.à la dérive | pv ju&jo

Après s’être faite prise captive par la secte de violence, la voilà à la dérive sur un océan bien trop silencieux. Son objectif premier était de retrouver le loup jais aux yeux d’or mais voilà qu’elle manquait de force. De force d’esprit et musculaire. Elle se demandait intimement s’il ne l’avait tout simplement pas oublié. Il lui avait dit qu’il reviendrait mais cela fait maintenant de longues lunes qu’il n’a pas repointé le bout de son museau sur les plages de coquillages et Misiek ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter. C’était comme une fièvre dévorante, ça pourrissait complètement son esprit, la rendant avide de réponse. Peut-être était-il blessé, seul dans un coin, comme l’oiseau farouche qu’il était, battant des ailes pour faire fuir les prédateurs et âmes généreuses qui voulurent l’aider. Peut-être était-il simplement parti, quittant ces terres de folie. Peut-être était-il avec sa famille. A t-il une famille ? Son coeur se serre davantage.

Sur sa route sans queue ni tête elle tomba sur un oeuf. Cela semble être le début d’une comptine pour enfant mais c’était bien la réalité sèche et vulgaire, un oeuf abandonné, étrange et coloré. Misiek avait donc décidé de rester au moins une nuit entière à côté de ce futur être pour savoir si le parent allait un jour revenir mais rien. Simplement le bruit du vent dans son pelage d’hivers. Elle avait alors décidé de le prendre avec elle, le glissant dans sa grosse écharpe, elle le gardait contre elle. Elle avait laissé un bracelet appartenant à sa propre personne à l'emplacement où l’oeuf était, histoire que si le parent revienne, il ait une trace pour chercher son enfant, une odeur du propriétaire.

Et maintenant tu es là. Au milieu des ruines d’un ancien palais tout de blanc vêtu. Assise en son centre tu observes le vide, le lointain. Tu ne sais où te diriger, toutes les terres appartiennent à des guerriers sanguinaires et toi, sans couleur divine, tu n’es que proie. Ils ne font pas la distinction entre le bien et le mal. Tu fermes lentement les yeux. Tu es perdu. Perdu au coeur d’un immense souvenir auquel tu n’appartiens pas. Tu veux simplement le revoir. L’espace d’un instant.

Entre deux giboulées, Joaquín pointait le bout de son nez.

Paisiblement retiré dans les tréfonds de cet étrange désert qui était apparu quelques temps plus tôt, il profitait du calme et de la chaleur, tâchant du mieux qu'il pouvait de se dire que c'était là tout ce à quoi il pouvait aspirer : un grand bac à sable sec et hostile, un point d'eau entouré d'un peu de verdure, un terrier spacieux, quelques proies juste ce qu'il fallait, et la promesse de belles journées passées à se dorer la pilule sous le soleil. Belles et longues journées. Longues. Si longues.
Trop longues.

Il avait bien tenté de se dire qu'à un moment ou à un autre, quand une pareille opportunité se présentait à vous, il fallait faire preuve de maturité et la saisir à bras le corps plutôt que de chipoter et de prendre le risque de laisser passer sa chance. A un moment ou à un autre, tout le monde se rangeait : Daniel lui-même l'avait fait, et ça avait fait grand bruit, à l'époque.
On lui avait raconté bien des histoires, sur des princes du chaos reconvertis en fermiers paisibles ou en barmen, pères de famille ou ermites reclus sur leur petit territoire bien à eux, posés dans leur coin à regarder le temps faire son oeuvre, se laissant porter par les flots. Les mecs de la bande qu'il avait rejoint peu avant son exclusion du pays se prenaient également souvent à parler de leur retraite sur les îles. Avec des femmes, de l'argent et de l'alcool. Tous y aspiraient, au fond.
Il aurait ainsi été normal qu'il en aille de même pour lui.
C'était ce qu'il s'était dit.

Mais dans ces longues nuits parsemées de rêves qu'il passait dans ce trou qu'il s'était creusé à l'ombre d'un grand rocher plat s'invitait parfois la silhouette sombre et inquiétante d'un loup dont les yeux dorés ne lui étaient que trop familiers.
Tous n'avaient pas aspiré à une retraite paisible. Il y en avait bien un qui n'avait jamais montré signe de fatigue, un qui n'avait jamais faibli dans sa volonté de faire prospérer le chaos et la destruction. Un dont on ne parlait usuellement pas. Un loup dont le spectre avait plané sur son existence dès les premiers instants de sa vie et qui, s'il appartenait à un passé désormais bien révolu, ne cessait jamais de se rappeler à lui d'une manière ou d'une autre. Comme il avait dû se rappeler aux souvenirs d'Arabella à chaque fois qu'elle posait son seul oeil valide sur lui. Comme il s'était rappelé aux autres, qui ne l'avaient pourtant pas connu.
Miguel et lui se ressemblaient-ils tant que ça ?
Il lui arrivait de se poser la question, lorsqu'après s'être brièvement désaltéré il croisait son propre regard. On ne lui avait jamais fait qu'une description vague de son arrière grand-père mais fait était que selon les dires, la ressemblance était frappante, à tel point que Nacho en aurait cru à une possible réincarnation, lui qui était d'ordinaire si peu porté sur le mystique et la religion.
Et s'il y avait un peu de vrai là-dedans ? Et si les similitudes ne se limitaient pas qu'au seul physique ?
Et s'il ne pouvait se satisfaire d'une vie ordinaire ? Et s'il était condamné à s'autodétruire, à force de s'enfoncer toujours un peu plus dans des territoires hostiles, à force de flirter avec la mort, à force de chercher le chaos ?
A trop rester tout seul Joaquín ne pouvait que ressasser des idées qui ne lui plaisaient guère. Etait arrivé un moment où le déni n'était plus suffisant. L'envie d'aller se couler derrière les lignes adverses et d'aller semer la zizanie chez la meute voisine lui brûlait les pattes. Ca ne lui apporterait rien, et pourtant il en avait besoin. Cherchant à se tempérer, il tentait parfois de faire un tour, lorsque le temps hors du désert était clément. Il n'était de toute manière probablement pas fait pour rester systématiquement au même endroit. Il lui fallait changer d'air.

Aujourd'hui, le temps était clément.
Pour la peine, il s'était enfoncé plus profondément dans les terres, et avait même eu la bonne idée de traverser une infime parcelle de territoire Etelkru, passage incontournable si l'on souhaitait se rendre sur les terres libres du Nord.
Il furetait à présent entre les ruines de cet étrange édifice : il n'était jamais venu ici qu'une fois, et fait était que l'endroit avait le don d'attiser sa curiosité. Peut-être pourrait-il trouver ici quelque chose d'intéressant. Une babiole pour décorer son Terrier et le rendre un peu plus attractif — Joaquín aimait les choses colorées : hormis quelques plumes récoltées ça et là, son chez-lui n'en présentait clairement pas assez –, un vague reste d'alcool, si seulement. Il trottinait d'un pas agile, sautant parfois au-dessus des obstacles, le nez tantôt en l'air à scruter les horizons, tantôt à ras du sol pour ne perdre aucune piste.
Aucune.
Il ralentit l'allure lorsqu'une odeur familière, comme l'embrun de la mer, vint lui chatouiller les narines. Un mince sourire étira ses babines et il dévia de sa trajectoire d'origine, décidant de la suivre.
Il avait bien tenté de retourner sur les Côtes pour trouver la petite louve, mais il n'y avait pas de trace d'elle, ni même de sa frêle bâtisse, les quelques fois où il s'y était rendu. Il avait craint qu'elle n'ait été capturée par les créatures du Monde Rouge, ces dernières ayant surgi sur le territoire peu de temps après sa rencontre avec la femelle. Il avait ensuite pensé qu'elle était peut-être tout simplement partie. Ces terres n'étaient guère accueillantes, surtout par les temps qui courraient. Il avait fini par oublier : les rencontres avec lui n'étaient jamais qu'éphémères, au final. Rien ne restait fixe. Tout se perdait.
Mais voilà qu'à présent il remontait peu à peu sa trace, et force était de reconnaître que la perspective de revoir la petite Misiek le ravissait. Scrutant les alentours, il finit par apercevoir une petite forme claire striée de fauve, prostrée parmi les décombres. Maigrichonne. L'air perdu.
Vision qui au final le divisait, entre la satisfaction de la revoir et de savoir qu'elle était encore en vie et accessoirement en un seul morceau, et le triste constat qu'elle semblait toujours aussi fragile. Vulnérable. Prête  à se briser au premier coup de vent.

