La louve de lumière | Kerguelen

Depuis quelques jours, une idée se faisait insistante dans l'esprit de l'Oracle. C'était comme une pensée ont il ignorait l'origine mais dont il ne pouvait se débarrasser, comme si quelque-chose essayait de lui envoyer un message sans qu'il ne puisse deviner exactement de quoi il s'agissait. Bien qu'il eût prétendument été choisi par Yurai dès son plus jeune âge pour devenir son Prêtre, le grand loup n'avait jamais expérimenté ces espèces d'intuitions que les loups prêtaient aux dieux et qui les guidaient parfois vers des étapes décisives de leurs vies. Il avait aidé toute la journée à la préparation de la fête Nakhu, mais ce soir-là il ne put plus résister et finit par s'échapper du Dédale en silence pour s'en aller vers l'Eglise.

Cette pensée lancinante qui occupait tout son esprit était tournée vers la lumière qui en habitait toujours le plafond. Kerguelen. Il était convaincu sans trop savoir pourquoi que son retour était proche, imminent même. Quelque-chose dans tout son être le lui criait, et il tournait en rond sans trouver l'originer de cette voix. Bien-sûr, il lui était venu la pensée qu'il puisse s'agir de la déesse Corneille, mais il était surpris qu'elle s'exprimât de cette manière. Jusqu'ici, lorsqu'elle avait communiqué avec les mortels devant lui, elle avait toujours pris corps devant eux, s'était incarnée dans cette silhouette pure et éthérée qui était la sienne dans le ce monde. Même s'il ne doutait pas qu'elle fût capable de plus de subtilité, il était toutefois déconcertant d'en être la cible sans jamais l'avoir expérimenté avant. Ou peut-être était-ce simplement autre chose, une autre force qui gouvernait le monde. Le destin, l'instinct, un lien inexplicable tissé entre lui et la petite comme il l'avait été entre lui Moineau après la venue de la Bête.

La chose la plus terrible dans cette intuition était sans nul doute l'espèce d'espoir qu'elle lui apportait. Alors qu'il filait à larges foulées sur les terres Nakhus, l'idée qu'elle était peut-être déjà de retour s'immisça dans son esprit, traça son petit bout de chemin, et se transforma en un espoir réel et concret qui le porta un peu plus en avant. Il s'attendait presque à trouver dans l'Eglise la silhouette fluette de la fille de Volstein lorsqu'il franchit la porte. L'expression de son museau changea aussitôt, car rien n'avait changé. Dans le calme lieu de culte, il n'y avait personne, ni de visible ni de perceptible par quelque autre sens. Et en levant les yeux, parcourus d'une ombre de tristesse, il y vit les arabesques colorées qui y demeuraient depuis la mort de l'ancien Oracle.

Il resta un instant ainsi, le regard accroché aux volutes arc-en-ciel, puis laisse échapper un soupir et baissa les yeux. Il finit par s'avancer jusqu'à la statue pour s'asseoir devant. Il ne savait pas trop à qui il désirait s'adresser, si c'était plutôt à leur déesse ou à la petite louve disparue. Il avait décidé de faire la cérémonie festive en son honneur également, parce qu'il était persuadé qu'elle était toujours là parmi eux, qu'elle percevait ce qu'ils lui envoyaient comme sentiment, et que lui transmettre un peu de leur joie de vivre ne serait que bénéfique, où qu'elle fût. Il s'efforça donc de dessiner un léger sourire sur ses babines claires et murmura :

"Bonsoir Kerguelen. J'adresse une prière à Yurai pour toi, j'espère que tu es bien veillée là où tu es. Et que tu nous reviendras vite."

Sa prière fut silencieuse, non pas constituée de mots, mais d'avantage de ressentis et d'émotions. Combien la vie avait repris son cours, comme elle leur manquait, et les premiers ciels bleus de la belle saison qui approchait inexorablement.

Il y eut un moment où l'Eglise resta immobile, dans ce calme silencieux et serein qui l'habitait d'ordinaire. L'Oracle ne s'attendait pas à ce qu'il en soit autrement, alors il se contenta de terminer doucement sa muette oration et de laisser ses yeux clairs se perdre dans les volutes colorées qui ondulaient lentement au-dessus de lui. Ce ne fut que lorsqu'un mouvement plus franc les agita qu'il réalisa que quelque-chose était entrain de se passer. Il redressa les oreilles et se remit debout, les museau tendu vers le haut. Ses yeux s'écarquillèrent légèrement alors que les voiles se mettaient doucement à converger dans sa direction. Etait-ce vraiment possible ? Son instinct ne l'avait pas trompé ? Son coeur se mit à battre plus fort, atteignant son paroxysme alors qu'une forme se dessinait sur le sol, lorsque la première arabesque toucha la pierre froide qui le pavait.

Une patte ornée de griffes.
A mesure que les arabesque coulaient vers le sol, elles dessinaient avec délicatesse la forme ô combien familière de Kerguelen. Ce fut auréolée de couleurs et de lumière qu'elle apparut à nouveau sur la terre des mortels, face au grand loup blanc. Aucun mot ne put s'échapper de sa gorge alors qu'il la regardait se matérialiser devant lui, être peinte par cette magie que nul ne savait expliquer pour revenir dans leur réalité. Ce ne fut que lorsque son visage apparut à nouveau, qu'il pu croiser son regard, que le choc et la surprise laissèrent la place à une vague d'émotions. Sa voix résonna, un peu rauque, entre les murs de l'Eglise, et avec eux vint la certitude que tout cela était réel. Kerguelen était de retour parmi eux.

