Ay oh ! l PV Joa

Asclepia ricannait dans son plumage. Cette petite escapade sur l'île caillouteuse des loups bizarres s'était finalement avéré fructueuse. Il ne s'y était posé qu'envahi de curiosité, pour y croiser un gamin le bouteille à la gueule, bien trop jeune pour ce genre de pitreries. Le loup paon dans sa grande mansuétude l'avait délivré de son mal, appuyant sur son bedon et dans sa gueule jusqu'à ce qu'il crâche le trop-plein ingéré. Vu la bouteille à moitié vide, il lui avait probablement évité des heures de maux de crâne et de gémissements - il méritait bien un payement à la hauteur !

Une demi bouteille de rhum, par exemple.

Ca lui avait couté un peu plus : l'une de ses pattes sentait tellement la mort qu'il avait du la tremper dans l'eau salée une bonne dizaine de minutes - et son poitrail était trempé d'eau de mer. Il tira sur ses ailes, survolant la mer puis le continent, peu habitué aux longs trajets. Heureusement, couper directement par les airs semblait réduire considérablement les distances. Entre ses serres, la bouteille balotait, sans jamais perdre une seule goutte de son précieux liquide. Asclepia se gaussait.

Les terres Etelkru étaient un No Man's Land, et derrière la Rougelande la césure avec les terres Lazulis était nette, vue d'en haut. Les grandes herbes carmin laissaient place à une forêt décharnée, où le jour et les ombres jouaient entre les troncs, à la place de la verdure qui y régnait habituellement. Asclepia replia ses ailes et se laissa glisser vers le sol, frôlant les herbes rouges avant de louvoyer entre quelques troncs. Là ! Il y serait bien à l'abri !

Il gloussa et pencha la tête vers son arrière main, remontant d'une serre griffue la bouteille. La position, curieuse, lui apportait pourtant une dextérité hors du commun. Il agita le fruit de son larcin. S'il avait entendu parler de la malédiction des Raeders, ces pirates de l'Île, il y aurait peut-être réfléchi à deux fois ! Mais Asclepia n'était pas un individu particulièrement mesuré.

Ca sentait l'alcool.

Aucun doute là-dessus : s'il y avait bien un domaine dans lequel il était incollable, c'était celui-ci. Il aurait reconnu la fragrance entre mille, même plombé par le plus carabiné de tous les rhumes, pour peu qu'un minuscule filet d'air ait réussi à passer dans ses narines.
Il avait un radar à alcool.
Tous les mâles de chez lui en avaient un : c'était quelque chose qu'on cultivait chez eux dès leur plus jeune âge. Beaucoup de femelles étaient dans la même situation : elles avaient juste la décence de ne pas le montrer. Et étaient sans doute plus mesurées que leurs compagnons. Moins obnubilées par ce breuvage qui chez lui valait sans doute plus que tous les lingots d'or du monde.
On pouvait vivre sans or. On pouvait se débrouiller. Il suffisait de voler l'or, au pire. Ou de voler ce qu'on souhaitait acheter avec.
Sans alcool... sans alcool eh bien on pouvait vivre aussi, mais la tâche était clairement plus compliquée.
L'or était sujet de discorde. L'alcool rassemblait les gens. De l'alcool naissait la camaraderie si chère à son peuple, celle-là même qui, une fois la lune bien haut dans le ciel, animait les bars et emplissait le canyon des rires, des cris et des chants. De l'alcool pouvait aussi naître la discorde, la violence et souvent la mort : ça faisait partie de la camaraderie, ce n'était pas un problème. C'était comme ça, et ça leur convenait très bien. A lui, en tout cas. Et à beaucoup comme lui.

Ca sentait l'alcool.
Joaquín s'était figé, dans l'ombre d'une gigantesque souche. Il furetait dans les environs, avide de découvrir ce lieu qu'on ne connaissait rien, curieux d'en apprendre plus sur ce qui avait pu arriver ici. Mais voilà que tout à coup il avait senti l'odeur de l'alcool et ces préoccupations premières avaient été reléguées au second plan à l'arrière de son crâne.
Parce que ça sentait l'alcool.

