Après l'automne vint l'hiver | Libre | Mort de Karigan

Le ciel était blanc, un véritable temps de neige. Tandis que chez les Nakhus un retentissait un hurlement qui allait changer bien des choses, une silhouette grise rêvassait au coeur du Grand Castel. Allongée sur une paillasse douce, un coin des cieux visible depuis sa couche, Karigan contemplait les nuages qui couvraient la voûte céleste sans un mot. Elle profitait d’un instant de répit qu’elle devinait être l’un des derniers - le dernier peut-être. Même si ses jours étaient baignés d’un bonheur doux et simple depuis de nombreuses lunes déjà, la réalité l’avait doucement rattrapée. Sa mère, avant sa naissance, avait été gravement infectée par la maladie Everbloom. Elle était déjà bien chanceuse - et en était consciente - d’avoir vécu aussi longtemps. Elle avait perdu le compte des années, mais sentait au fond d’elle que le glas ne tarderait plus à sonner.

Depuis deux jours déjà, elle ne sortait plus de la tanière des panseurs. De violentes quintes de toux la secouaient, un voile gris s’était étiré dans son champ de vision, ses griffes s’étaient fendillées, comme soudain faites de verre. Elle revivait, sans le savoir, ce qu’avait vécu bien des années auparavant sa soeur aînée Maisie. Tout comme elle, elle avait été rongée par le poison de cette terrible maladie. Mais contrairement à elle, elle avait été rayée du monde bien jeune et sans avoir beaucoup vécu.

La vie était drôlement faite, tout de même. Alors qu’un disait sans cesse à ceux qui n’avaient pas encore passé la barre de l’âge mûr de profiter de ce que leur apportait leur vie, de ne pas se donner de limites, de tester les choses et de tenter les aventures, son histoire à elle avait été comme inversée, miroir de ce à quoi tout le monde l’avait préparée. Sa jeunesse assommée par cette peur maladive qui la taraudait sans cesse, à peine éclairée par ce jour où elle avait été choisie aux côtés de Lagherta pour transmettre un message aux Brethens. Puis ce combat décisif lors de la sécheresse, ce regard croisé avec un être étrange et unique à l’allure de crocodile. Et enfin, cette rencontre progressive, année après année, avec celui qui partagerait la fin de ses jours.

Elle laissa échapper un soupir enroué, tandis qu’un léger sourire étirait ses babines. Tout était calme, personne n’était là. Les guérisseurs étaient sortis - temporairement, bien-sûr, ils elle était sous une surveillance quasi constante depuis que son état avait empiré - et elle était parfaitement seule. Comme une mère consciente de l’instant où naîtraient ses enfants, au point du jour, qui s’isolait en silence, elle sentait venir l’instant fatidique. Un instant de vie, l’ultime, alors que dehors régnaient les frimas de l’hiver.

Elle sentait sa respiration devenir laborieuse, mais un calme étrange l’avait envahi. Loin, très loin de là, son jumeau se couchait sur la pierre froide, accueillant lui aussi le baiser de la Faucheuse. Ses pensées allèrent à lui, une dernière fois, et la pensée de le retrouver bientôt dans cet ailleurs mystérieux qui suivait la mort était douce, réconfortante. L’image de Boite à Clou se dessina ensuite devant ses rétines, devant ses yeux qui s’étaient fermés sans même qu’elle ne s’en rende compte. Lui aussi, un jour, la rejoindrait. Mais il était encore vaillant, et elle ne doutait pas qu’il eût encore quelques lunes devant lui.

Elle n’en voulait à personne d’être seule à cet instant. Peut-être était-ce mieux ainsi, parce qu’ils la trouveraient comme endormie à leur retour. Dans une minute, deux peut-être, Nott ou Lymphalème entrerait de nouveau dans la tanière. Mais un froid sommeil l’aurait déjà envahie, et ses yeux dorés ne s’ouvriraient plus jamais.
Elle se sentait somnolente, à la lisière d’un rêve étrange et lumineux. Elle laissait derrière elle bien peu de vagues dans l’histoire, le souvenir vague d’une petite louve grise et maigre. Sauf dans un seul esprit, où elle espérait être devenue plus. Où elle croyait être devenue plus. Et cette ultime pensée, presque souhait, presque certitude, dessina sur son museau un air apaisé.

La brume cessa de s’échapper de son museau immobile, qu’un flocon égaré vint orner d’une lueur cristalline.

Il s'approcha, en silence.
Les visites avaient eu beau être très fréquentes auprès d'elle depuis qu'il la savait malade, il l'avait presque senti, que ça se passerait ainsi. Elle venait de passer à trépas, et il n'avait pas été là. Il faudrait qu'il vive avec cette idée, un peu pesante. Heureusement, il avait toujours eu un moto, depuis la mort de sa mère qu'il avait trouvé de la même façon après le combat contre Cronos : il n'y pouvait rien. Il ne pourrait jamais que contrôler ses réactions.

Sa silhouette large se pencha au-dessus de celle de Karigan, et il passa ses pattes autour de son visage et ses épaules. Décrivit longuement ses yeux fermés à jamais et son expression calme. Ses traits n'étaient plus tirés, la toux ne la secouait plus. Mais ses paupières ne se rouvriraient plus jamais sur ses yeux dorés, les même que Romance, lui avait-elle dit jadis. Il s'en souvenait encore. Il la couvrit de son être, souleva très légèrement son corps pour l'enlacer et l'envelopper de sa chaleur. Comme la sienne l'avait quitté.

Le museau dans ses cheveux, naquit autour d'eux quelques nuages.
Il sentit son pouvoir pulser doucement, le rouge crépiter d'envie de se manifester ; il le rejeta avec un grognement peiné. Pas tout de suite. Oh, oui, qu'il autoriserait sa faculté à venir de pleine force, ses émotions à le frapper sur le coin de la tête. Tout cela, oui. Mais pas maintenant.
Il voulait juste... l'enlacer.

Une dernière fois.

"Allez."

Un murmure.

"Je t'y amène, patience."

Il quitta son étreinte, posa ses yeux noirs sur elle encore une fois.
Un allez-retour bref et enfin il eu ses capes et sa lanterne. Usées pour les protéger tous les deux. Puis doucement et délicatement, avec la dextérité de l’expérience et la patience de l'âge, il la hissa sur son dos. Il savait qu'il dérobait la possibilité à certains de venir la voir ici. Il ne s'en excuserait pas ; le travail des panseurs était finit : c'était le sien, désormais. Pour un dernier voyage.

Pour son dernier voyage.