masse, et avait emprunté l'un des couloirs descendants du Dédale. Le bruit de ses pas et sa respiration légèrement rauque - ses côtes n'étaient pas encore totalement remises de leur choc magistral - résonnaient autour de lui avec un écho. Pourtant, l'air frai lui fit du bien, et il prit le temps d'inspirer aussi profondément que possible, malgré la douleur, en s'efforçant de chasser un instant de sa tête tous les troubles qui l'habitaient.
Le temps passait. Ils reviendraient bien assez tôt pour se rappeler à lui.

Son passage chez Yurai et les herbes que lui avait donné Volstein avaient pourtant apaisé son repos. Elle dormait mieux, cauchemardait moins, se réveillait moins en sueur au milieu de la nuit avec la sensation horrible, affreuse, d'être entourée de centaines de ces monstres qui l'observaient et lui souriaient de leurs dents démesurées. Oui, ça arrivait beaucoup moins, sa qualité de vie avait fortement augmenté, et elle en était reconnaissante à ses bienfaiteurs.

Mais tous les efforts du monde ne viendraient pas à bouts des pensées noires instillées par la descente dans l'Upside Down. Eva n'arrivait pas bien à en attraper la cause, mais les rêves - non les cauchemars - qu'elle faisait étaient toujours tellement plus vivants que ses rêves habituels... A faire froid dans le dos. A chaque fois, elle se trouvait dans les plaines glitchées du monde d'en dessous, à avoir à la fois chaud et froid, à voir les éclairs strier le ciel autour d'elle, et à entendre

Ce rire de hyène,

Ce rire

Qui perçait les tympans et venait de toutes les directions à la fois

Résonnait, dans ses oreilles, dans la savane-qui-était-aussi-plaine-glacée,

vibrait

Et alors elle les sentait arriver. Il y en avait toujours un qui arrivait avant les autres, qui la paralysait de sa présence monstrueuse, qui arrivait dans son dos quel que soit le point cardinal qu'elle regarde, et elle sentait sur son échine le regard de dix autres, cent autres Choses, et

Et alors, généralement, elle se réveillait.

Evidemment, elle ne parvenait jamais à se rendormir. Et ce soir là ne faisait pas exception. Mais il faisait froid, dehors, le vent battait fort et la pluie tombait depuis plusieurs jours déjà, et il était hors de question qu'elle aille faire des galipettes dans le ciel pour se calmer. Alors, sa fine tête lupine posée sur ses longues pattes d'épouvantail noir et blanc, elle attendait. Les yeux fixés sur le vide, fixés sur le rien, sur l'entrée de la grotte, sur les corps endormis, massés les uns contre les autres, pour rassembler la chaleur. Une belle image, au diapason des valeurs Nakhu.

Elle avait pu observer le réveil tourmenté du grand lion blanc, entendre son souffle court, observer ses yeux chercher autour de lui, jusqu'à réussir à se fixer sur les silhouettes endormies. Quelque chose de présent, de tangible, qui lui faisait oublier, très probablement, le corps à la fois nu et velu de la Chose... Si Eva ne pouvait pas être sure qu'il sortait d'un cauchemar du même acabit que le sien, elle était prête à le parier. Il avait vu le Monstre, lors de leur plongée dans l'Upside Down. Elle avait appris, plus tard, qu'il était avec les petites Gloria et Kerguelen lorsque la Chose les avait mangé, sous ses yeux, sans lui laisser le temps de répliquer. Un frisson parcourut l'échine d'Eva - ça avait du être une épreuve terrible. Et, à entendre sa respiration sifflante et difficile, une épreuve physique, aussi. Qu'il avait perdu.

Elle hésita un instant, en le voyant disparaître à travers le boyau de pierre, mais il y avait un sujet qu'elle voulait aborder avec lui depuis longtemps, et ce soir était probablement la meilleure occasion qu'elle ait avant longtemps. Il était fort occupé, avec toute cette histoire d'oracle et de pirates, et si elle ne saisissait pas sa chance elle risquait de la voir lui échapper. Alors elle se redressa souplement, et commença à suivre son odeur à travers le labyrinthe rocheux.

Elle ne mit pas longtemps à comprendre qu'il se rendait à la sortie, prenant un passage patiné par le temps et les pattes de milliers de loups avant lui. L'air frais. Quoi de mieux, pour chasser les réminiscences d'un mauvais rêve ? Empruntant le dernier tournant, elle le découvrit assis sur le côté de l'entrée, profitant de la vue et des sensations procurées par le monde extérieur. Comme elle l'avait supposé, il pleuvait. Et au vu des températures, ils ne devaient pas être loin d'avoir de la neige. Elle effleura la pierre pour signaler sa présence, sachant son pas léger, avant d'aller s'asseoir en douceur aux côtés du loup.

Volstein m'a donné quelques plantes pour apaiser mes nuits, je suis sûre qu'il est possible d'en trouver d'autres, ou de les partager.

Elle souriait. Si elle ne s'habituait pas plus à ses cauchemars que les autres loups, elle avait quitté le sien depuis assez longtemps pour s'être remise, s'appuyant sur les présences rassurantes de ses amis autour d'elle.