Il n'hésita pas une seule seconde de plus et se mit en route.


Ca sentait un peu la volaille, aussi.
Constat qui n'était pas sans lui rappeler cette fois où il avait rencontré une louve ailée chez les Nakhus. Mais ce n'était pas la même personne. Peut-être n'était-ce qu'une erreur de sa part : fait était que son esprit était plus concentré sur les effluves âcres du breuvage qu'il avait repéré que sur l'odeur de la personne qui semblait en être propriétaire. Il n'avait que faire du propriétaire. Ce qui l'intéressait, c'était la cargaison. Il ne ferait strictement aucune concession. Ca faisait plusieurs années qu'il attendait ça.
Au beau milieu des arbres morts, une masse bleutée, affublée d'ailes. Le choc fut moindre par rapport à la première fois : il avait déjà rencontré un individu de ce genre, et à force de croiser moult hybrides étranges en ces terres maudites, il avait fini par se faire à l'idée que les gens du coin étaient carrément différents des gens de chez lui. Dans le sens : encore plus que juste sur le plan culturel. C'était là un loup oiseau bien plus coloré qu'Eva, mais en toute honnêteté, c'est à peine s'il releva le détail. Il ne voyait pas vraiment le loup. Il voyait la bouteille qu'il tenait dans ses serres.
Joaquín se sentait comme dans le corbeau et le renard, à la différence près qu'il n'avait pas spécialement l'intention de faire usage de ruse pour s'emparer du bien qu'il convoitait : sa gorge se faisait sèche, sacré nom de Dieu, c'était une bouteille d'alcool.

— Où tu as trouvé ça ? demanda-t-il quittant le couvert des arbres, s'avançant lentement vers l'étrange individu, sans jamais quitter des yeux l'objet de sa convoitise.

Trop occupé à faire tinter du bout de ses serres la corne contre le verre pour en tirer un son clair et chantant, il n'entendit pas l'autre approcher. Alors, quand sa voix retentit dans son angle mort Asclepia se retourna d'un bon en hurlant, cri strident bien trop aigu pour l'oreille.

IIiiIIIIIIIH-

Il faillit jeter son larcin à terre, qui ne dut la vie sauve qu'à la position abracadabrante qui amenait sa patte arrière presque à son oreille. Toutes les plumes et tous les poils de son corps étaient hérissés, ses rémiges laissant paraître le jour entre elles. Asclepia recula d'un pas, deux, avant que les battements de son coeur ne reprennent un rythme normal.

Un énorme loup se tenait face à lui.

Ne vous méprenez pas ! Ce loup n'était pas en surpoids, non, il était juste particulièrement imposant, surtout pour une crevette comme Asclepia qui, comme la majeure partie des aviaires, avait une constitution très fine. Le loup bleu vert se calma en voyant que l'autre - ok non Asclepia n'était pas calme du tout, le bonhomme avait quand même le feu au fond des yeux et vraiment l'air de vouloir lui marave la gueule.

Asclepia se fendit d'un air triste (pas la peine de feindre le fait d'être traumatisé, c'était déjà réussi) et rougit furieusement alors que des diamants perlaient au creux de ses yeux :

Vous m'avez fait... Tellement peur !

Peut-être la femelle larmoyante parviendrait-elle à lui tirer quelques remords ? Néanmoins, il se hâta de répondre, levant sa patte arrière plus haut encore, lui donnant un air burlesque :

Sur une île, bien plus au sud d'ici, par delà les frontières des loups si pointilleux de leurs frontières. Un gamin jouait avec.

Après tout, il ne perdait rien à lui dire la vérité.

Les oreilles de Joaquín, jusque là pointées droit vers l'inconnu — tant aussi bien parce qu'il était fortement intéressé par ce dernier que parce que comme approximativement tous les mâles de chez lui, il tendait à adopter une posture dominante à chaque fois qu'il se retrouvait confronté à quelqu'un qu'il ne connaissait pas –, se plaquèrent contre l'arrière de son crâne lorsqu'un cri strident et beaucoup trop aigu pour être toléré dans le cadre d'une loi bien foutue retentit. L'ouragan passé, il fut presque surpris de ne pas entendre ses tympans siffler, tant il aurait été peu surpris d'avoir perdu sa capacité à entendre quelques decibels dans la bataille.
Il s'ébroua nerveusement. Plus très sûr de la nature de l'animal en face de lui. Peut-être était-il plus oiseau que loup, en fin de compte.
Si tel était le cas, il n'aurait définitivement plus la moindre réserve et pourrait lui sauter à la gorge sans la moindre hésitation, s'offrant par là une très grosse tapa pour agrémenter son petit apéro.

