Tempête émotionelle
Prêtresse Anianka

Le temple était enfin achevé. Bien plus encore qu'une renaissance, il venait d'évoluer. Majestueux et imposant en haut de ce monticule de pierres restructuré par elle et sa famille, il était désormais le phare de l'île toute entière. Éclairé sans interruptions par les astres, il ne demandait plus que pluie pour fleurir, pour renaître entièrement de ses cendres. Et alors lorsque celle-ci s'écoulera sur la roche, les bourgeons grossiront et feront éclore de somptueuses roses tout autour de l'entrée. Il ne restait plus qu'à attendre la bénédiction de la tigresse pour qu'enfin, les statuettes puissent grandir et s'imposer, comme l'avait fait celle du voyageur solitaire.

Et c'est pour cela, qu'aujourd'hui elle se présentait à elle, entièrement nue de ses secrets.

Assise face à la fontaine, la prêtresse rose fixait l'eau depuis de nombreuses heures maintenant, immobile et silencieuse comme une tombe. Elle ne savait plus quoi penser, de sa déesse, de sa meute, de cette terre devenue un cimetière. Elle avait donné beaucoup d'énergie à défendre ces trois choses et pourtant, tout semblait lui échapper et s'écrouler sans qu'elle ne puisse réagir. Toujours et encore, elle perdait plus qu'elle ne gagnait.
Sa vie entière avait tourné autour de la vengeance, de la justice pour laver l'honneur perdue de sa famille. Une vengeance qui, comme tout le reste, lui avait filé entre les pattes à cause du destin. Bien que tous soient morts ou punis, le fait qu'elle n'aie pu en être la coupable lui retirait toute satisfaction. Mais aujourd'hui ce n'était que passé, que leçon apprise. Cette vengeance, il y avait bien longtemps qu'elle l'avait enterrée dans les profondeurs de son esprit.

Quand ce n'était pas pour manigancer sa vengeance, Anianka avait passé tout le reste de son temps à vénérer la rose, à répandre son charme et à protéger son temple. Elle avait apporté conseil et soutien à ses disciples comme l'exigeait son devoir, et ce même malgré son mécontentement.
Mais tout ce qui étaient louanges et flammes dans son cœur s'étaient réduis en un piètre tas de braises et menaçaient de s'éteindre à tout jamais...
Car la prêtresse souffrait amèrement de la perte de trois de ses enfants et ce, à cause de son adoration pour sa tigresse. La sévérité et la froideur cassante qu'avait fait preuve sa bien aimée dernièrement avait creusé un peu plus son cœur assombri par l'échec. Ils étaient une part de son âme, son sang, sa progéniture. Ils portaient en eux un sang puissant de différents alphas et prêtresses Etelkrus et Lazulis. Mais Moiro ne retenait d'elle que la part d'égoïsme, balayant son côté maternel et sentimental d'un regard réprobateur.

Tout cela parce qu'elle avait choisi de défendre sa déesse plutôt que de rester auprès de ses enfants, ce jour là. Elle avait creusé la première fissure dans sa poitrine en constatant le corps inerte de sa fille, si jeune, emportée par la tempête. Puis Méridor s'éloigna d'elle comme si elle était un monstre, torturé par la décès d'Akira. A chaque fois que son regard d'ambre croise celui de son fils, débordant de haine, c'est comme si quelqu'un balançait toujours un peu plus de sel, par poignées, sur cette plaie ouverte. Puis comme si deux ne suffisaient pas, les dieux lui prirent aussi Mildred et l'expédièrent à l'extérieur du dôme à la merci des Etelkrus.

Ses crocs se serrèrent en imaginant cette terrible image.

Moiro continuait de juger la prêtresse, de la blâmer, de déchaîner sur elle sa colère et son jugement. Et pourtant, que n'avait-t-elle pas fait ? N'avait-elle pas tout donné pour honorer sa déesse ? Pour rendre ses enfants plus forts ? Pour ouvrir les yeux de sa meute ? Elle s'était montrée dévouée et résistante, elle, l'unique et dernière prêtresse de cette meute.
Et quel remerciement.