Elle s'avança vers lui, et il fit de même, la rattrapant au passage avec toute la délicatesse dont il était capable lorsqu'elle manqua de chuter. Il se sentait si lourd, si balourd à côté de sa petite silhouette gracile, que l'absence de poils rendait encore plus élancée et fluette à côté de son immense carrure et de sa fourrure épaisse. Il fit fi de tout ce que son rang pouvait impliquer comme distance ou comme conventions sociales et passa une patte sur ses épaules pour la blottir contre lui, dans son poitrail épais. Une étreinte douce, qui exprimait bien plus que tout ce que ses mots maladroits auraient pu. Elle était le symbole de tant d'espoir et de tant de chagrin pour lui qu'une tempête d'émotions le secouaient. Il en retint surtout la joie, la joie de voir ce qu'il avait espéré se réaliser, la joie de la revoir alors que certains d'entre eux la considéraient presque comme disparue déjà. Il avait tant de regrets qu'il voulait lui exprimer, à propos d'elle, de sa mère, de ce qui s'était passé avec la Bête. Ses épaules furent secouées par quelque-chose dont on ne sut pas trop si c'était un rire léger ou un sanglot, et il répondit dans un souffle :

"Je ne t'abandonnerai jamais, petite louve."

Il recula doucement, rompant le contact, et lui adressa un sourire sincère, ému, avant d'achever :

"Le ciel est toujours bleu, et il le sera encore plus aujourd'hui."

Le coeur d'Ajani se serra lorsque Kerguelen évoqua Moineau. Il allait devoir lui annoncer sa disparition, dans des circonstances bien mystérieuses que lui-même ne savait vraiment expliquer. Il repoussa encore quelques instants cette annonce, pour la laisser profiter de la joie d'être à nouveau terrestre, de pouvoir parler, de retrouver toutes ces choses si familières qu'on n'y prête plus attention, mais qui brisent le coeur par leur absence lorsqu'on les perd. Peut-être était-ce pour profiter encore un peu lui aussi de ce moment qui signifiait tant. Kerguelen était l'incarnation de l'espoir, le rayon de soleil après la tempête qui avait frappé les Nakhus, d'abord avec les Bêtes puis à la disparition de Volstein.

Il eut un rire léger lorsqu'elle lui annonça avoir trouvé la cachette de son glowstick. Il était vrai que la plupart du temps, il était presque impossible de savoir si oui ou non il en possédait un. Chez certains loups, c'était un ornement visible, voire même volontairement mis en valeur. Mais lui portait le médaillon de Yurai perdu au milieu de sa lourde crinière, à peine distinguable lorsqu'il inclinait le cou, entre deux mèches qui glissaient de ses épaules vers son museau. Il ne faisait pas de doute qu'elle l'avait sentit en l'étreignant, bijou caché dans son poil épais.

"Je le crois aussi." Il leva une patte et écarta quelques mèches pour laisser filtrer la lumière violacée, qui colora aussitôt ses cheveux alentours. "Je ne peux rien te cacher."

Il ne put que hocher la tête à la phase qui suivit. C'était de sages paroles, et d'une triste vérité. Lui-même faisait partie des individus qui ne disaient pas grand chose, même s'il travaillait à améliorer cela. Il admirait le franc-parler d'Eva, qui paraissait n'avoir que peu de difficultés à exprimer ce qu'elle ressentait... du moins en surface. Plus le temps passait, plus il la connaissait, et plus il se demandait si elle disait véritablement ce qui la travaillait lorsque c'était le cas. Ou si elle se contentait d'être sympathique en disant à son interlocuteur ce qu'il souhaitait entendre, à travailler à rendre heureux les autres plutôt qu'elle-même. Un jour, peut-être, aurait-il la réponse à cette interrogation.

Les paroles de Kerguelen furent inattendues. Il ne pensait pas qu'elle éprouvât à son égard la moindre gratitude - il se souvenait le regard d'Hannah lorsqu'elle avait disparu, se souvenait qu'il ne pourrait jamais lui parler à nouveau pour tenter d'obtenir son pardon. Etonné, il redressa les oreilles, un peu ému aussi parce qu'il n'avait pas l'habitude qu'on le remercie. Toutes les actions qu'elles citaient, il les avait effectuées, mais il était loin d'être le seul à remercier. C'était grâce à Volstein et Yurai qu'il avait emprunté la voie des Nakhus, grâce à tous ceux qui avaient combattu la Bête qu'ils avaient pu la vaincre, un peu grâce au hasard qu'il avait trouvée et ramenée Moineau chez eux. Quant à être ici à l'attendre... Il se rendait compte à cet instant combien il avait espéré ce moment. Combien il y avait mis toute sa foi, parce qu'ils avaient besoin que Kerguelen survive, qu'elle leur revienne, que la petite fée lumineuse qu'elle était ne cesse de les éclairer.

"Kerguelen... Je ne mérite pas tout ces remerciements. Mais ils me touchent beaucoup."

Il s'avança d'un pas à côté d'elle et lui proposa d'un signe de la tête d'aller redécouvrir le monde extérieur. Avant qu'ils ne quittent les lieux, il posa la tête sur la sienne, et murmura :

"Tu as raison, il faut que l'on apprenne tous à se dire les choses. Je suis très très heureux que tu sois revenu. Je l'espérais tant."

Il souffla doucement. Il y avait tant de choses à dire, que lui-même ignorait devoir dire. Et c'était en ce lieu, si important, si chargé d'histoire et d'émotions pour lui, qu'elles seraient un jour dites.