Le bruit régulier de la plue qui tombait et la sombre monotonie du paysage nocturne apaisèrent le grand loup, au fil des instants qui passaient. La douleur était toujours là, bien-sûr, mais marcher l'avait rendue plus supportable, ainsi que la fraîcheur de la nuit. Il portait déjà un pelage épais et ne craignait pas la brise froide qui annonçait la mauvaise saison. Son premier hiver, qui durerait une année ou deux, comme toutes les autres saisons. Il était un enfant de l'été, mais d'un été morne et salé. Celui de l'Île des pirates. En vérité, il n'avait connu que de grises saisons pour l'instant, puisque l'automne l'avait vu arriver sur le continent. La grisaille et la pluie étaient de vieilles amies qui faisaient partie intégrante de son quotidien, et qui aujourd'hui déteignaient doucement sur ses pensées.

Pensées qui erraient librement alors que son regard était perdu dans le vaste extérieur, lorsqu'un bruit attira son attention. Avant qu'il ne se retourne, un parfum familier parvint à ses narines, et il reconnut la présence légère et aérienne d'Eva. Il tourna la tête et posa le regard sur elle, tandis que son esprit revenait à la réalité. Elle non plus ne dormait pas, mais il ne l'avait pas remarqué en s'éveillant. Il espérait d'ailleurs ne pas être responsable de son réveil, conscient que ses efforts pour être discrets n'avaient pas forcément été couronnés de succès. Il la salua d'un mouvement léger de la tête et d'un sourire un peu plus franc, et la laissa sans bouger prendre place à ses côtés. Maintenant qu'il avait atteint sa pleine taille adulte, le contraste entre eux deux était saisissant. Non pas que la louve bicolore soit petite, loin de là, mais on en logeait facilement deux de sa carrure dans le poitrail du grand loup blanc. Silhouette r'endue encore plus imposante par son épaisse crinière de cheveux, qui paraissait avoir atteint son maximum en longueur depuis quelques temps, lui donnant une apparence qui se stabilisait. Elle était haute sur pattes, mince, et le fait qu'elle puisse voler montrait plus encore cette légèreté. Elle était une plume, quand lui était une pierre. Une pierre abîmée, en cet instant.

"J'en ai eues quelques unes pour la douleur." Souffla-t-il en réponse, en la remerciant muettement du regard. "Mais je crois quon ne veut pas qu'elle s'en aille complètement, au risque que je m'aventure à briser autre chose sans m'en rendre compte."

Il n'en voulait pas à ceux qui avaient pris cette décision, bien entendu, car elle était tout à fait raisonnable. S'il se sentait mieux, il lui prendrait sans doute l'envie d'aller chasser, récolter des herbes, surveiller le territoire, toutes ces choses qu'il lui démangeait de faire depuis qu'il était cloîtré à l'intérieur.

"Mais peut-être parlais-tu de ces cauchemars, plutôt que du mal physique ?" Ajouta-t-il en coulant vers elle un regard interrogateur.

Il n'ignorait pas qu'Eva avait fait partie de ces malheureux happés par la Bête et emmenés dans une sorte d'autre monde où elle les avait poursuivis. Il ne posa pas directement la question toutefois, car sa réponse à cette simple interrogation lui indiquerait si oui ou non elle avait envie d'en parler. Et il comprendrait mieux que quiconque - ou presque - que la réponse soit non.

Elle enroula sa longue queue argentée autour de ses pattes, deux fois, en un boa duveteux des plus étranges. Elle pencha la tête sur le côté, surprise par sa première réponse. Elle ouvrit de grands yeux, et rit légèrement, avant de se justifier :

Oh, je laisse les soins à ceux qui savent en prodiguer, j'ai toute confiance en eux !

Son sourire s'amenuisa doucement. Il n'y avait rien de vraiment drôle dans cette situation.

Je parlais des cauchemars, oui. Ces plantes aident au sommeil, plus que pour la douleur. Si ça peut te rassurer, je n'en ai pas pris cette nuit, ou je ne serais pas là !

Elle n'était pas très fan de l'idée d'utiliser des plantes pour mieux dormir, et puis amenuiser sa vigilance lui faisait particulièrement peur. C'est aussi pour ça qu'il lui restait autant de plantes - elle n'en prenait jamais assez, et ça ne durait jamais bien longtemps. De quoi faire des siestes, tout au plus.

Elle choisit de ne pas pousser le sujet. Si Ajani souhaitait en parler, elle resterait oreille attentive - pour sa part, si elle ne s'y habituait pas elle s'était résignée à les combattre avec l'aide de Sobieski, Nocera, Kerguelen, Gloria et tous les autres loups qu'elle côtoyait régulièrement. Elle les voyait un peu plus, souriait un peu plus, absorbait un peu plus de leur présence chaleureuse. Ca lui permettait de tenir. Et la nuit, elle mangeait quelques plantes, et lorsqu'elle se réveillait, elle allait voler, ou passait de longues heures dans le noir à observer les corps chauds qui se soulevaient et s'abaissaient au rythme de la respiration des loups.

Si Eva pouvait beaucoup parler, elle s'accommodait aussi du silence, et de la contemplation. Surtout de la pluie. Elle aimait ces gouttes qui créaient cette mélodie si particulière, staccato feutré parfois piqueté de notes plus claires, lorsqu'une goutte tombait dans une flaque sous l'auvent de pierre. Alors elle se contentait d'observer la nature éclairée de lune, le ciel piqueté d'étoiles, et le voile sombre apporté par brume et pluie.