Grande tigresse.. Entendez ma prière. Voici que les travaux s'achèvent.

Elle releva ses yeux d'ambre vers la petite statuette façonnée par la délicatesse de ses pattes. Sa voix sans timbre continua, douce et cependant chargée d'amertume.

Je vous ai tant donné et pourtant, j'ai tant perdu en retour. Votre colère me transperce la poitrine, ne vous ai-je pas porté assez d'amour ? Je suis dans l'incompréhension quant à votre avertissement. Ma vie ne se résume qu'à vous servir et à aimer mes enfants. Et malgré cela, je suis perdante tout aussi bien en temps que prêtresse qu'en temps que mère.

Aucune larme ne pointa sur le bord de ses yeux alors qu'une tristesse évidente se lisait sur son visage. Elle avait versé déjà trop de larmes, mais jamais personne n'avait pu le soupçonner. Elle restait toujours la louve implacable derrière son apparence froide et ce, même malgré ces lourdes épreuves.

J'ai essayé de sauver la meute, de les guider, mais ils ont rejeté mon aide. Je commence à douter de notre avenir et de ma motivation. A quoi bon vouloir reconstruire une meute qui ne m'a jamais appréciée ? Je n'ai plus le temps pour les convaincre, ma fille est prisonnière, là, dehors, et je suis impuissante ici. Vous m'avez demandé de prendre soin d'eux.. Aidez moi à la retrouver. Aidez moi à protéger les seuls êtres chers qu'il me reste.

Oh, elle aurait pu la supplier, mais Anianka ne suppliait jamais. Moiro était l'exception, la seule qui pouvait la faire taire, lui faire baisser les yeux, lui offrir la chaleur et la force qui guide ses pas. En cet instant de confession, la prêtresse s'efforçait de briser la glace qui recouvrait son cœur pour montrer la sincérité de ses sentiments, et c'était un bel exploit. Surprise de se délivrer et de s'abaisser ainsi à quelqu'un d'autre, une part d'elle redoutait cependant que tout ceci ne soit encore une fois un effort vain.

Anianka

Un frisson dans son dos qui remonta jusqu'à son cuire chevelu et lui fit dresser les oreilles. Elle sentit comme un souffle, une effluve rosée plus intense et elle savait, elle savait que l'exceptionnelle déesse qui faisait vibrer son cœur allait descendre ici bas pour elle.  Anianka jeta un regard sur le tigre qui s'éveilla de son long sommeil puis tourna son attention sur celle qu'elle attendait.
Toujours aussi impressionnée et dévouée avec le temps, elle s'inclina respectueusement et gracieusement. Oh même si son cœur était lourd de peines, lourd de doutes sur son lien avec la féline, elle ne pouvait renier le silence patient dont elle avait fait preuve et le pouvoir qu'elle lui avait octroyé. Anianka savait que Moiro la surveillait d'en haut, qu'elle pouvait lire en elle comme dans un livre ouvert. Chose que personne d'autre ne pouvait se vanter. Quand bien même la rose lui avoua son inquisition, Anianka ne fut nullement étonnée.

Ses yeux ambrés rivés dans les profondeurs des iris blanches de la déesse, elle s'assit calmement et enroula sa queue soigneusement brossée autour de ses pattes.

Jamais je ne vous jugerai responsable de ce désastre, somptueuse Tigresse.

Car elle connaissait les vrais criminels et bien que l'un soit toujours impuni, l'autre avait eu la malchance de subir son châtiment immédiat. Satisfaction que trop rapide pour la prêtresse, mais qui s'en contentait aujourd'hui et qui se présentait sans désir de justice.

Je.. suis seulement affligée par cette froideur et par cette distance que vous disposez entre nous.