Joaquín finit de parcourir la distance qui le séparait d'elle d'un pas lent, ne souhaitant pas l'effrayer, et se posta comme la première fois à un mètre derrière elle.

— Je ne crois pas que tu vas trouver coquillages ici, déclara-t-il sobrement, les mots roulant avec peine sur sa langue : il n'avait pas parlé à quiconque depuis un moment.

Il était déjà venu ici.
Les panaches de fumée blanche qui se tordaient dans l'air et s'élevaient lentement réveillaient en son esprit des fragments d’images qu’il n’aurait su dater exactement. Des morceaux d’un combat éreintant, des tâches de couleurs dorées qui détonnaient sur un fond sombre. La dernière fois qu’il s’était tenu en ces terres désolées, il avait croisé le chemin de prédateurs tout aussi égarés que lui, loin de la savane à laquelle ils auraient dû appartenir. Lui était à peu près loin de tout, perdu dans l’une de ses nombreuses balades qui n’avaient d’autre but que de perdre son odeur sur des grandes distances durant quelques jours tout en profitant de ces escapades pour enregistrer dans un coin de son esprit davantage d’informations sur les terres locales.


Le grand corps noir marchait d’un rythme monotone vers un horizon gris de cendres qui ne semblait pas vouloir se dissiper. Il quittait les terres du Nord, reprenant lentement le chemin des montagnes qu’il avait investi, non sans faire quelques derniers détours par des lieux suffisamment proches pour que ses pas se laissent tenter par l’aventure. Son court séjour chez la meute pacifiste du coin avait été nimbé par les brumes fraîches qui semblaient s’accrocher par tout temps à leur morceau de terre et il n’en avait pas fini d’être enveloppé par les longs doigts d’un brouillard aussi lourd que le ciel.
Parfois, sa silhouette obscure déchirait l’écran de fumée qui s’échappait d’une des failles dont il suivait le bord déchiqueté sur toute la longueur, ne changeant de faille que lorsque celle qu’il accompagnait finissait par se résorber en s’alliant avec la croûte terrestre qu’elle avait pourtant fracturée sur des centaines de mètres. Mais les deux grands morceaux de sol se réconciliaient toujours au bout d’un moment, joignant ensemble leurs mains sèches et craquelées par la chaleur et les années. L’air qui sortait des entrailles de la terre était âpre mais diffusait un souffle dont les quelques degrés supplémentaires s’accrochaient agréablement à son pelage court et malmené par l’hiver.

L’endroit était vaste. Si lors de sa dernière visite, il avait bien vite fait demi-tour après sa mésaventure, il remarquait désormais que s’étiraient en de nombreuses directions des fragments de formes et de tailles diverses, jonchant le sol comme un champ de ruines.
C’était un champ de ruines. Plus loin que son regard pouvait porter, des morceaux de roches blanches et autres objets hérissaient la terre éventrée sans le moindre semblant de logique ou d’organisation, comme dispersés par une violente tempête qui aurait frappé en voulant mélanger terre et ciel, détruisant un édifice un peu semblable à cette drôle de structure qu’il avait vu chez ceux qui se dénommaient Nakhus. Désormais, seule son imagination pouvait tenter de rassembler les morceaux et de les remettre en ordre pour rebâtir le passé de ce lieu et essayer d’en revoir la prestance. Autant dire qu’étant extrêmement novice en architecture et n’ayant appris que très récemment que de telles structures pouvaient d’ailleurs exister, il abandonna bien vite ses efforts à essayer d’en reconstituer l’aspect passé.

Ses pas le menaient, de déambulations en déambulations, à croiser de plus en plus de restes de structure, d’objets étranges et brillants, certains qu’il effleurait de la truffe, d’autres qu’il ignorait royalement.
Jusqu’à ce qu’une sensation familière s’appelle à lui. Une sensation avec laquelle il avait souvent vécu ces derniers jours car les terres du Nord semblaient hantées des âmes perdues du monde rouge. Le Lien avait fini par se mettre en veille, se lovant au creux de son estomac. Il se réveillait aujourd’hui.
Levant le museau vers le ciel, il huma les fragrances mêlées à la poussière et aux odeurs de la brise, cherchant à détecter une odeur familière. Les parfums se délièrent, murmurant au creux de son oreille les secrets qu’ils tenaient entremêlés. Une odeur musquée et lourde chargée de sable et de chaleur.
N'avait-il pas dit qu’ils seraient amenés à se revoir ? Il n’y avait pas beaucoup réfléchi auparavant, mais bien-sûr, voilà que lui aussi se retrouvait lié par cette corde invisible, lui qui avait également partagé les souvenirs carmin du monde d’en-dessous.

Il trotta dans une direction plus précise qu’auparavant, accélérant le rythme, ignorant désormais les ruines qu’il passait et délaissait sans un regard. Ses yeux étaient désormais fixes et ne décrochaient pas d’un point imaginaire situé droit devant, au cœur d’une atmosphère grise et suffocante. Il entendit l’écho d’une voix rauque qui commençait à devenir quelque peu familière. Le solitaire prit son élan pour bondir sur un reste plus imposant que les autres morceaux de ruines – une grande arcade fissurée et dont la pierre blanche s’était gorgée des couleurs monochromes du ciel et de la poussière. Plissant les yeux pour y voir entre les brumes, il distingua ce qu’il recherchait –une silhouette sombre et imposante. Et à peine plus avant, il y avait une autre forme, qu’il faillit confondre avec les blocs désolés du paysage tant elle était pâle. Une forme frêle et qui paraissait si petite à côté du solitaire à plumes, une forme floue mais dont il voyait le pelage blanc rehaussé de brun et de fauve. Une petite louve qui sentait comme les embruns et un souffle printanier.

Justice resta quelques secondes en retrait, à les observer, camoufler par les nappes dansantes de poussière et de fumée qui se pressaient tout contre lui, puis il sauta souplement à bas de son promontoire et s’approcha du petit groupe, à pas mesurés mais assurés.
Il adressa un bref et sec signe de tête au mâle noire et s’approcha de la petite femelle jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que quelques pas entre eux. Là, il inclina la tête, intrigué, détaillant son pelage, ses accessoires naturels de plumes et de coquillage, ce corps si peu bâti pour la survie, ce tissu noir et abîmé – et ses yeux firent plusieurs allers-retours entre elle et l’autre mâle, se demandant quels liens les unissait, et où donc l’autre solitaire avait bien pu dénicher la petite louve aux cicatrices trop nombreuses pour un visage si pur.

Ombre tu reviens te cacher derrière le soleil, comme toujours, sans un bruit, fluide et agile tu imposes simplement le froid de ta présence dans son dos. Elle sait très bien ce que ce parfum signifie, elle sait très bien ce que cette voix brisée réclame. Aussi vite qu’un battement d’elle Misiek tu te retournes. Ton coeur a fait un bond dans ta poitrine, comme une chute libre. Avant c’était la peur, la peur de tomber dans un immense océan froid sans retrouver son ombre, mais maintenant qu’il était là l'atterrissage ne faisait plus si peur que ça. Tu sais que tu vas tomber dans ses bras.