Il fit un pas de plus dans la direction de la grosse volaille verte...

— Vous m'avez fait... tellement peur !

... et se figea immédiatement.
Les deux petites tâches claires qui lui servaient de sourcils tressaillirent, et si Joaquín était d'ordinaire un loup passé maître dans l'art de rester impassible, en cet instant précis, il eut l'air troublé.
C'était bien la première fois depuis qu'il était arrivé que son regard quittait la bouteille et venait se poser sur l'hybride lui-même. C'était un peu comme s'il découvrait réellement sa présence. Son existence dans le monde, en tant qu'entité propre, et non pas que meuble bruyant s'érigeant en maigre rempart entre lui et l'objet de toutes ses convoitises.
Meuble était un peu le mot.
Les yeux jaunes de Joaquín allèrent du bout de la queue au bout du museau, puis du bout du museau au bout de la queue. Il huma l'air une, deux fois, trois pour être sûr.
Il fronça vaguement le nez, ses babines frémissant, prêtes à dévoiler ses crocs. Voilà qui avait de quoi laisser perplexe.
Il n'avait pas la moindre idée de si l'autre était mâle ou femelle.
Problème : ce qui rendait Joaquín perplexe le mettait généralement en rogne très vite.

C'était bien là un dilemme de choix pour lui.
La vie de Joaquín s'était bâtie autour d'une structure manichéenne : les gens chez lui faisaient rarement dans la dentelle, et ça lui allait très bien, il estimait que c'était là bien plus simple, et souvent, les chipotages lui prenaient vite la tête.
Il y avait les gentils — en l'occurrence : sa famille, et lui – et les méchants — tous les autres, des dangers potentiels ou avérés.
Il y avait les femelles — on ne touchait pas aux dames, c'était bien là la seule règle qu'il s'était jamais fixée – et les mâles — dangers potentiels voire avérés, rivaux, menaces, toujours se méfier, ne jamais baisser sa garde, c'était le meilleur moyen de se faire tuer.
Certes, il venait d'un cercle aux valeurs clairement plus nuancées que celles de la plupart des habitants du Canyon. Grâce à sa grand-mère Arabella, qui n'avait jamais caché être tout aussi bien intéressée par la gent féminine que par la masculine, on pouvait dire que le monde tel qu'il se le représentait comportait quelques petites valeurs de gris, pas juste du noir et du blanc. Des valeurs de gris importantes, au vu du traitement que l'on réservait dans son pays à toute personne suspectée d'avoir ne serait-ce qu'une fois fait preuve d'un comportement déviant. Heureusement pour elle, elle avait toujours eu Daniel — si réticent soit-il face à ce genre de chose – et ses fils pour la protéger.
Depuis qu'il était parti de chez lui, Joaquín avait eu à quelques reprises l'occasion de voir que les moeurs pouvaient être bien plus relâchées par rapport à ça dans les pays voisins. Il avait même eu l'occasion de croiser un loup à l'allure carrément féminine ici-même, enfin, sur les Côtes. Mais cela n'avait rien de comparable avec l'énergumène qui grelottait en face de lui.
Et c'était bien problématique, parce que du coup, Joaquín ne savait pas quel comportement adopter. Il était hors de question qu'il fasse preuve d'agressivité avec une femelle, mais si cette créature larmoyante qui lui faisait face était un mâle qui tentait de l'amadouer en se faisait passer pour une petite chose fragile, putain de merde ! Il avait sacrément envie de lui en carrer une bonne dans la gueule.
Son poitrail se gonfla et un soupir contrit s'échappa de ses narines pour se perdre dans l'air tiède.

