Ce que veut dire un nom | Désastre

Il était tard ce soir-là, lorsqu'une silhouette sombre se glissa dans la Salle des Trônes. Celle-ci était vide comme d'ordinaire à une heure si tardive, et l'écho de ses pas résonna en une succession de bruits feutrés que la pierre envoyait ça et là jusqu'à son haut plafond. La salle était trop grande pour qu'il soit confortable d'y dormir, et les Etelkrus lui préféraient les petites grottes qui constellaient les paroi du Grand Castel. Mais elle n'était pas là pour y dormir, oh non. Elle avait rempli ses tâches de la journée avec application, avait assisté son mentor Lymphalème dans les soins quotidiens aux futures mèches, notamment la guerrière Bamboo. Celle-ci donnait du fil à retordre au loup gris, et la présence discrète de Rowena à ses côtés le remarquait bien. C'état presque devenu une plaisanterie que de dire que Bamboo accoucherait sans doute en patrouille - comme elle avait refusé d'arrêter d'y participer - et que le pauvre guerrier qui l'accompagnerait à ce moment-là se retrouverait bien démuni. Une plaisanterie que tous ne trouvaient pas à leur goût au sein de la meute, et certainement pas le dénommé Athelstan, son père biologique. On lui avait raconté qu'elle avait vu le jour et sa mère biologique vu les siens s'achever dans des circonstances plus ou moins semblables. Le tricolore ne voyait donc ces amusements que d'un oeil assez mauvais, même s'il était trop poli pour l'admettre.

Elle était là pour venir prendre le temps d'observer un détail qui la travaillait depuis quelques temps, et encore plus depuis la naissance du fils de l'une de leurs alphas. Si son mentor n'avait pas été là en cet étrange jour où la louve Pepper avait mis bas un enfant surprise, elle l'avait été. Et n'avait pu s'empêcher d'éprouver une sorte de choc en constatant l'aspect de cette progéniture, aspect qui s'était confirmé lorsqu'il avait commencé à grandir. Il ressemblait à Mère. Cela faisait deux choses étranges, parce qu'il y avait déjà eu un peu plus tôt la dague apparue scellée dans la pierre, une dague au parfum et aux couleurs familières. Et Mère n'était jamais revenue la chercher, aussi en avait-elle tiré la conclusion qui s'imposait : elle n'était plus de ce monde.

Cet enfant - qui portait le doux patronyme de Désastre -, comment aurait-il pu être arraché à Mère par une autre louve ? Elle ne comprenait pas comment cela était possible, mais si jamais c'était le cas - notamment grâce à toutes les choses assez incongrues qui arrivaient aux loups de ce clan grâce à leurs divinités et aux pouvoirs qu'ils leurs octroyaient - un schéma déplaisant se dessinait à ses yeux : cette louve bleue, qui siégeait sur le trône des Etelkrus, avait trouvé le moyen de vaincre Oxomo, et lui avait pris cet enfant. Ce n'était même pas si absurde au fond, car ces loups cherchaient par tous les moyens à devenir plus forts, en témoignaient la floppée d'enfants nées d'un tournoi destiné à honorer les dieux et à choisir les guerriers les plus aptes à fournir une bonne descendance.

Elle devait trouver un moyen d'apprendre ce qui s'était passé. Car si Pepper avait tué Mère, elle ne partirait pas de cette meute avant d'avoir essayé par tous les moyens de venger sa mort. Et peut-être, de la faire revenir. Après tout, Mère venait d'une terre où les dieux étaient bien plus puissants et belliqueux que ceux d'ici, lui avait-elle dit. Elle n'avait trouvé nulle information à leur sujet dans la Bibliothèque de l'Île Fantôme, mais savait-on jamais. C'était en tout cas dans le but de trouver de nouvelles informations qu'elle s'était glissée ce soir-là dans la Salle des Trônes. Elle s'avança d'un pas silencieux jusqu'à l'endroit où se trouvait fichée la dague. D'un simple regard, on comprenait qu'elle ne s'arracherait pas de la pierre si facilement. Elle la frôla de la truffe. Les odeurs qu'elle avaient senties dessus étaient trop vieilles maintenant pour ne pas avoir été effacées, elle ne trouverait rien de plus.

Elle la contempla en silence, jusqu'à ce qu'une autre odeur la fasse se retourner sans hâte. Ses prunelles glace s'accrochèrent au nouveau venu, qu'elle n'attendait pas à trouver ici.