-Joaquín !

Première fois, c’est la première fois que tu parviens à prononcer son nom. Simplement, comme ça, sortant de ta gorge timide et douloureuse, tu n’y as pas réfléchi pendant de longues minutes c’était simplement naturelle. Un éclat de joie qui éclate dans ta poitrine pour te donner la force. Doucement, tu t’approches et effleure son poitrail du bout du museau. C’est étrange, au final ils n’ont pas passé tant de temps ensemble. Et pourtant … et pourtant son absence, sa disparition a comme creusé un immense trou dans sa pauvre âme et le revoir était une délivrance.

Misiek se recule, levant ses iris sur le grand loup de jais, un faible sourire bien trop sincère arrachant la névrose de son visage. Ses coquillages. Oui c’est vrai ça, elle est bien loin de sa plage et de son confort. Confort un peu trop silencieux désormais. Un peu trop calme, fade. Ces semaines à vagabonder pour retrouver Joaquin furent étrangement agréables…

-Où étais-tu … tout va bien ?

Toujours avec ses phrases très courtes et très simples. Elle n’a pas la force de tourner autour du pot, de former de jolis mots.
Mais avant de recevoir une réponse, avant d’entendre ce timbre si aimé de la jeune louve, une seconde présence brisa le tout. Misiek tourna la tête dans un léger sursaut vers le nouvel arrivant mais ce fut sans crainte qu’elle posa son regard sur lui. Sans crainte car Joaquin ne semblait pas présenter de signes d'agressivité, cela voulait dire que sa vie n’était pas en danger. Comme suspendu sur une seconde bien trop longue d’hésitation, Misiek ne savait que faire. Alors elle sourit, simplement.

-Tes yeux.. sa voix s’étouffe un peu et reprend … des croissants de lune.

[ Respect pour avoir pris la peine de mettre l'accent tonique sur le i hahaha ]

Si la satisfaction de retrouver la petite louve était bien présente, il ne s'était clairement pas attendu à la trouver aussi ravie à l'idée de le revoir. A vivre en ermite depuis bien longtemps, et en ayant de toute manière grandi dans un cercle familial élargi qui ne voulait pas vraiment de lui — à l'exception du noyau dur –, Joaquín n'était pas spécialement rôdé aux démonstrations d'affection. Il demeura donc stoïque lorsque Misiek s'approcha de lui pour l'effleurer du bout du museau, se contentant de la suivre du regard, sentant en dépit de son évidente décontraction ses muscles qui se crispaient légèrement, comme à chaque fois que quelqu'un entrait dans son espace privé de manière impromptue. Crispation qui s'en alla presque immédiatement, lorsque son corps comprit que non, il n'y avait pas danger, inutile donc d'envisager une riposte.

— Où étais-tu… tout va bien ?

Vaste question : cela faisait un bout de temps que leurs chemins ne s'étaient pas croisés.
Vaste problème : comment résumer de manière concise et claire sa réponse, avec des mots qu'il ne maîtrisait que de manière très précaire ?
Mais d'abord : est-ce que tout allait bien ? Il pencha légèrement la tête sur le côté, sa langue passant sur ses crocs, là, sous ses babines, tandis qu'il réfléchissait. Il avait failli se faire boulotter par un monstre, s'était fait attaquer gratuitement par un Etelkru revanchard et sa harpie de fille que oui, il avait malencontreusement un peu amoché suite à un malentendu mais c'était elle qui l'avait attaqué la première sans crier gare donc il estimait qu'il y avait prescription même si bon ok il s'en voulait toujours mais le fait que la fille en question soit absolument insupportable atténuait quand même grave ses remords donc c'était pas plus mal, il était allé dans le royaume des monstres qui n'était pas joli à voir le temps d'un petit aller-retour, avait découvert un désert, s'était installé dans le désert, avait dormi — beaucoup –, puis réalisé qu'il s'y emmerdait profondément en dépit du cadre idyllique, avait recommencé à arpenter les terres en flirtant toujours plus avec les frontières Etelkrus, mais ne s'était jusque là pas trop mis en danger inutilement. Entre temps, il était passé plusieurs fois à la plage voir si elle y était, et ne l'y avait jamais trouvée.
Il était plutôt en bonne santé et se sentait étrangement plus jeune qu'il ne l'aurait dû. Il supposait que certains Etelkrus lui en voulaient grave mais n'avait pour le moment pas eu d'ennuis relatifs à ça, chose dont il ne savait au final si elle le réjouissait ou non.
Est-ce que tout allait bien ?
Eh bien c'était plutôt correct, ça allait même plutôt pas mal vu qu'il avait enfin réussi à remettre la patte sur la petite louve blanche.
Il était maintenant temps de synthétiser tout ça de manière concise, concrète, et compréhensible.

— Mh... J'ai eu quelques problèmes... mais maintenant ça va... et je ne t'ai pas trouvée sur la playa. C'était un résumé correct de la situation. Comment toi ça va ? demanda-t-il en s'asseyant.

Et à peine son postérieur eut-il le temps de toucher terre qu'une étrange décharge électrique remonta le long de sa colonne vertébrale, soulevant sur son passage le poil dru de son échine.
Mais pas une décharge comme ça lui arrivait parfois, lorsque quelque chose l'interpelait, l'agaçait, ou qu'un danger imminent faisait son apparition. Cette fois-ci, c'était différent.
Il sentait que quelque chose approchait. N'aurait su dire comment ni en quoi : il le sentait, c'est tout. Et il ne savait pas si c'était bon ou pas. De nature méfiante, il opta pour la seconde option : si quelque chose approchait, ce n'était que rarement une bonne chose. D'autant plus que ce sentiment étrange n'était pas sans lui rappeler des souvenirs pas si lointain que ça qu'il aurait préféré oublier.

Ses oreilles s'agitant légèrement, il voulut tourner la tête discrètement pour balayer les alentours du regard, ne souhaitant pas alarmer la femelle. Il n'eut cependant pas l'opportunité de le faire, car voilà que le vent amenait à lui une odeur familière. Encore lui ? songea-t-il en se remémorant son dernier échange avec l'autre solitaire. Quelques instants plus tard voilà que la silhouette sombre du mâle à poil ras s'arrachait à l'étreinte de la brume et, après un bref signe de tête à son intention, venait se planter là juste entre eux.
Ce mec. Etait. Quand même. Vachement cringe.
Cette fois-ci la tension qui saisit les muscles de Joaquín ne s'en alla pas. Plissant les yeux, il observa avec attention l'autre, laissant son regard scruter l'autre de pied en cape. Pas de trace de puces.
Il se détendit.

Pourquoi donc avait-il ressenti ça lorsque l'autre approchait ? Ces conneries de Monde Rouge prendraient-elles jamais fin ?
Ses yeux s'attardèrent un peu plus sur Soeur Sourire dont il ne connaissait toujours pas le nom, avant de revenir sur Misiek, qui l'observait avec curiosité.
Il réalisa avec effroi qu'il était potentiellement le mec avec le plus gros capital conversation de ce trio, et cela lui fit franchement peur.

Peu désireux de laisser s'insinuer un malaise alors que ce moment était censé être plutôt joyeux, il sut qu'il devait dire quelque chose pour rompre le silence qui menaçait de s'installer. Problème : outre le fait que sa maîtrise de la langue locale était assez bancale, surtout après de longues semaines sans parler à personne, il n'était pas non plus du genre à parler pour ne rien dire, ce qui ne pouvait que lui rendre la tâche encore plus difficile.

— Encore toi, lâcha-t-il finalement, pas franchement fier de lui, mais ça ferait bien le job.