— Sur une île, bien plus au sud d'ici, par delà les frontières des loups si pointilleux de leurs frontières. Un gamin jouait avec.

Ah.
Il se redressa légèrement.
Huma de nouveau l'air, mais pas à la recherche de la même chose qu'avant. De la bouteille se dégageait une odeur sucrée. Familière. Du rhum.
L'autre louve ailée lui avait parlé de pirates possédant un stock de rhum, malheureusement maudit et donc imbuvable. A moins de vouloir se taper une vieille malédiction pas franchement agréable à vivre.
La déception était présente.
Il s'était fait de faux espoirs.
Non mais quelle belle journée de merde.

— Il t'a dit quelque chose sur ce rhum ? maugréa-t-il sans grande conviction avant de s'humecter les lèvres.

Lèvres qui n'avait plus connu la douce caresse d'un goulot imbibé d'alcool depuis bien trop longtemps à son goût.

Enfin, il sent les yeux du loup brun sombre quitter la bouteille et glisser sur son corps. Mais ça n'est pas aussi agréable que d'habitude. Souvent, les loups voient, admirent, profitent de ce coup d'oeil qu'ils ont le droit d'avoir sur leur congénère pour s'en mettre plein les mirettes. Mais là, non. Là c'est un regard avide, perçant, mauvais et désagréable qui lui donne l'impression d'être transpercé dans son âme même.

Le jeu allait être délicat - en vaudrait-il la chandelle ? Peut-être ferait-il mieux de s'enfuir tout de suite, de profiter d'être encore à distance raisonnable et de pouvoir, sans encombrer, semer cet individu ombrageux. Pour l'instant, il le pouvait encore. Mais la bouteille qu'il avait entre ses griffes et l'air étonné de ce vieux briscard lorsqu'il avait commencé à parler le tentaient beaucoup.

Asclepia était très joueur, voyez-vous.

Il aimait faire des bêtises, quitte à en pâtir. Et puis, jusque là il n'avait jamais joué qu'avec ses congénères, des aviaires qui, comme lui, prônaient la beauté. Et surtout, des loups qui ne savaient pas vraiment se battre, qui n'avaient jamais été taillé pour, qui ne le seraient jamais vraiment pas sans apport de sang extérieur. Comment apporter résistance avec des os creux et fragiles, des pattes qui se brisent comme des branches de saule et un minois enchanteur ?

Du coup Asclepia était loin de se rendre même compte du danger qu'il courait, face à un tel énergumène. C'est donc la bouche en coeur qu'il piaula :

Oh non pas vraiment !

Enjoleur, il se risqua même à approcher d'un pas, alors que son corps tout entier lui disait de fuir. Il agita une de ses douces oreilles duveteuses, chassa l'air de sa queue, et alla cacher la bouteille derrière l'ensemble de son corps. Elle ne touchait terre, mais n'était désormais plus visible.

Il était bien trop rond pour ça. Si tu veux, avec toi, je suis prêt à partager ~

Il battit des cils, violemment, un sourire vorace aux lèvres. Il était encore bien loin, surtout par rapport à ses habitudes, mais...

Mais...

Danger, très fort, lui criaient tous ses sens.

— Oh non pas vraiment ! lui répondit gaiement l'autre, bien loin de réaliser à quel point sa réponse achevait de sceller tout espoir que pouvait avoir Joaquín de s'en coller une bonne.

Ok. Peut-être pas s'en coller une : il n'était pas certain qu'une demi bouteille de rhum, même à lui seul, soit suffisante pour ça. Quoique : il était sobre depuis bien longtemps déjà, aussi peut-être que renouer avec l'alcool après tant de temps sans en toucher une goutte aurait pu avoir un effet décuplé sur son organisme.
Mais bon. Il ne prendrait pas le risque.
Même s'il en avait quand même très envie, on n'allait pas se mentir.