Ses yeux se plissèrent légèrement en reconnaissant la figure de ce fameux Désastre. Elle lui prêtait une attention accrue - en restant discrète bien entendue, car il ne faisait aucun doute que l'enfant de l'une des Alphas serait protégé à outrance au moindre soupçon - et constatait silencieusement alors qu'il grandissait une confirmation de ses doutes. Sa silhouette d'enfant gardait ces formes et ces couleurs qui avaient été un choc pour elle, demeurait portant cette ressemblance qui le marquerait à jamais. Être l'enfant de l'ennemie jurée du clan - elle était bien placée pour le savoir - ne lui apporterait sans doute rien de bon. En tout cas aux yeux des Etelkrus. Aux siens en revanche, c'était une sorte de fascination qui habitait ses prunelles, légère, cachée par ce masque froid qu'elle portait sans cesse en reflet souvent fidèle de ses émotions. Si Mère était bel et bien morte, cet enfant était la seule trace physique qu'il restait d'elle dan ce monde, parce qu'elle n'avait pas eu d'autre progéniture. Alors il était inutile d'espérer qu'elle le laisse filer après qu'il ait prononcé ses quelques mots d'avertissement.

Elle se laissa retomber sur ses pattes et ses yeux, comme des lames, se fichèrent sur sa petite silhouette, notèrent chaque détail qui avait changé depuis la fois précédente où elle l'avait croisé. Il avait le poil ébouriffé, comme s'il venait de courir ou de chasser. Les joues marquées d'une trace rouge et légère et les plumes à ses pieds laissaient supposer sans peine qu'il avait fait de son repas un terrain de jeu. Il était étonnant de le trouver là, à cette heure tardive, et surtout seul. La truffe de la louve sombre frémit sans sentir la présence de Pepper autour de lui, bien qu'il en portât l'odeur sur son pelage.

"Toi tu serais puni pour ça ?" Lança-t-elle sans le quitter des yeux, mais sans le rejoindre non plus, alors qu'il lui tournait le dos. "Tu as peur de poser les pattes sur ce qui lui appartient ?"

Sa queue s'était légèrement redressée, ainsi que son museau. Elle voulait tester cet enfant, savoir quelle moitié l'avait emporté sur l'autre déjà à son jeune âge.
Etait-il un faible comme tous les loups qui vivaient ici.
Ou le sang d'Oxomo le tirerait-il de cette masse geignante pour rejoindre les forts ?

Il répondit d'un marmonnement et d'une semi-mimique du museau. Alors qu'il allait répondre à sa seconde interrogation, un détail se fit plus insistant dans son analogique méthodique de tout ce qui faisait ce que ce loup était. C'était son regard. Même si elle n'en avait pas côtoyé beaucoup durant sa propre enfance, depuis la naissance de multiples louveteaux chez les Etelkrus Rowena avait eu moult occasions d'observer des bambins. Même si chacun avait sa propre personnalité - plus ou moins prononcée - celui-ci manquait clairement de cette excitation naïve perpétuellement présente dans les yeux des camarades qui étaient à peu près de son âge. Elle y voyait une lassitude inhabituelle pour un jeune loup. Les membres du clan savaient à moitié ce que sa mère lui faisait vivre et comment elle l'éduquait. Aux yeux de la louve grise, elle le tordait pour le briser et le faire rentrer dans le moule qui devait être le sien, celui de parfait petit soldat pour cette meute. Comme étaient destinés à le devenir toute leur progéniture récemment née et insupportablement babillante.

Elle fit quelques pas dans sa direction, calme, jusqu'à parvenir à sa hauteur et baisser vers lui son regard froid en répondant :

"Non."

Elle le fixa un instant, et continua :

"Toi et moi nous avons une chose en commun. Son nom est Oxomo."

Sa queue battit une fois, alors qu'elle jaugeait encore une fois de la création du petit loup sombre. Elle se demandait si sa mère lui avait parlé de la solitaire déjà, où si elle gardait ces histoires effrayantes pour un temps où il serait moins jeune. Mais elle pariait sur le fait qu'elle l'avait fait, parce qu'elle paraissait avoir parfaitement conscience de la malléabilité de l'esprit à ce si jeune âge. Les louveteaux étaient si candides, ils plaçaient si vite leur confiance en la seule personne qui s'occupait d'eux. Et l'ascendance de ce petit désastre ne donnait pas envie à beaucoup de loups de s'occuper tendrement de lui, alors restait Pepper.