Planté là au milieu d'un désert de calcaire et de fumée, il avait comme l'impression d'avoir brisé un petit moment privilégié.
Malheureusement pour eux, la gêne, qui était un sentiment que la plupart des loups assimilaient rapidement au cours de leur croissance pour prémunir leurs congénères d'interactions déplaisantes n'avait pas réellement été quelque chose qui avait été entretenu au cours de leur jeunesse. La gêne ne provoquait qu'une rétention et de l'hésitation. Alors que l'on voulait d'eux qu'ils se lancent à fond et sans état d'âme.

Autrement dit, le bref instant de silence et d'interrogation qui s'était imposé lors de son arrivée ne le dérangea nullement, puisqu'il le remarqua à peine.
Tout ce qu'il nota fut le petit sourire que lui adressa la fragile louve. Un sourire sans peur et sans exubérance non plus. Un sourire simplement sincère et mesuré. Un sourire des plus naturels et qui, pour une fois, lui donna presque immédiatement envie de répondre.
Mais il resta pour le moment simplement impassible, toujours aussi absorbé par la simple contemplation des fleurs dont elle s'était parée, petits points jaune éclairant la scène morose dans laquelle ils étaient plantés. Il avait déjà vu ce genre de fleurs, à de nombreuses reprises. Il avait aussi vu d'autres loups se parant de denrées naturelles, fleurs ou plumes -comme le mec à qui il tournait plus ou moins le dos, par exemple.
Ces souvenirs collectés avaient généralement le point commun d'avoir un minimum de rareté. La plume d'un oiseau inusuel qu'on n'avait jamais vu qu'en songe. Une pierre un peu anormale aux couleurs dansantes où à la forme intriguante. Un morceau de nature qui différait de toute celle qui à force d'être omniprésente au quotidien, partout autour des loups, en venait presque à passer inaperçue, sauf lorsqu'elle laissait à leurs pattes le rappel discret que son travail était celui d'un orfèvre et qu'il fallait s'en émerveiller.

Pourtant ces fleurs jaunes, elles, étaient partout. Il en avait déjà vu des centaines, peut-être même des milliers. Elles bordaient chaque chemin, fleurissaient à chaque recoin, se répandaient en tant de lieux. Elles n'avaient rien de rares, elles faisaient partie du banal et du quotidien.
Sans aucunement tenir compte de leur vulgaire insignifiance, la louve les avait choisies, elles, pour orner son corps et son écharpe. Leur donnant une fonction qu'elles n’étaient jamais censées avoir.
Un petit son, doux et essoufflé, le son d'une voix qui ne semblait pas tout à fait libre de s'extraire de sa gorge s'échappa malgré tout et vint à sa rencontre. Des croissants de lune ? Les termes lui rappelèrent cette rencontre qui lui paraissait déjà si lointaine. Une autre louve, il y a longtemps, avait préféré mentionner une éclipse. On restait cependant sur le domaine de la nuit, et Justice ne put que lui offrir un léger sourire en retour, ne sachant davantage ce qu'il était approprié de faire.
Ses yeux à elle lui rappelaient plutôt la couleur de la mer un jour ensoleillé, lorsqu'elle paraissait si paisible et amicale, bien loin des vagues traitres et meurtrières et de ses couleurs grises et vertes quand l'orage en remuait les entrailles.

— Encore toi.

L'une de ses oreilles s'orienta immédiatement vers l'arrière en direction de l'autre voix, bien plus sombre et lourde, qui s'était élevée. Ah oui, putain, il l'avait presque oublié, lui. Justice se tordit l'encolure et posa ses yeux sur lui durant quelques secondes pour observer un visage tout aussi neutre que le sien, voire passablement démotivé par la situation. En réalité, les deux solitaires avaient effectivement le don pour se retrouver et se croiser dans des situations particulièrement étranges ou tendues, et au milieu de nulle part, mais désormais, les choses avaient un peu changé. Il y avait un nouveau paramètre lancé dans la partie, un paramètre qui pousserait encore un peu plus les deux êtres à se retrouver en laissant un peu moins de place au hasard.

— Tu ne le sens pas, toi ? Ce nouveau... Sens. Depuis le monde rouge.

Il marqua une brève pause, remuant faiblement des mâchoires comme pour choisir ses prochains mots avec précaution. Car après tout, s'il se retrouvait finalement à être une exception et que les autres n'avaient pas été marqués du même héritage - résultant en ce que l'autre n'ait pas la moindre idée de quoi il parle, il allait sacrément passer pour un timbré dont une partie du cerveau aurait été définitivement bouffée par la Bête. Ce qui n'était pourtant pas le cas. Pas à sa connaissance, du moins.

— Depuis les évènements je peux sentir la présence des autres loups qui y étaient, eux aussi. C'est faible, c'est désagréable, mais ça me pousse dans les directions des autres.

Il passa une langue sur ses babines. Il avait l'impression que sa bouche était sèche et imprégnée d'un goût de cendres. Peut-être parce qu'il n'avait pas l'habitude d'enchaîner autant de mots dans la même phrase, surtout lorsqu'il s'agissait d'expliquer des concepts abstraits à un étranger qui répondait parfois avec des mots dont les syllabes avaient été mélangées de manière aléatoire dans un langage qui n'était pas le sien. La conversation s'annonçait... facile.
Ses yeux bicolores restèrent posés sur le brun et rouge, sondant ses yeux jaunes pour y déceler un déclic, ou n'importe quoi d'autre qui confirmerait qu'il n'était pas seul à avoir désormais une boussole dans les entrailles.

Ton coeur se serre. Des problèmes ? Le monde rouge ? Tu les observes sans comprendre et pourtant. Et pourtant ça fait mal. Mal, tout est relatif car physiquement tu ne peux pas ressentir la douleur, c’est interne. C’est des serres d’un immense oiseau qui viennent déchirer tes poumons. La crainte ? Tu les vois s’empourprer dans le danger et tu ne peux rien faire car au final … tu n’es pas grand chose.
Doucement tu t’assois et tu attends qu’ils aient terminé de parler puis tu inclines un peu la tête de côté. On peut clairement voir que tu es troublé, alors tu oses.

-Moi ça va … j’ai eu quelques soucis avec … des loups violents mais je m’en suis tiré.

Ta voix s’entrecoupe, verre fragile qui chute sur le sol. En soit tu as eu bien de la chance de tomber sur cette louve argile et outre-mer, car tu le sais qu’au fond tu aurais pu y gagner quelques mauvaises plaies.
Puis tu retournes ta gueule vers le nouvel arrivant. Tu laisses tes pensées s’égarer dans son pelage. Tu as envie de savoir qui il est, d’où il vient, quel lien partage t-il avec Joaquín. Cela pique ta curiosité.

-Je m’appel Misiek.

Tu esquisses un léger sourire au grand loup sombre. Avant de voler le secret d’un nom, autant donner le sien.
Puis tu baisses un peu le museau, observant tes pattes. Ton coeur te tiraille toujours mais d’une nouvelle douleur que la crainte, c’est brûlant cette fois.

-Je suis contente de te revoir.

Bien sûr, si j’écris parfaitement ces phrases, Misiek elle, parvient avec beaucoup de difficulté à les dire, mais en l’absence du loup venu d’ailleurs, elle s’était entraîné à parler un peu plus sans trembler. Bien que cela soit très dur, elle voulait discuter plus aisément. Avec lui en particulier.