Le regard vague, faisant silencieusement le deuil de ce qui aurait pu être un apéritif facile, et envisageant très sérieusement d'aller se carrer dans un coin du verger que lui avait montré Misiek quelques mois plus tôt et d'y attendre que les fruits pourrissent dans l'espoir que leur consommation puisse, à défaut de lui apporter des nutriments utiles et surtout de lui laisser un goût agréable en bouche, lui procurer un semblant d'état d'ivresse, Joaquín revint à lui lorsqu'il vit l'autre faire un mouvement dans sa direction. Ce fut comme si une décharge électrique venait naître au bout de sa queue pour remonter dans tout son corps : ça le réveilla direct et ça lui rappela qu'il n'en avait pas fini ici. Il constata que la bouteille avait disparu, visiblement dissimulée derrière son dos par l'autre énergumène, qui pour le coup s'improvisait gymnaste. Potentiellement gymnaste drag queen ou drag king qu'en savait-il, à roucouler face à lui en lui proposant de venir partager sa bouteille avec lui, mais clairement pas comme un mec lambda aurait proposé de partager une bouteille, et clairement pas non plus comme une meuf lambda aurait proposé de partager une bouteille.
S'il était toujours confus, Joaquín n'était pas sot. Il estimait y voir assez clair dans le jeu de l'autre, quand bien même il peinait totalement à cerner ce qui pouvait bien le motiver. Peut-être que ça le ou la faisait marrer d'asticoter comme ça les gens et de les voir se perdre dans l'incompréhension. Peut-être que là d'où il venait, c'était un comportement tout ce qu'il y avait de plus normal. Certes, Eva lui avait semblé carrément plus normale, mais elle était mixée avec une espèce d'oiseau différente, cela jouait peut-être. Là encore, qu'en savait-il.
On était peut-être en période de parade nuptiale chez les aviaires. Ca rendait peut-être l'autre totalement con, et surtout inconscient. Inconsciente.
Maintenant qu'il y pensait — il n'avait jamais vu de paon de sa vie et n'en soupçonnait pas l'existence : il n'y en avait pas, chez lui –, chez les oiseaux, le plumage du mâle était en règle générale beaucoup plus coloré que celui de la femelle. Le problème était que Joaquín venait d'un endroit où les oiseaux étaient dans tous les cas très colorés : sans pouvoir se targuer de posséder un plumage exceptionnellement chatoyant, la femelle du quetzal était tout comme son comparse d'un beau vert. Manquaient les fioritures. Il ne savait donc pas trop quoi penser. Mais il avait quand même envie de penser que c'était un mâle qui se trouvait en face de lui. Pour la simple et bonne raison que cette personne l'agaçait franchement et que ça l'aurait plutôt arrangé de se trouver en face d'un mâle. Ca aurait réglé tous ses soucis et il n'aurait eu aucun problème à lui sauter au cou.
Pas comme l'autre semblait vouloir se faire sauter au cou, d'ailleurs.
Malheureusement pour lui ou elle, l'animal n'était ni le genre de meuf, ni le genre de mec susceptible de plaire à Joaquín. C'était donc plutôt mal parti. Il était même plutôt en opposition de phase avec tout le spectre de la population susceptible de l'intéresser.

Il l'observa un instant qui battait des cils, s'attendant à tout moment à entendre un gloussement s'échapper de la gorge de l'autre. Ce type n'aurait pas survécu plus de cinq secondes chez lui. Mâle ou femelle, peu importait.

Au final Joaquín n'était pas vraiment avancé : il n'avait strictement aucune idée du comportement à adopter, se retrouvant à frayer bien loin des terrains auxquels il était habitué, et boire du breuvage était totalement exclu. Même si ça curiosité au sujet de ce dernier était intacte.
Quitte à devoir improviser, autant tabler là-dessus. Si l'autre tenait vraiment à se foutre de sa gueule, il n'y avait pas de raison de ne pas rendre la pareille.
Un sourire moqueur fleurit sur ses lèvres.

— Après toi, fit-il avec malice.

Il s'assit, curieux de voir la suite.

L'encouragement et le sourire du loup en face de lui le firent douter un instant. Il s'arrêta. Et réfléchit. Oui, c'est ça Asclepia, réfléchis donc un instant toi qui ne sait pas faire grand chose de toute façon. L'autre semblait goguenard, à l'idée de le voir enquiller cette bouteille lui qui ne faisait que la fixer avec avidité, comme si ça avait été la dernière, jusque là. Et la question qu'il lui avait posé juste avant...Ils t'ont dit quelque chose ? Il y avait anguille sous roche.