Il hocha doucement la tête à sa réponse, et comprit au fait qu'elle ne s'étala pas sur le sujet qu'elle n'avait pas pour volonté particulière de le remettre sur le tapis. En vérité, peut-être n'avaient-ils même pas besoin d'en parler pour comprendre ce que l'autre vivait, au moins en partie. Car aux côtés des images du monde rouge, dans les cauchemars du loup blanc, surgissaient aussi les visions des nefants dévorés, et du regard accusateur qu'Hannah lui avait lancé lorsqu'il l'avait vue pour la dernière fois. Parfois, il lui arrivait d'appréhender le moment où il retournerai à l'endroit où tout cela avait eu lieu, sur le perron de l'Eglise. Sa convalescence le protégeait de cette réalité pour l'instant, mais elle ne durerait plus trop - du moins l'espérait-il.

Cela lui donnait au moins l'occasion de réfléchir des heures durant. Avant les événements tragiques et l'apparition de la Bête, il avait enfin pu revoir Creek, celui qui avait été grand frère e tmentor lorsqu'il était chez les Raeders. Bien-sûr, il avait gardé pour lui cette rencontre, qui était passée comme une de ses habituelles expéditions jusqu'à la côte. Elle avait été un mélange de joie et de tristesse, une conversation plutôt courte mais intense et riche d'émotions pour lui. Les deux parts de lui-même qui avaient grandi dans son esprit s'étaient ouvertement confrontées l'une à l'autre. D'un côté, le pirate, de l'autre le Nakhu. Et les paroles du loup noir étainet sans cesse présentes dans ses pensées.

Tu ne peux appartenir à deux mondes Ajani, ou alors tu n’appartiendras plus à aucun d'eux.

Une réalité difficile à accepter pour lui, qui en était presque venu à considérer que c'était effectivement possible, en une vision idéaliste, utopique du monde dans lequel il vivait. Une nouvelle fracture dans ses certitudes, mais qui alimentait au moins ses réflexions pour qu'elles ne tournent pas en rond. Cette nuit-là, contemplant devant lui les terres Nakhus en compagnie d'Eva, il se sentait bien. Impossible de le nier. Les événements récents avaient provoqué chez lui une sorte de déclic, et sans qu'il n'en sache trop la raison, il avait vraiment le sentiment d'être chez lui désormais, ici, dans le Dédale. Son coeur pourtant n'en était pas apaisé, parce qu'il jetait sur ce bien-être une vague de culpabilité. Avait-il le droit d'être bien ici, alors qu'il ne voulait renier complètement sa condition de Raeder ? Avait-il abandonné sa famille, ces loups pour qui il éprouvait une sincère affection, sans s'en rendre compte ? Cette pensée le taraudait parfois. Souvent.

"Tu n'avais pas envie d'un sommeil profond et réparateur ?" Demanda-t-il doucement, intrigué par sa dernière phrase.

Le plic ploc retentit pendant un long moment avant qu'Ajani ne se décide de briser le silence.  Il semblait dans une pleine réflexion, à peine changé de la dernière fois qu'ils s'étaient vu sur ce point là - le corps couturé de cicatrices mais l'esprit toujours pas en paix.

Eva secoua négativement la tête.

Je ne sais pas. Je n'aime pas fuir la réalité. Les Monstres étaient une menace, mais qui dit qu'ils ne reviendront pas ? Peut-être n'était-ce que les prémices d'un temps sombre à venir.

Elle s'arrêta à ces quelques mots, mais le sous-entendu était clair. La menace était là, il ne fallait pas la fuir mais plutôt l'embrasser pour parer aux éventualités à venir. Et ce cheminement amena à son esprit un autre sujet qu'elle se rappelait vouloir aborder avec le grand loup blanc :

A ce sujet ! Il y a quelque chose d'autre que je souhaitais te demander.

Elle y avait longuement réfléchi, après la bataille et les drames de ces dernières semaines. Les Etelkrus étaient une meute brute et forte, qui n'hésiterait pas un instant à raser leurs terres si ils voyaient en eux une menace. Les Raeders étaient pour le moment calme, mais l'histoire des Coeurs avait prouvé qu'ils faisaient montre de détermination au besoin. Et eux, au milieu, n'avaient que leur sympathie pour leur répondre. Yurai, oui, bien sûr ! Mais Eva n'aimait pas se reposer sur les dieux - elle n'aimait pas se reposer sur qui que ce soit.

Alors elle avait réfléchi à comment devenir plus forte, et ça s'était imposé comme une évidence : elle devait s'entrainer avec ceux qui savaient. Et la personne vers qui son choix s'était porté avait été, de façon évidente, Ajani. Avec sa stature épaisse et son pas déterminé, il éclatait de puissance.

Pourrais tu m'entrainer ? J'aimerais devenir plus forte. Pour ne plus être un simple observateur inutile, pire ! Un poids.

Son amertume transparaissait dans son ton.

Les paroles de la louve bicolore furent plus pessimistes que ce à quoi il s'attendait. Il l'avait pratiquement toujours vu préférant s'amuser des situations face auxquelles la vie les menait, rire des choses plutôt que d'en pleurer, et la voir si sérieuse le fit tiquer. Elle parla mêm de pluseiurs monstres, ce qui jeta un frisson dans l'échine du blanc. Il était persuadé qu'il n'y avait eu qu'un seul monstre, mais visiblement l'excursion d'Eva dans ce monde rouge lui en avait montré d'autres. La pensée qu'une horde de ces choses puisse s'en prendre à eux était franchement terrifiante. Fort heureusement, avant qu'il n'ait eu trop le temps de s'enfoncer dans des idées bien sombres, elle continua avec une interrogation qui le surprit un peu. Il redressa légèrement les oreilles pour l'écouter avec attention, le regard attentif.