Le museau de Joaquín se fronça et une mue contrite figea ses traits lorsque l'autre solitaire parla. S'il ne pouvait dire avoir ressenti le phénomène dont il parlait de manière régulière, il y avait effectivement quelque chose. Un petit pincement, parfois, lorsqu'il s'éloignait un peu trop de son Oasis. Quelque chose qu'il avait ignoré, peu désireux de savoir ce que cela pouvait signifier. D'autant plus que ça n'était pas sans lui rappeler sa mésaventure avec le Monde Rouge : il ne voulait rien avoir à faire qui ait eu trait à ce lieu, plus maintenant.
Quelque chose qu'il n'avait en revanche décemment plus pu faire semblant de ne pas ressentir lorsque Poil Court avait débarqué quelques instants plus tôt.
Sans doute que vivre la plupart du temps seul au milieu de son désert blanc, bien loin de tout autre congénère, avait pu le préserver de ça et lui donner l'illusion que ce n'était qu'un petit malaise passager. Comme lorsque vous vous priviez de sommeil depuis trop longtemps et que les vertiges vous prenaient. Cette sensation de picotement dans la colonne vertébrale en pleine semaine de rendu.
Ainsi donc ces conneries de la quatrième dimension n'étaient pas finies. A croire qu'il allait s'en coltiner des répercussions toute sa vie. Cette journée qui partait bien menaçait subitement de devenir plutôt merdique.
Il ne répondit pas, se contentant de regarder l'autre, jusqu'à ce qu'un mouvement en provenance de Misiek lui fasse détourner les yeux. La petite louve s'assit, hésitante.

— -Moi ça va … j’ai eu quelques soucis avec … des loups violents mais je m’en suis tiré.

Il ne fallut qu'un dixième de seconde pour que l'expression de Joaquín passe de plutôt agacée à sens-tu soudainement monter en toi cette rage sourde, putain ?!
Ses mâchoires se serrèrent brusquement, tandis que l'épaisse fourrure qui tapissait son échine paraissait pulser, comme prête à se hérisser, mais retenue à grand mal par le self-control qu'il peinait à garder.
Là encore il ne parla pas. Mais là colère en lui était bien réelle. Comme ces volcans stoïques qui laissaient s'accumuler le magma en eux, là, dans leurs entrailles, tressautant tout au plus quelques fois lorsque la pression était un peu trop forte, pour n'exploser qu'au moment qu'ils jugeaient le plus opportun. Ou lorsqu'ils n'y tenaient juste plus. Laissant alors se déverser sur le monde une mer de flammes et de braises dévastatrice, qui lorsqu'elle se retirait enfin ne laissait plus derrière elle que la mort.
Il la regardait et le sang battait à ses tempes lorsqu'elle se présenta à l'autre.
Et si la vision de la petite louve qui se débattait avec les mots pour lui dire qu'elle était heureuse de le revoir était tout ce qu'il y avait de plus attendrissante, il ne put même pas lui dire que oui, lui aussi était content de la revoir, parce qu'en cet instant précis, il ne pouvait juste pas. Pas parce que ce n'était pas le cas : oui, il était content de la revoir, ça ne faisait aucun doute. Mais parce qu'il y avait quelque chose de plus important à ses yeux, tout de suite.

— Qui t'a attaqué ? lâcha-t-il froidement.

Au fond, il connaissait la réponse.
Il avait suffisamment arpenté les terres libres du Sud pour se faire une idée qu'il jugeait assez pertinente de ce qui pouvait y constituer une menace, et ce qui y était safe — bien sûr, il n'avait pas encore eu l'occasion de se frotter aux fabuleux scorpions cactus qui peuplaient son désert, mais cela viendrait bientôt. Et si sa définition de la menace était peut-être moins vaste que celle de la fragile petite louve, il n'y avait pas non plus trente-six moyens de se faire emmerder par les temps qui courraient, surtout depuis que les failles du Monde Rouge avaient été fermées.
Il prit lentement une grande inspiration, ses traits se relâchant un peu, mais ce n'était bien qu'une décontraction apparente, car à l'intérieur, il n'était que chaos.

A la façon dont le mâle noir le regarda en retour, il sut qu'il avait touché une corde sensible. S'il avait été mesquin ou de nature à emmerder les autres par plaisir, cette pensée lui aurait arraché un sourire railleur. Mais en un sens il était juste soulagé de savoir qu'il n'était pas le seul à être marqué par les réminiscences du Monde Rouge. Que lui aussi avait gardé des séquelles dont ils se seraient bien passés et qu'ils resteraient liés non plus seulement dans le souvenir de cette absurde journée ; mais aussi au plus profond de leurs tripes.
La réalisation lui arracha un soupir plutôt qu'un rictus.
Il tourna lentement la tête vers la fragile louve quand elle éleva de nouveau la voix, faiblement, presque tendrement, petite fleur blanche et naissante balayée par des vents qui menaçaient de l'arracher du sol et d'éteindre cette voix qui vacillait.

Des loups violents.

Il réfléchit quelques instants, marchant en équilibre sur le fil d'une pensée. Il était loin d'avoir rencontré toutes les âmes qui vagabondaient sur ces terres. Pour s'en prendre à une créature si démunie et pacifique, il fallait être dominé d'une certaine haine, une haine telle que celle dont on l'avait baigné pour faire de lui un des leurs, une haine qui motivait un corps à relâcher ses pulsions les plus violentes sans retenue simplement car c'était bon de se laisser ainsi aller et de pouvoir se sentir fort. De pouvoir avoir le contrôle. Et la certitude libératrice de ne plus avoir à se poser de question en haïssant tout ce qui était différent, car c'était forcément mauvais.
Il n'avait encore jamais vu pareil comportement ici. Jamais aussi extrême. Il pouvait y avoir quelques possibilités.
Soit des âmes solitaires, comme eux, possiblement issues de milieux pas plus recommandables que le sien, qui en errant sur ces terres s'en seraient donnés à cœur joie de tenter de tâcher de rouge cette fourrure si claire.

Ou bien il y avait cette meute.
Celle dont il avait surtout entendu des rumeurs plus qu'il n'en avait vu les agissements. Car s'il avait été confronté à eux à plusieurs reprises, la situation avait été tendue et électrique sans pour autant dégénérer.
Peut-être parce qu'il était fort. Qu'auraient fait les mêmes individus face à un congénère plus faible et sans soupçon d'agressivité ? Le choix du juste, de calmer ses sentiments pour mettre de côté sa haine et ses ordres et protéger cette fleur ?

Ou le choix du faible et du possédé, celui qui prendrait encore plus de plaisir à voir s'écraser une vie sous le joug de sa violence ?

D'un bref coup d’œil au solitaire noir il put constater que peu importe le responsable, il n'était pas content. Du tout. Cette louve comptait peut-être beaucoup plus pour lui qu'il ne l'aurait cru de prime abord. Ou peut-être qu'il était simplement révolté par l'idée que l'on puisse vouloir du mal à une louve comme elle.
Cette idée-là le fit sourire pour de bon. Il n'aurait pas attribué tel trait de caractère à ce grand loup un peu bourru et peu expressif. En réalité il ne lui aurait pas attribué grand-chose à ce stade, à part qu'il semblait être attiré par les problèmes et qu'il ne reculait pas face au danger. Mais quelque part c'était une pensée agréable, de voir chez cet être peu animé par les autres une réaction si farouche de colère contenue.
La louve aux fleurs jaunes le regarda de nouveau, leurs regards s'accrochèrent ensemble sans violence.

— Je m’appelle Misiek.

Il pencha la tête sur le côté et laissa le mot silencieusement rouler vers ses tympans. Misiek. Il n'aurait su dire pourquoi, mais ce nom lui allait bien. Il flottait naturellement autour d'elle, comme l'air qu'elle expirait.
Et elle semblait le regarder comme si elle attendait la suite - un retour de sa part. Sa gueule s'entrouvrit mais resta sèche et muette un instant. Il n'avait toujours pas l'habitude de donner ce qui s'approchait chez lui le plus d'un nom. D'ailleurs, le solitaire noir qu'il avait croisé pourtant à plusieurs reprises ne le connaissait toujours pas. Et ne le lui avait pas demandé.
Tout comme lui ne demandait pas les noms des autres.
Pourtant il sortit comme un souffle, finalement, un peu rauque et presque insaisissable, murmure dont on ne savait pas s'il s'agissait d'un nom ou d'une réclamation pour se venger des actes commis envers la louve.