Il était l'opposé de ce qu'elle était elle. Fille de sang de cette meute, sans que jamais son coeur ne puisse lui appartenir. Etrangère accueillie comme quelqu'un du groupe sans rechigner. Lui était Son fils de sang, mais on enfermait son coeur dans la boite Etelkru avec tous ceux des autres. Un fils de sang de l'alpha pourtant regardé comme un intrus.
Comme le destin était ironique. Cette pensée aurait presque pu lui arracher un sourire, un rictus.

Les babines de la louve grise frémirent elles-aussi lorsqu'il lui lui montra les crocs, une réaction instinctive et bestiale. Elle ne s'éloigna pas, resta campée sur ses pattes sans le lâcher du regard. Il n'y avait qu'une seule louve de cette meut devant qui elle avait baissé les yeux. Il n'y en aurait aucun de plus.

Il lui répondit avec des mots assurés, comme une histoire que l'on récite sans hésiter. Les yeux bleus de la loue scrutaient chacun de ses gestes, cherchant à sa savoir où étaient ses pensées, si elles étaient réellement ces mots qui paraissaient presque étranges entre les crocs d'un enfant. Un frisson parcourut son échine alors qu'il prononçait le mot. Faible. Mais elle resta de marbre, parce que la suite venait de lui donner une réponse à sa question. Oxomo était morte. Mère était morte. Son regard se refroidit, alors que son esprit se changeait en champ de glace pour balayer toutes les émotions qui pouvaient parasiter ses réflexions. Et elle réfléchit, vite, intensément, les pensées traversant son encéphale alors qu'un battement de son coeur seulement résonnait, lourd. Sans doute Lymphalème avait-il voulu lui épargner la vérité en omettant de lui raconter cela, en la croyant bien plus faible et sensible qu'elle n'était. Elle parvenait à merveille à faire croire à ce masque avec lui. Il était si naïf.

"Je vois qu'on t'a beaucoup parlé d'elle." Lâcha-t-elle. "Beaucoup de mensonges et peu de vérité."

Tant de désir de vengeance. Tant de manière de le réaliser.
Elle redressa légèrement la tête et, après un instant de silence, lança :

"Qu'est-ce que c'est, être fort ?"

Elle e regarde se détourner, s'éloigner, et cette fois-ci ne le suit pas. Fascinant petit être, qui lui ressemble tant. Son esprit avait déjà bien été modelé pour rentrer dans ce moule d'Etelkru idéal que sa mère lui destinait. Il était si jeune pourtant, pour avoir déjà de telles mots, de telles attitudes, une telle agressivité dans le comportement. Parce qu'elle voyait bien que contrairement aux autres petits qui montraient les crocs pour jouer, lui ne le faisait pas ans un esprit de plaisanterie. Il manquait dans son regard quelque-chose qu'elle avait vu chez les autres - sans qu'elle ne puisse déterminer exactement s'il s'agissait d'une bonne ou d'une mauvaise chose. Pepper avait imprimé dans son cerveau des vérités qu'il ne réfuterait probablement jamais. Le dessin d'un désastre.
Il portait si bien son nom.

Qu'aurait fait Mère à sa place ? Désormais elle ne le saurait plus jamais, puisqu'elle venait d'avoir la confirmation sans fioritures qu'elle était morte. Aurait-elle cherché à le changer, ou aurait-elle simplement mis cet individu dans la catégorie à laquelle on le forçait à appartenir ? Après tout, il ne cherchait même pas à en sortir. Elle pouvait tout simplement attendre, voir ce vers quoi il se tournerait. L'esprit des enfants était malléable, et il ne pouvait être qu'un esclave. Pas en étant Son fils. Un jour peut-être il s'éveillerait en lui une lueur froide et rebelle, une lueur qui le pousserait au-dessus des autres alors qu'il comprendrait qu'on l'avait utilisé. Peut-être un jour reviendrait-il la voir pour lui parler d'Elle, pour savoir qui était son autre mère. S'il y avait bien une chose qu'Ama pouvait lui envier, c'était de porter son sang, véritablement. Elle, ne le porterait jamais. Elle n'aurait jamais l'honneur d'être comme Oxomo descendante de son peuple féroce et de ses traditions, bien loin des us et coutumes des faibles de ce monde-là. Mais un jour, elle espérait, elle aurait sa prestance, elle aurait sa férocité, elle aurait son sang-froid et son intelligence.

Lui aussi, peut-être.
S'il ne tournait pas au désastre.

[Fini pour moi =D]