Elle lui demandait de l'entraîner. Il était vrai que contrairement aux autres Nakhus, Ajani avait vécu une partie de sa vie dans un monde plus dur où il avait été formé aux bases du combat, par Creek en grande partie. Ca n'avait sans doute pas été fait de la manière la plus académique qui fût, mais les faits demeuraient que contrairement à ses nouveaux frères et soeurs de meute, il était normalement capable de se défendre lors d'une attaque physique. Il était malheureusement difficile d'en dire autant des autres membres de la meute, qui portaient haut et fort la bannière de la paix. Il eut la pensée amère que la venue des créatures avaient légèrement bouleversé l'ordre des choses, comme il avait pu le constater lors de l'arrivée de Daez face au monstre. Ce dernier avait tenté une approche pacifique, mais ça n'avait rien donné. La Bête avait avalé les enfants et le loup bleu, fracassé le corps d'Ajani, et s'en était allée avec son butin. La paix n'avait servi à rien.

Il était étonné par cette requête en grande partie à cause de ce qui s'était passé avec Moineau et Kerguelen. La violente claque qui avait fêlé ses côtes avait aussi mis un coup sérieux dans sa confiance en sa capacité à combattre. Jamais encore il ne s'était vu confronté à une chose aussi fortement, aussi supérieure à lui, qui l'avait balayé comme une poussière. Cela lui faisait se demander s'il était réellement capable de défendre quoi que ce soit, qui que ce soit, et encore plus de transmettre ses potentielles connaissances à quelqu'un d'autre. Cependant, sa première réaction ne porta pas sur cette demande. Immédiatement, sa voix grave répondit doucement :

"Je doute que tu puisses être considérée comme un poids pour la meute. Bien au contraire."

Eva était une membre précieuse des Nakhus, et elle avait bravement combattu lors de l'apparition de la Bête. Elle avait réussi à ramener les enfants de cet endroit où ils s'étainet perdus, contrebalançant l'échec du blanc à les arracher aux griffes du monstre. A ses yeux, elle avait bien plus de mérite que lui, e tpeut-être avait-il plus à apprendre d'elle qu'elle de lui.

"Je sais que les Nakhus n'ont pas l'habitude de se battre, et j'ai appris quelques petites choses chez les Raeders." Répondit-il avec un hochement de tête. "Je peux toujours te montrer ça. Lorsque j'aurais de nouveau assez de force pour soulever mes propres pattes."

Il eut un petit rire, bref car son poitrail se soulevait douloureusement à cette marque d'amusement. La compagnie de la bicolore avait en tout cas un effet positif sur lui. Si elle avait le chic pour remettre en question ses certitudes, son point de vue tout fait sur les choses, elle avait aussi une sorte de positivité contagieuse qui rendait leurs conversations très agréables. Il finit par laisser échapper un léger soupir et ajouter :

"Toutefois je suis loin d'être un combattant aguerri. J'aurais aimé... J'aurais dû pouvoir protéger Moineau et Kerguelen."

Le souvenir de cet échec restait cuisant, et le resterait encore longtemps.

S'il y avait un point positif, c'était que plus le temps passait, plus l'ambiance semblait se détendre. Les sujets étaient toujours sombres, voir dramatiques, mais les extérioriser et en parler comme de n'importe quel autre sujet de conversation, poser des problèmes et des solutions, leur enlevait ce côté irréel qui les rendaient tant effrayants.

Eva allait protester, ou dans tous les cas nuancer ses premières paroles, quand vint la remarque sur Kerguelen et Moineau. Ses paroles fondirent dans sa bouchent et se heurtèrent au barrage de ses dents, une boule se forma au fond de sa gorge et elle déglutit, malaisée.

Il avait ri, juste avant. Et l'avait dit sur un ton léger. Mais elle sentait sous-jacente la douleur de n'avoir pas pu aider, de n'avoir été que spectateur. Une douleur qu'elle ne comprenait que trop bien. Elle avait vaguement entendu l'histoire des autres loups, n'ayant pas posé énormément de questions pour ne pas raviver chez ses interlocuteurs la douleur des expériences passées. Elle avait toutefois compris qu'Ajani avait la garde des deux petites lorsqu'elles s'étaient retrouvées entrainées dans le Monde d'En Dessous. Et ça...

Ajani... Personne n'aurait rien pu faire seul contre Ça. C'est un véritable miracle que l'on s'en soit sorti vivants, et c'est aussi grâce à toi. Chacun a apporté sa pierre à l'édifice. Peut-être que si tu n'avais pas été là, ça aurait été dramatique pour une personne de plus.

Elle poussa son épaule du bout de son museau en faisant attention à ne pas appuyer sur une plaie, forçant un sourire rassurant sur son museau. Elle ne rayonnait pas de bonheur, mais affichait un air acceptable.

Toujours, au devant des autres.

L'important, c'est de continuer à pousser dans le sens que l'on souhaite. Ca ne se passe jamais parfaitement comme on l'a prévu. Mais plus on anticipe, plus on se prépare et plus on prévoit ce qui peut arriver, alors mieux nous sommes armés à y répondre.

Elle reporta son attention sur la pluie qui lavait le monde.