— Justice.

A coté de lui, l'orage grondait sous le poil noir du solitaire, et le jaune électrique de ses yeux ne lâchaient pas la petite louve qui elle pourtant semblait déjà avoir oublié sa peine. La dureté des mots qu'elle avait lâché et qui avaient tant retourné le grand mâle avaient quitté son doux visage, ne laissant que le sourire qui flottait sur ses babines quand elle regardait en direction du mâle aux plumes irisées.

— Qui t'a attaqué ?

Le ton était froid et grondant, annonciateur de la pluie. Justice n'était pas sûr de vouloir connaître la réponse.
Ses pensées dérivèrent un instant vers la guerrière bleue des montagnes, ensanglantée en cette nuit d'orage.
Tout se bousculait.
Pourtant il sembla se calmer d'une grande inspiration, sa mâchoire se relaxant petit à petit.

Avec un peu de chance, cela était annonciateur d'autre chose qu'un nouvel orage.

Jusitce. C’est un nom que jamais tu n’as entendu, c’est un concept que jamais tu n’as vu. Tu observes alors en silence ce grand loup aux yeux lunaire, un léger sourire rêveur sur les lèvres. Justice. Cela lui va bien maintenant que tu y penses. Il se tient droit, il n’a jamais l’air de courber le dos. C’est celui qui porte l’épée et le bouclier. Il a une odeur d’un autre temps et une voix abyssale qui fait frémir ton coeur et ton corps.
Mais ton oiseau farouche t’arrache de tes pensées. Jamais tu n’auras peur de lui, car tu es peut-être trop bête, tu fais confiance aux gens trop rapidement, mais si tu l’avais vu dans cet état sans savoir son nom tu aurais sûrement était terrifiée.
Qui t’a attaqué ? Tu ne connais pas l’identité de tes agresseurs et tu ignores si tu as envie de révéler cela à Joaquín. Il semble brûler de colère.

-...Joaquín ce n’est rien .. c’est du passé …

Tu effleures son torse du bout de ton museau, tu veux apaiser cet immense feu qui dévore cet être que tu aimes tant. Mais tout les deux, vous savez qui. Vous savez parfaitement le coupable, les coupables. Et même si Misiek tu refuses de dire leur titre car tu as oublié ce mot qui ne t’apporte que mauvais souvenirs, c’est peine perdue. Tu as lâché sur les Etelkrus un immense oiseau, ses ailes ne sont que mauvaises augures.

Ses mots prononcés avec peine et son geste affectueux étaient guère suffisants pour atténuer sa rage. Ils eurent néanmoins le mérite de le déraidir un peu. Baissant les yeux vers Misiek, il se força à rester calme, redoublant d'efforts tempérer ces sentiments violents qui le ravageaient de l'intérieur. Les enfermer dans une petite boîte, là, quelque part à l'abri. Une boîte qu'il reviendrait ouvrir plus tard, lorsque l'occasion s'y prêterait.
Il n'avait pas envie qu'elle le voie comme ça. Pas envie de gâcher ces retrouvailles.

— No es para mi... marmonna-t-il dans sa barbe, avant de prendre une nouvelle inspiration.

Il était probablement mieux de changer de sujet de conversation, tant pour l'ambiance générale que pour sa capacité à faire preuve de self control. Faute de quoi il risquait fortement de partir sans demander son reste en direction du territoire des Etelkru comme ça, comme un connard irréfléchi, juste parce qu'il en avait foutrement envie.
Restait à trouver quoi dire. Il était plus ou moins le dénominateur commun entre les deux autres loups, et fait était que s'il n'était déjà pas d'un naturel très loquace, il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il pourrait bien dire qui était susceptible d'intéresser aussi bien l'un que l'autre. C'était typiquement une tâche qui aurait été accomplie sans la moindre difficulté par chacune de ses deux soeurs, mais face à laquelle il se trouvait totalement impuissant. Et il était certain que ces deux dernières se seraient sérieusement foutues de sa gueule, si elles avaient pu le voir tout de suite. Elles l'auraient sans le moindre doute regardé se triturer les méninges sans jamais lui venir en aide, juste pour le taquiner. Et si elles avaient été toutes les deux présentes, elles se seraient probablement échangé des regards à la dérobée en se retenant pouffer de rire tout du long. Ces sales garces si chères à son coeur.

Ses yeux dorés se baladèrent de l'un à l'autre. La solution facile aurait été de demander à Dyoustice s'il avait réussi à se débarrasser de ses puces, mais premièrement ça n'était pas un sujet de discussion très glamour, deuxièmement il n'avait pas spécialement envie de se replonger dans le dialogue cul-de-sac de la dernière fois, et troisièmement il lui suffisait de scruter avec un peu d'attention le pelage ras de l'animal pour constater que hallelujah, merci Jésus, aucune petite bestiole avide de sang ne grouillait dessus. De quoi lui permettre de continuer l'échange en toute décontraction. Ca avait le mérite de lui sortir la tête de ces histoires d'Etelkrus de merde.

— Pourquoi tu es loin de la playa ? finit-il par demander en baissant de nouveau le nez vers Misiek.

Peut-être serait-elle apte à rebondir là-dessus et à engager un véritable échange avec l'autre solitaire. Ce que Joaquín aimait d'ordinaire dans les dialogues à trois, c'était qu'il pouvait y en avoir deux qui discutaient pendant que le troisième se contentait d'observer en silence. Il était généralement cet observateur silencieux. Il aurait aimé le redevenir. Mais il doutât que cela ait été possible, au vu des tempéraments de ses deux congénères.

Plus il la regardait, douce créature pâle et fragile frôlant les poils du plus imposant mâle noir, plus il avait l'impression que le moindre coup de vent pouvait la briser.
Plus il se demandait, également, comment quiconque aurait pu lui vouloir du mal. Qu'il s'agisse de loups sur ces terres ou sur d'autres - il ne pouvait empêcher son regard de revenir sur les cicatrices qui parcouraient sa fourrure.
Ceux qui avaient fait ça ne valaient pas mieux que ceux que la meute qu'il avait quitté dans le sang. Et si leur route croisaient la sienne ils étaient de ceux qu'il n'aurait pas de scrupule à éliminer.

Il fallait bien que les griffes dont on l'avait affublé et la haine qu'on lui avait insufflée servent à quelque chose.

Les mots d'apaisement de la petite louve ne feraient rien pour calmer le grand mâle, il le pressentait, mais la situation momentanément se tasse tout de même. Le grand mâle qui d'ailleurs ravalait sa rage et sembla chercher de ses yeux dorés quelque chose pour se raccrocher. Il se retrouva à nouveau à se tourner vers Misiek et à lui poser une question, toujours aussi marquée par cet accent chaud et corsé qui déformait certains mots et en créait de nouveau - il s'enquit alors d'une certaine playa, et si le mot en tant que tel ne correspondait à rien à ses oreilles il lui fut assez aisé de tenter de deviner de quel lieu à consonance similaire il pouvait se rapprocher. La plage, il supposa.
Il posa un nouvel œil sur Misiek - d'une parce que si elle y vivait, elle était effectivement bien loin de chez elle ; et de deux parce que le lieu lui évoquait le retour d'une sombre épopée à laquelle les deux mâles avaient été mêlés, et qu'il était pris alors de la peur irrationnelle que ces brèches puissent se rouvrir et les Choses revenir pour s'emparer de la petite femelle.