Car après tout, elle avait passé sa vie à l'adorer, à honorer sa couleur et la puissance de la grâce qu'elle émanait.  Elle avait vécu au sein même de son temple, reculée de tous. Mis bas sous ses yeux d'enfants qui étaient comme les siens. Elle avait perdu l'une d'entre eux en tentant de protéger son lieu sacré, car elle était dévouée à elle, et uniquement à elle. Mais tout ce qu'elle récoltait était des jugements sur son passé et de la colère, des avertissements.
Anianka s'était sûrement attendue au moins à ce que celle qu'elle avait protégé au péril de sa vie et de celles de ses enfants partage son chagrin et lui apporte le soutien qu'elle avait besoin. Un simple mot.. un contact ? Comme une mère l'aurait fait pour ses enfants. Car bien qu'Anianka prétendait être forte et invulnérable, son cœur meurtri avait pleuré dans une cachette où seuls les yeux de sa déesse avaient pu l'observer.
Était-ce de la jalousie ? Très probablement, mais qui n'en avait pas par amour ? Et puis, telle déesse, telle prêtresse.

Ses yeux roulèrent vers le tigre et un mince sourire vint relever timidement le bord de ses babines. Une part d'elle était satisfaite de voir tout ceci terminé et réussi, cette nouvelle place en hauteur parût plaire au garde musclé autant qu'à elle. Puis son attention fut aussitôt détournée, presque subitement vers celle qui se déplaçait jusqu'à elle d'un glissement gracile. Un contact, le tout premier, et le cœur de la prêtresse sembla subir un coup d'éclair qui irradia d'abord sa mâchoire, puis toute sa poitrine. Ses yeux s'arrondirent doucement et elle resta un instant paralysée par son regard enchanteur.

A ses paroles, aussi doucereuses qu'une caresse d'automne sur son visage, elle réagit d'un long clignement de paupières. Une pointe de déception habilla son esprit un instant, car il y avait bien des choses que Moiro aurait pu faire pour l'aider. La fille de Morrow savait ô combien sa déesse était puissante et au delà même des pouvoirs de Mido et de tous les autres. Elle pouvait la téléporter de l'autre côté, comme Kiro l'avait fait pour l'une de ses disciples, ou lui apporter force à travers des mets et de l'eau, besoins cruellement manquant en cette période de sécheresse. Car bien qu'extérieurement bien soignée et élégante avec son pelage ondulé et raffiné, le corps qui s'y cachait en dessous était aussi creusé et asséché que ceux des autres. Elle aurait tout aussi bien pu l'accompagner, montrer sa présence lors de cette réunion pour la soutenir, pour ouvrir les yeux de cette meute qui refuse de la regarder et de l'écouter simplement parce qu'elle est partisane de la grâce et de la séduction. Si seulement ils pouvaient voir à quel point les valeurs de sa déesse étaient puissantes et redoutables..

Mais elle ne demanda rien de tout cela, car ce serait probablement trop, et puis Moiro avait sûrement ses raisons. Et qui sait ? Peut-être qu'elle avait une idée derrière la tête mais qu'elle gardait cela pour plus tard, qu'Anianka serait agréablement surprise.

Alors je ferai ce que j'ai à faire pour lever cette punition, quoi qu'il m'en coûte.

Elle releva vers la tigresse un regard plus farouche, car elle était bien déterminée à sauver son enfant. Rien ne comptait plus qu'eux, sa déesse et son ami Teddy. Les autres avaient ignoré ses avertissements, ils avaient refusé son ascension et voilà ce qui en résultait : le désordre et le chaos. Teddy lui avait promis une réunion et elle comptait bien essayer une ultime fois de les raisonner, de les réunir et d'en finir avec cette prison. Quoi qu'il advienne, elle choisirait la meilleure solution pour sauver sa fille, quitte à abandonner son désir de cohésion.

Lorsque tout ceci sera terminé, aurai-je l'honneur de votre soutien pour secourir ma fille ?

Demanda-t-elle comme un chuchotement, tendre, presque attendrissant alors qu'elle était à un souffle de sa bien aimée. Une proximité perdue, qu'elle voyait renaître et qui rallumait la flamme ardente dans sa poitrine et dans son regard. C'est tout ce qu'elle souhaitait, qu'elle meurt ou qu'elle vive, que sa fille soit secourue, seine et sauve. Que sa fille puisse porter, toute comme elle, les couleurs de celle qu'elle admire et qui l'a vu naître en son île, en ses racines.

Car qui savait ce qui allait se passer, sur ce territoire anciennement sien qui l'avait rejeté ?