C'est pour ça que j'aimerais que tu m'aides à devenir plus forte. Devant la Bête, j'aurais aimé me sentir moins démunie. J'aurais aimé pouvoir aider Hanna. Mais c'est trop tard. Et ça ne sert à rien de ressasser ce qui aurait pu.

Ce message de force et d'espoir qu'elle déclamait, il était pour lui mais aussi pour elle. Entendre ces mots l'aidait à y croire, à s'accrocher à ce qu'elle voulait être vrai. Afficher une force tranquille était pour elle une nécessité. Elle ne pouvait pas se permettre de flancher. Mais parfois, se morigéner elle-même faisait aussi du bien.

A la place, il faut se concentrer sur le potentiel, sur l'évolution. Volstein a beaucoup d'idées et de plans pour la meute. Raison et Crystal aussi. Je suis sûre qu'il y a des choses que tu veux faire, aussi, pour améliorer le quotidien.

Une présence rassurante. Une personne calme, qui en toute circonstance peut aider. Voilà la place qu'elle briguait auprès de ses amis, voilà l'image qu'elle voulait renvoyer. Voilà ce à quoi elle s'évertuait en permanence.

Voilà aussi pourquoi elle devait devenir plus forte.

Et toi Ajani, que désires tu ?

Le contact fut inattendu, mais si spontané et en adéquation avec les paroles de la louve qu'il ne le surprit pas tant que cela. Son attention était d'avantage par les mots que par les gestes, ponctuation délicate de la conversation. Même si ce qui parvenait à ses oreilles était réconfortant - c'était une chose d'essayer de se persuader qu'on avait pas complètement échoué, une autre de se l'entendre dire par quelqu'un - mais il n'était pas encore prêt à se débarrasser de la culpabilité qui couvait au fond de lui. Les souvenirs étaient encore trop récents, la blessure pas cicatrisée. Lorsque la vie reprendrait son cours plus normalement, peut-être parviendrait-il à enfin poser ses pensées à ce sujet, à y jeter un regard plus objectif et plus distant. Mais pour l'heure ça lui était impossible, et son corps douloureux n'améliorait en rien les choses. Au contaire, il lui rappelait à chaque seconde ce qui s'était passé.

Il eut une drôle d'impression lorsqu'elle affirma, ses prunelles dorées perdue dans les rideaux de pluei qui tombaient devant eux, qu'il était inutile de ressasser ce qui s'était passé. Comme si ses mots et ses actes se décousaient, parce qu'ils étaient justement entrain d'en parler, parce que c'était là la principale raison pour laquelle elle souhaitait s'entraîner. Elle parla ensuite de la meute, de ces loups qui oeuvraient à ce qu'elle perdure et demeure à flots, et posa justement la question de ce que lui avait envie de faire pour y contribuer. Enfin, pas directement. Mais ce fut ce qu'il entendit lorsqu'elle parla, ce fut la question que lui-même se posa. Une question très importante, parce qu'elle faisait écho à ce choix qui planait au-dessus de sa tête.

Elle ne le regardait plus, mais lui avait gardé posé sur elle ses yeux clairs. Lors de leur première véritable conversation, elle avait ri de ses troubles et affirmé que quoi qu'il arrive, les choix de sa vie seraient siens. Qu'il devait penser à lui, à son avenir et à son bonheur. Aujourd'hui, son discours était un peu différent... Mais l'était-il vraiment ? Elle ne parlait plus de lui, mais des Nakhus. De cet endroit et de tous les autres qui étaient sous le sceau de la Corneille, et où il se sentait désormais chez lui. Faire des plans, c'était prévoir de rester, de rester assez longtemps pour les voir se réaliser. Eva savait-elle que dans une année, à peine, la malédiction qui courait en lui le chasserait de ces terres s'il n'arborait pas la lumière pourpre de Yurai ?

Il avait envie de croire en ce qu'lele disait, de dessiner sa silhouette dans l'avenir de la meute. La pensée que tout cela cesse lui était douloureuse maintenant, tout comme celle d'abandonner les Raeders. Cependant, il ne pouvait nier qu'une orientation se dessinait enfin. Et cette conversation, comme chacune de celles qu'il avait avec ses camarades Nakhus, contribuait à le guider dans cette direction.

"Ta sagesse t'honore." Souffla-t-il avec sincérité. "J'aimerais avoir tes certitudes quant à notre futur. J'espère les avoir un jour."

Il eut l'ombre d'un sourire en réalisant qu'il avait qualifié de "notre" l'avenir des Nakhus, s'y impliquant par ce simple terme.

"Je ne doute pas cependant que demain sera meilleur, et que tous y contribueront."

Il pencha la tête vers elle et toucha la joue de la louve bicolore de son museau, en un geste affectueux, bref, qu'il espérait ne pas voir pris comme trop invasif. Son coeur se serra légèrement. Il restait ce secret terrible, qui n'avait plus beaucoup de sens mais qui demeurait. Il avait peur, si peur du rang que cela lui donnait. Il était venu ici avec une volonté de trahison, avec fourberie, entraîné dans le plan monté par Creek, en ayant sous-estimé tout ce à quoi il serait confronté alors. Il réalisa qu'il était temps qu'il se déleste de ce poids, qu'il assume devant Volstein ses réelles motivations première - qui n'étaient cependant plus - et qu'il soirt décidé s'il méritait encore d'aspirer au plus au rang de la meute.
Si Yurai l'avait accepté, qu'en serait-il des Nakhus ? De son mentor ? D'Eva ?