Il ouvrit brièvement la gueule pour intervenir - pour la prévenir, mais il se ravisa avant même d'avoir fini de prendre son souffle.
Les monstres ne semblaient pas prêts de revenir. A quoi bon l'inquiéter ? A quoi bon poser sur ses frêles épaules un poids supplémentaire issu de leurs cauchemars ?
Cela n'aurait pas été juste.

Alors au lieu de cela il expira à travers ses crocs serrés et ferma les yeux un court instant. Juste le temps d'inspirer les effluves présentes en ce lieu auxquelles se mêlait les vagues relents des fleurs des champs trimballées par Misiek. Juste le temps d'attendre que sa voix tremblante se lève à nouveau pour répondre à l'autre mâle, et qu'elle emporte avec elle son esprit vers d'autres horizons, vers d'autres pensées plus calmes, vers un bref moment de paix.

Tu peux sentir l’air devenir lourd, comme le souffle d’une immense créature qui caresse ta nuque, impatiente de planter ses crocs dans le sang, impatiente de hurler sa colère. Ton regard dérive un instant de Joaquín jusque sur l’autre loup. Tu ne sais pas trop quoi faire maintenant, alors quand ton ombre vint murmurer une phrase crispée avec un mot que tu ne connais pas tu restais un instant silencieuse. Silencieuse car tu avais maintenant complètement compris ce qu’il venait de te demander et que ton coeur loupa une pulsation. Tu n’es pas ce genre d’idiote qui bafouille sur des sentiments enfantins alors tu craches la vérité simple et précise.

-Je te cherchais. J’étais inquiète.


Inquiète c’est un bien faible mot. Tu ne dormais plus. Tu ignores pourquoi sa présence t’a tant manqué, ce n’était même pas une habitude. Mais remarque t-on vraiment son ombre ? Elle est toujours là, dans notre dos, à nos pieds, immobile. Et quand elle part c’est un vide qui arrache nos poumons à coup de crocs.

-Je veux rester avec toi.


Cette réalisation t’es venue à la seconde. Tu n’aimes pas attendre. Tu n’aimes plus l’attendre. Tu ne veux pas attendre un cadavre, tu ne veux pas apprendre par le vent que tu n’es plus. Ceci dit ton coeur se serre car tu sais que tu es plus une entrave qu’autre chose. Tu n’es en rien combattante et tu vois bien que ces deux oiseaux sont aussi libres que l’air.
Misiek tu te tournes un instant vers le grand Justice. Tu ôtes de ton écharpe une fleur d’or et t’approche, la glissant dans ses mèches de cheveux, tu esquisses un léger sourire.

-Vous veuillez l’un sur l’autre ?

A la première réponse de la petite louve, la gueule de Joaquín s'entrouvrit. Il aurait voulu protester, dire qu'elle n'avait pas à s'en faire pour lui, qu'il était parfaitement capable de se débrouiller tout seul.
Ce qu'il était. Capable. En dépit d'une attirance presque malsaine pour les ennuis et d'un flirt régulier avec la mort, il s'en était toujours sorti. Il avait ça dans le sang.
Ce qui le dérangeait le plus, dans l'inquiétude de Misiek, c'était qu'elle s'en fasse pour lui. Lui qu'elle avait tout au plus croisé un après-midi dans une longue vie de brimades, à en juger par les nombreuses cicatrices qui striaient son pelage, lui qui veillait toujours à mettre de la distance entre sa personne et les autres, justement pour ne pas avoir à vivre dans la culpabilité. Pour être libre de faire ce que bon lui semblait, sans que personne n'aie quoi que ce soit à y redire. Pour avoir tout simplement le droit de crever un beau jour dans l'anonymat, sans aucune larme pour être versée derrière lui. Il avait trop souvent vu l'expression concernée de ses soeurs lorsqu'elles s'adressaient à lui, alors qu'il quittait peu à peu l'adolescence et qu'elles le voyaient s'acoquiner avec des gens qu'il n'aurait pas dû fréquenter. Il avait senti leur tristesse lorsqu'ils s'étaient dits adieu, à la veille de son long périple pour arriver jusqu'ici. Il ne pouvait que deviner les interrogations qu'elles pouvaient avoir quant à sa vie actuelle, à se demander s'il était justement toujours en vie, à en douter fortement, au vu de la tendance qu'il avait à s'attirer des ennuis. Angoisse qu'il vivait lui-même, alors que pas un seul jour ne passait sans qu'il ne se demande si ses soeurs allaient bien.
Il ne voulait juste pas avoir à revivre ça.
Et paradoxalement, il cherchait constamment la présence des autres, et plus particulièrement celle de la petite louve. Et, même s'il lui était plus difficile de se l'admettre, celle de l'autre mâle à ses côtés, car force était de reconnaître qu'en dépit des circonstances tragiques de leur première rencontre et de l'effrayante collection de crucifix qu'il se trimballait, il nourrissait à l'égard de ce dernier une profonde sympathie, sans doute parce qu'il était la première personne qu'il avait rencontré depuis son arrivée ici dans laquelle il croyait se retrouver un peu.
Il n'eut le temps de rien dire, car déjà Misiek reprenait la parole, en dépit de la difficulté que cela semblait lui poser, demandant à rester avec lui.

Interloqué, il la regarda sans rien dire.
Il la regarda qui se détournait alors pour marcher vers Justice, déposant une fleur entre les courtes mèches qui garnissaient son crâne. La vision de cet étrange loup ayant accumulé les blessures et à l'allure austère, coiffé d'une unique marguerite, petite touche de coquetterie chatoyante perdue dans un camaïeu de gris avait quelque chose de cocasse, qui lui fit oublier le sentiment d'alerte qui avait succédé aux dernières déclarations de la louve et fit passer son expression générale de déconfite à vaguement amusée, presque moqueuse.
La dernière question de Misiek acheva de sonner le glas de sa capacité à trouver de manière spontanée quoi que ce soit à répondre, car tout ce qu'elle venait de dire, de A à Z, ne parvenait qu'à le plonger dans une profonde confusion. A croire que la spécialité des femmes était réellement de mettre les hommes face à leur propre impuissance.

— Nous... sa voix se perdit dans le vent, hésitante. Il réfléchit encore un peu. Nous nous sommes déjà croisés un peu.

De là à dire qu'ils veillaient l'un sur l'autre, il y avait un fossé aussi large que les deux pans de son Canyon. Mais force était de reconnaître que Joaquín avait le sentiment que l'autre était un compagnon de bataille fiable. Quelqu'un aux côtés de qui il pouvait se battre, qui lui inspirait, au-delà de son allure intrigante, une forme de confiance. Un allié potentiel.

Ne sachant trop quoi ajouter, il eut très envie de s'en tenir-là, de ne rien ajouter, jouant la sourde oreille, mais ç'aurait été faire preuve de lâcheté et surtout manquer de respect à la louve. Rassemblant ses idées, il prit une grande inspiration, avant de reprendre, s'efforçant d'adopter une intonation posée :

— Tu ne peux pas rester avec moi. C'est trop dangereux.

Il n'était pas capable d'offrir à la louve ce qu'elle désirait. Il était bien trop instable, bien trop casse-cou. Il détruisait tout ce qui s'approchait trop de lui.
Et le pire était qu'au fond de lui, il avait peur qu'il ne soit trop tard. Que proche, elle ne le soit déjà trop.

La voix de la petite louve était toujours si faible -  les paroles qu’elle prononçait pourtant étaient fortes.
Elle se dit inquiète, et quelque part le concept l’intrigua. Son regard la sonda un peu plus profondément, d’une intensité plus vive - comme si soudainement il ne craignait plus tant de la briser.
C’était stupide, de toute manière. Si elle était toujours là sous leurs yeux après tout ce qu’elle avait subi, c’était qu’elle était plus solide que nombre d’autres.
Si abimée par la vie, pourtant si confiante.