"Merci Eva."
Je suis si désolé.

En train de réfléchir à ses paroles, elle ne s'attendait pas du tout à ce qu'il lui touche la joue, et sa crête de plume se hérissa très légèrement sur sa tête à la manière des cacatoés, son poil bouffant. Il l'avait surprise, de ses manières habituellement si distantes, avec cette soudaines proximité. Non pas qu'elle en soit gênée, juste surprise. Elle rit et agita ses oreilles en réponse, le bout de sa queue argentée frémissant entre ses pattes.

Pas de problème, je suis là pour ça !

C'était presque un but en soi, chez elle. Lorsqu'elle réussissait à se rendre utile, de quelque façon que ce soit, elle ressentait cette petite pointe de chaleur qui lui réchauffait le coeur et s'insinuait en son être tel une lame chauffée à blanc. Elle se sentait exister, elle sentait que même si son existence n'avait pas de but alors peut être que, quand même, la vie valait d'être vécue. Et que, même si parfois on se sentait un peu perdu, au moins se sentir utile à quelque chose permettait de relativiser sa condition d'être vivant.

Mais elle avait beau être surprise, elle ne pouvait manquer de voir qu'il n'avait pas l'air particulièrement convaincu. Ou triste ? Pour ça, ou autre chose peut-être ? Il se contentait souvent de peu de mots pour exprimer ses idées, là où Eva tartinait des caisse dans la peur de ne pas être comprise, et il lui était difficile de comprendre ce grand loup renfermé. Elle hésitait entre deux approches, et prit le parti de prendre les deux, dans l'ordre.

N'hésite pas, si tu veux discuter. Les Nakhus prônent le partage. Une peine est plus facile à porter à plusieurs. La colère se dilue dans la masse. L'amour sublime au milieu des foules. Tout est plus simple, lorsqu'on est pas tout seul.

Elle sourit. Elle ne savait pas si ses paroles faisaient vraiment sens - elle les voulait juste rassurantes. Un peu bateau, mais la situation n'exigeait rien de plus à cet instant. Elle reprit avec un rire.

Et je n'ai pas tant de certitudes que ça, au contraire. Mais c'est ce qui me donne envie de profiter du présent, me focaliser dessus. Qui sait de quoi demain est fait ?

Il l'écouta parler, devinant sans peine que ce qui le troublait était écrit sur son visage, sur son attitude. De plus en plus, il acceptait le fait que la vie était une succession de choix plus ou moins futiles, plus ou moins déterminants, et la grande décision qu'il prendrait ne serait qu'un parmi tant d'autres. Mais même en se disant cela, il demeurait encore difficile d'accepter l'une ou l'autre des possibilité sans songer à tout ce qu'il regretterait ensuite en n'ayant pas choisi l'autre. Il était incapable comme Eva de faire abstraction de son passé et de son avenir pour simplement être présent à cet instant, parce que cet instant était conditionné par ce qui avait eu lieu et de lui dépendait ce qui aurait lieu. De cet instant, et de tous ceux qui alimenteraient encore sa réflexion jusqu'au jour où il retournerait voir Yurai.

"Il y a des choses compliquées à dire. Des poids que l'on ne préfère pas voir les autres porter." Souffla-t-il.

Alors qu'il prononçait ces mots, il eut l'impression qu'autour de son cou le médaillon devenait plus lourd. Il avait la chance de posséder une épaisse crinière qui avait complètement caché à ses camarades Nakhus son existence et le fait qu'il soit en sa possession. La meute avait de plus été trop occupée ces derniers temps à panser ses plaies pour s'en soucier. Le collier se perdait dans ses lourdes mèches en vrac, mais il était bien là. Comme pour lui rappeler que le décompte continuait, car il ne pourrait pas toujours rester dans l'incertitude.

"Y avait-il des dieux, dans ton pays d'origine ?" Demanda-t-il doucement, après avoir laissé filer un instant.

Par dieux, il entendait bien plus que ce que les loups du continent dénommaient ainsi. Il avait connu le culte de l'Océan, vu surgir des eaux rougies de sang sacrificiel la bête Ceto, reine des Abysses, grâce à laquelle avaient surgis les coeurs des îles. Il entendait toute forme d'être un peu plus mystique que les simples mortels, des choses envers qui l'on vouait du respect, qui régnaient sur le monde comme les chefs régnaient sur les meutes. Il se demandait si la manière de penser différente de la majorité des loups originaires du continent d'Eva pouvait venir d'une différence fondamentale dans son propre monde. Elle ne portait pas encore la couleur de Yurai, et il ignorait même si elle l'avait rencontrée ou si elle croyait à son existence et à son influence sur le destin des mortels.

Si la réponse était non, il n'était pas étonnant qu'elle aie ri de son air tragique lorsqu'il lui avait exposé pour la première fois la situation dans laquelle il se trouvait, évoquant prophéties et dieux sans le moindre doute quant à la véracité de l'un ou l'importance de l'autre dans leur univers.

Son coeur se serre un peu, et elle se sent particulièrement mesquine dans ses paroles, alors qu'elle ravale ses grands mots. Elle sait. Elle sait qu'elle ne fait que prêcher ce qu'elle même ne respecte pas. A quand remonte la dernière fois qu'elle a confié ses doutes et ses peurs à quelqu'un ? Quand a-t-elle évoqué, de façon honnête, et avec qui, le manque énorme provoqué par l'absence de sa famille, de ses parents, de ses proches qu'elle avait quitté ? Quand avait-elle pour la dernière fois choisi d'ouvrir son âme à quelqu'un, à partager tous les sentiments négatifs qui, comme les autres, comme tout le monde, l'habitent ?

Mais elle n'en montre rien.

Au contraire elle sourit, baisse légèrement la tête, malicieuse.

Elle prêche ce qu'elle ne sait faire, mais elle s'en fiche. Elle a le droit. Parce que c'est ainsi qu'elle veut que sa vie soit. Elle veut aider les autres, être à l'écoute, cette oreille qui se tend dès qu'un trémolo ou une hésitation se fait sentir. Et elle ne peut pas faillir, elle ne peut pas montrer la moindre éraflure dans ce bouclier qu'elle dresse autour d'elle, cette couche de bonne humeur protectrice permanente.

Elle veut être cette personne que l'on pense incapable de s'effondrer.

Parce qu'au moindre doute, les autres cessent de se confier à vous.

De peur de vous atteindre. De peur que vous ne réussissiez à porter ce fardeau. Les âmes se referment, se renferment, deviennent ces huitres imperméables. Et se blessent, dans leur isolement. Alors qu'une simple patte tendue aurait pu faire tant de bien.

Alors Eva sourit et taquine Ajani d'un claquement de langue.

C'est toujours difficile, mais le jeu en vaut souvent la chandelle. Ne prend pas les Nakhus pour des êtres faibles sous prétexte qu'ils sont doux et à l'écoute. Chacun ici sait porter sa part, et le fera avec diligence le moment venu. C'est notre force, et Yurai est la lumière qui nous guide.

A sa seconde question elle réfléchit un peu plus. C'était un peu plus compliqué, après tout, mais comme toujours une fois lancée elle fut fort loquace :

Pas... Des dieux comme ici, à proprement parler. Ici, c'est tellement facile ! Vous avez des dieux que vous voyez régulièrement, que vous pouvez même toucher du bout des pattes. Des dieux qui se manifestent, qui sont à votre écoute et qui portent des valeurs qui vous sont chères.

Elle laissa son regard se perdre de nouveau dans le paysage noyé de pluie.

D'où je viens je n'ai jamais croisé de dieu. Les loups croient, pour certains, en des divinités ou des êtres supérieurs. C'est un acte de foi. Jamais une offrande ne reçoit un merci, jamais une étoile ne brille plus fort pour signifier l'entente. Croire est difficile, on se heurte à la logique et au bon sens, on se heurte à la science et à la physique. On se heurte à ce qui est, c'est un travail de conviction. Et certains s'en servent pour servir leurs intérêts avant ceux des autres.

Son visage se décrispa.

Sur un terrain plus léger, les loups aviaires sont de façon générale proches de la nature. Nous pensons qu'elle a une âme, que les éléments valent le coup d'être écoutés et respectés. Chacun cultive et affiche sa foi comme il le souhaite.

Un sourire tire de nouveau ses babines.

Pour ma part, j'ai toujours aimé la dimension poétique de la chose.

Un peu léger, en terme de foi.

Est-ce que cela répondait à ses interrogations ? Elle l'espérait.

Les Raeders aussi sont proches de la nature, ils prêtent l'oreille à l'Océan n'est-ce pas ? Cela te pèse-t-il de le quitter ? Il m'a semblé comprendre que la ou les divinités étaient antagonistes aux dieux du continent.

Elle était curieuse : elle aussi voulait en savoir plus sur ces pirates qui terrorisaient tout le monde.

Il eut un hochement bref de tête, l'ombre d'un sourire, et répondit doucement :

"Non, bien-sûr. Les Nakhus sont loin d'être faibles."

Ne pas être agressif ne faisait pas d'eux des loups guimauves se laissant impuissament porter par le destin, loin de là. Il avait appris auprès de Volstein que leur rôle n'était pas de faire la guerre mais de la comprendre pour être capable ensuite d'en dénouer les noeuds. Il n'était pas de devenir un clan fermé et protecteur, mais ouvert et à l'écoute de tout un chacun. Ils avaient conscience de prendre un risque, pour eux, pour leurs semblables, lorsqu'ils ouvraient leur porte ou proposaient une oreille à quelqu'un. Mais c'était là un risque que tous étaient prêt à prendre, et qu'ils assumaient tous ensemble. Le grand lion les admirait, d'une certaine manière, de croire si fort que tout était solvable par de la patience et de l'écoute.

Il la vit réfléchir à sa seconde interrogation, éclairée par la pâle lumière qui venait du dehors, laissant au battement de la pluie le monopole de la musique de l'instant. Puis lorsqu'elle répondit, il redressa les oreilles en un infime mouvement, écoutant avec attention ce qu'elle disait. La conversation avait pris un tour fort intéressant, qui le faisait presque oublier les douleurs qui le tenaient éveillé depuis un moment. Ainsi donc, il ne s'était pas complètement trompé en supposant que peut-être sa vision des choses venait d'une différence somme toute fondamentale entre leurs deux mondes d'origine. Là où elle était née, les loups croyaient en des dieux qu'ils ne voyaient pas et qui ne se manifestaient pas. Il répondit doucement :

"Comment sait-on que ces dieux sont là, peut-être là, s'il n'y a jamais eu aucun signe de leur part ?"