Ça le déboussolait.

Elle regarda le loup noir dans les yeux quand elle lui dit vouloir rester avec lui. Sans la moindre hésitation nichée dans le creux d’une syllabe.
Il n’y avait pas de doute non plus quand sa petite silhouette se leva et qu’elle se dirigea vers lui avec légèreté, décrochant l’une de ces fleurs jaunes pour la déposer parmi ses mèches, aussi simplement que cela.
Incrédule, il leva lentement une patte et du bout d’une griffe, d’un centimètre de coussinet alla doucement effleurer le végétal désormais planté là.
Il n’avait jamais porté autre chose que ce dont on l’avait affublé de force.
Sentir la délicate fragilité de la fleur coupée, coincée entre ses cheveux noirs et les accessoires d’argent, si éphémère et capable de s’envoler au moindre souffle... C’était un brin de fraîcheur et le poids d’une responsabilité dont il ne se sentait pas digne.

Mais Misiek lui avait donné, sans l’ombre d’une incertitude.

Et si la sensation des pétales contre sa patte le brûlait de retirer d’un geste la petite fleur qui n’avait pas sa place avec un loup comme lui, il ramena pourtant au sol le membre levé, centimètre par centimètre.
Il tenterait... De ne pas l’abimer. Si elle était capable de porter autant de fleurs sur la lourde écharpe qui enroulait sa frêle stature, sans doute pouvait-il supporter le poids de l’une d’entre elles.

— Vous veillez l’un sur l’autre ?

Son regard dériva vers l’autre solitaire et son air un peu goguenard à son égard, qui changea vers davantage de confusion à la question de Misiek.
Il n’aurait su que rajouter à l’explication succinte qu’il fournit. Il ne tenait pas à détailler plus en profondeur ces liens étranges qui reposaient au plus profond de leurs tripes et les amènerait à se retrouver, encore, il le présentait. Car désormais ils étaient liés, par ce bref moment partagé dans le monde de cauchemar.
Vinrent des mots supplémentaires, ceux qui annonçaient à la louve une évidence.
Les loups comme eux attiraient le danger comme les cadavres rassemblaient les mouches.
Les loups comme eux détruisaient les fleurs en les piétinant sans les voir au lieu de les cueillir.

Malgré cela il y avait peut-être une forme de solution.
Si tous trois s’étaient perdus au Nord en ces jours, les deux mâles pourtant avaient tendance à vivre bien plus au sud des terres. Là où se trouvait probablement la playa de la petite louve, s’il s’agissait de celle qu’il pouvait voir du haut de ses montagnes.
Si tous trois reprenaient ensemble la route vers le Sud... Au moins pourraient-ils garder un œil régulièrement sur elle, chacun de leur côté. Si la louve savait en échange où les trouver elle n’aurait plus à s’inquiéter.
Elle pourrait rester à l’abri.  

— Revenons vers le Sud. Nous ne serons pas loin.

Suffisamment loin de leur aura pour être épargnée des périls qui les guettait.
Suffisamment proche pour que s’il en vienne malgré tout à s’intéresser à elle ils puissent surgir de l’ombre pour la protéger.

La proposition de Justice lui offrit une échappatoire. Peu désireux de s'embourber dans ce malaise qui avant commencé à s'insinuer en lui, il acquiesça d'un signe de tête, avant de baisser de nouveau les yeux vers Misiek. Si son acceptation première sonna comme la plus douce des musiques à ses oreilles, son soulagement fut de courte durée, car voilà que, bravant son mutisme habituel, elle reprenait la parole.
Leur demandant de faire attention à eux.

Sans qu'il ne puisse rien y faire, un rictus amusé étira le coin de ses babines, tandis qu'un bref rire sec s'échappait de sa gueule, plus un souffle rapide qu'un véritable gloussement. C'était la un pur réflexe, mimique qu'il ne remarqua bien qu'une fois qu'elle fut placée. A peine avait-il agi qu'il regrettait déjà.
Encore une requête qu'il lui serait bien difficile de satisfaire.

Se jeter à corps perdu dans la bataille, se mettre en danger inutilement, risquer sa vie de manière totalement gratuite, en somme, était inscrit dans son ADN. La moindre de ses cellules semblait vrombir d'excitation à la seule perspective d'une expérience de mort imminente, c'était en tout cas l'impression qu'il avait, parfois, alors qu'il pissait le sang comme un connard, faisant face à un nouvel ennemi qu'il avait dégotté on ne savait où, et qu'il se demandait comment Diable il avait pu encore en arriver là.
Peut-être que c'était plus cosmique que biologique. Si chaque succession de jours passés sans la moindre action le voyait flirter un peu plus avec l'interdit et le danger à mesure que le temps passait, force était de reconnaître que les ennuis avaient aussi un peu tendance à lui tomber dessus sans prévenir, comme si quelqu'un avait eu un beau jour la brillante idée de lui coller un aimant à emmerdes au cul sans pour autant juger nécessaire de le prévenir par la suite. Peut-être que c'était à force de tomber sur des énormités karmiques qu'il était devenu comme ça. Il y avait l'inné et l'acquis.
Sur le plan inné, il était venu au monde avec un karma négatif. Avec son poil noir et son ascendance génétique, et quelques traits de personnalités qui ne le prédestinaient en rien à une vie douce et sans histoires, il était évident, à présent, que Joaquín n'avait jamais eu la moindre chance de mener une existence tranquille.
En ce qui concernait l'acquis, il n'y avait pas grand chose pour l'aider non plus. La seule personne qui avait jamais eu une véritable influence positive sur lui était morte au bout d'un an, du reste, il était né dans un endroit qui encensait la barbarie et prônait la violence, avait baigné dans une ambiance toxique dès ses premiers instants et avait fait de mauvaises rencontres, qui avaient engendré de mauvais choix, qui avaient aboutis sur... eh bien, sur un acquis pas très orienté amour de son prochain et paix intérieure non plus.
Joaquín était la possibilité d'une disparition imminente. Le couperet prêt à tomber, la potentielle connerie de trop, la perspective de se retrouver à tout moment face à un mur qu'il ne pourrait cette fois franchir, même en dépit de tous ses efforts.
Il était la certitude d'un retour qui, un jour, se ferait attendre, et ne viendrait finalement jamais. C'était là la seule certitude qu'il avait jamais eue : un jour, demain ou dans dix ans, il partirait un beau matin, et ne rentrerait pas.
On ne pouvait aller contre sa propre nature.
C'était le destin des gens de son espèce. C'était aussi un fardeau qu'il n'avait guère envie de placer sur les épaules de cette petite louve, à qui, sans trop comprendre pourquoi, il ne souhaitait que le meilleur. Même si elle semblait ne jamais l'avoir trop expérimenté, ce meilleur.

— Ca sera... compliqué, répondit-il la voix basse, incapable de mentir, de promettre quelque chose qui lui était tout simplement inaccessible.

Ce continent n'était peut-être pas aussi constamment périlleux que le sien, mais il avait eu déjà plusieurs fois l'occasion de voir qu'il n'était pas sans danger non plus. S'il ne se faisait guère de soucis en ce qui concernait les habitants de ces terres, c'étaient les créatures monstrueuses qui paraissaient y spawner de manière incompréhensible qui semaient le doute en lui.

Mais je ferai de mon mieux.
Les mots se perdirent dans sa gorge sans qu'il ne parvienne à les prononcer.
Faire de son mieux ne suffirait pas. A quoi bon lui donner de faux espoirs.
Il était la personne la moins fiable de ce foutu territoire, et des adjacents, et des adjacents de leurs adjacents, aussi.