Elle lui conta ensuite comme son peuple cultivait un lien avec la nature et les éléments. Ainsi donc, ils voyaient le monde entier comme une sorte d'entité à laquelle ils vouaient respect et honneur. Il fit avant même qu'elle en parle le parallèle avec la manière dont les pirates voyaient l'Océan, bien-sûr. En revanche, il ne s'attendait pas à ce qu'elle l'interroge de cette manière, et il prit à son tour un instant pour réfléchir avant de répondre.

"Chez les Raeders, l'océan n'est pas une simple étendue d'eau. Le continent est une bande de terre inerte, mais l'Océan... L'océan a une âme, un peu comme la nature pour ton peuple." Lança-t-il finalement. "Il est capricieux, implacable, il donne et il reprend comme il lui chante à ses enfants, il n'a pas d'ennemis ou de camp... Et il a déjà répondu en faisant jaillir des créatures de ses tréfonds, à l'appel des pirates."

Quant au reste de la question... Il n'était pas certain. Pour lui, l'existence de l'Océan était une évidence, et le fait qu'il lui soit ou non dévoué ne changeait rien.

"Ma famille est liée à cet Océan." Acheva-t-il, laissant libre interprétation de ce que cela signifiait sur son ressenti.

A sa première question, elle rit :

On ne sait pas. Personne ne sait. C'est comme parler à un rocher ou à un caillou, ça n'a peut-être pas plus de sens. Pour certains, c'est important. Tellement important, qu'ils y risqueraient leur vie. Mais jamais rien ne viendra infirmer ou confirmer leur théorie.

Elle n'était pas vraiment de ce bord là, mais avaient croisé de nombreuses personnes fortement impliquées. Chacun l'était à sa manière, parfois c'était dérangeant, parfois imperceptible. Mais ça prenait toujours une place importante dans leur vie.

C'est pour ça que j'aime votre bout de continent : il est magique. Surprenant. Rien n'y a de sens, et c'est délicieux.

Bon, c'était un peu caricatural mais... Pas tant que ça finalement. Sa vision du monde avait changé du tout au tout, lorsqu'elle était arrivée ici. Il lui avait fallu longtemps, très longtemps avant de comprendre que les dieux ici n'étaient pas des entités intangibles comme dans les pays qu'elle avait traversé, mais des âmes que l'on pouvait voir, écouter et même avec lesquelles interagir. Quelle n'avait été sa surprise ! Mais elle avait fini par accepter et même apprécier ça.

Elle hocha la tête pour montrer qu'elle prenait bien en compte ses dernières paroles. L'Océan.

Elle y réfléchit un instant, et rit. C'était comme si, un jour, le vent s'était mis à lui parler. N'en aurait-elle pas été contente ? Et si le Vent leur envoyait dragons et merveilles ? Et si elle devait choisir entre le Vent et Yurai, que ferait-elle ? Eva se coucha sur le sol, avança ses pattes pour qu'elles mouillent de la pluie battante en face d'eux. Elle écarta les doigts de ses pattes, ses coussinets prenant l'eau, elle les frotta les uns contre les autres, jouant avec ces petites ravines.

Il sourit à sa réponse, intrigué. Ainsi donc ils croyaient sans aucune preuve, un peu à la manière dont eux croyaient au destin, croyaient au fait qu'ils allaient guérir, croyaient les uns en le autres. En soi, rien ne leur prouvait qu'ils pouvaient, mais ils le faisaient quand même. C'était un peu étrange de calquer cela aux divins du continent, si présents pour leurs disciples. Il ne s'agissait pas de la même foi, puisqu'on avait foi en eux comme en quelque-chose que l'on connaissait. On n'avait pas foi en leur existence, puisqu'elle était avérée, cela n'aurait eu aucun sens.

Sa remarque sur le continent le fit souffler par le nez, une manière silencieux de rire qui n'était pas trop douloureuse pour ses côtes - pour tout son corps en fait. Il la regarda réfléchir, allonger les pattes pour jouer avec la terre mouillée au-devant. Au fil des instants qui s'écoulaient, leur entrevue devint silencieuse, mais non moins plaisante. L'air rafraîchissant de la nuit et la pluie allégeaient un peu les peines, et la discussion avait été une bonne distraction après les cauchemars qui l'avaient agité. Ses pensées convergèrent lentement à nouveau vers le secret qui lui pesait sur la conscience. Alors que le rire léger d'Eva perçait de temps à autre le silence et qu'il contemplait tantôt le paysage, tantôt les pattes de la louve perlées de gouttelettes, lui vint une pensée nouvelle. Fugace et inattendue, mais qui allait doucement s'ériger en un pilier dans son inconscient.
Il désirait que cet instant fût infini. Que sa vie entière en soit ponctuée.

Pour la première fois depuis très longtemps, il avait la quasi certitude qu'il s'en retournerait dormir l'esprit apaisé, avec la sensation de se trouver chez lui, entouré de loups pour qui il comptait - au moins d'un ou deux - et en sécurité. Une bouffée de gratitude à l'égard de la louve bicolore l'envahit. Comment faisait-elle pour ainsi enjoliver à sa manière tous les instants qu'ils partageaient ? Pour le faire se sentir à la fois si heureux et si coupable de lui cacher ce qu'avaient été ses véritables intentions ? Il ne savait trop s'il voulait vraiment se torturer à chercher une réponse à cet instant. Il se contenta de sourire.
Et de graver le souvenir de cette nuit-là dans les plus précieux recoins de sa mémoire.

[Fini pour moi =D]