Au moins, l'autre en face de lui avait arrêté de le regarder avec des yeux fous comme s'il allait, à tout instant, lui sauter à la gorge pour le déplumer. Ca n'était pas non plus rassurant, non, je n'irais pas jusque là. Mais c'était déjà moins malaisant et c'était déjà pas mal. Mais pourquoi était-il moins intéressé par la bouteille depuis qu'il avait dit qu'il l'avait trouvée sur l'île ? Un gamin en buvait. Un gamin bruyant et stupide mais qu'il avait pu voir et toucher, un gamin normal.

Asclepia se laissa tomber sur son séant, et fit réapparaître la bouteille fermement serrée entre les doigts de ses pattes arrières. Il fallait avouer que, pour le côté préhensile, les serres c'était le top - après sur les pattes arrières c'était pas l'idéal. Ca demandait un peu d'agilité pour obtenir de bons résultats, mais Asclepia en avait. Le loup-paon tira, tira sur sa patte arrière pour porter la bouteille à hauteur de consommation. Il fit tourner le breuvage en agitant le contenant, fixant le liquide légèrement orangé de ses yeux émeraude.

Eh bien, si tu le souhaites, mais ne viens pas te plaindre que tu ne veux pas boire derrière charmante demoiselle ~

Il eut un petit rire chenapan, avant de glisser le goulot à ses babines et d'en consommer une première rasade. Il en avait pris une simple gorgée, une petite de surcroît, mais le liquide, agressif, très peu parfumé, n'était pas de très bonne qualité et lui brûla l’œsophage sans même lui donner l'impression d'être consommable. Beeh. Pas ouf. Il restait tout de même un léger gout de fruit sur la fin, lorsque le gros de l'agressivité était parti.

Perdu dans ses pensées, il finit par reporter son attention sur le loup brun. Il lui tendit volontiers la bouteille, tirant plus encore sur sa patte arrière vers lui :

Tu peux si tu veux mais... C'est pas fameux.

Il était un peu douché par l'expérience - frustré. Si sa famille n'était pas aussi prude que ces aviaires planplans qui ne consommaient jamais une goutte d'alcool, ils restaient de petits buveurs et surtout avec une certaine classe, préférant largement la qualité à la quantité.

L'oiseau parut douter. Il fallait reconnaître que la stratégie de Joaquín — un bien grand mot pour ce qui était tout au plus un choix de comportement inédit requis par une situation inédite – n'était pas spécialement discrète, et son jeu d'acteur laissait clairement à désirer : n'importe quel individu un tant soit peu censé et observateur aurait compris qu'il y avait anguille sous roche. La réticence de l'individu à tester le breuvage s'évanouit cependant bien vite, et il finit par porter le goulot à sa bouche.

Joaquín ne perdit une miette du spectacle, observant avec attention la gorge de l'animal se contracter pour laisser passer le liquide — sentant au passage sa propre gorge se serrer et s'assécher. Contre toute attente il ne se passa rien de spécial, ou en tout cas rien de bien fantastique : les cieux ne s'ouvrirent pas pour laisser passer le bras colérique de quelque divinité vengeresse, il n'y eut pas de roulement de tonnerre, pas même un soupçon de vent : le bois était mort. Seule une moue dégoûtée sembla déformer les traits jusque là si mesurés de l'aviaire, qui pour autant ne fut pas pris d'une soudaine quinte de toux comme on aurait peut-être pu s'y attendre. Pas plus qu'il ne fut pris de convulsions ou de quelque crise terrifiante qui eut pu suggérer qu'une soudaine malédiction se serait abattue sur lui.
Joaquín était déçu.

— Tu peux si tu veux mais... C'est pas fameux.

Il regarda la bouteille que lui tendait l'oiseau, dans une énième contorsion dont il ne savait trop comment elle pouvait être anatomiquement possible. De l'ouverture s'échappait l'odeur acide de l'alcool, et c'était comme si toute trace de salive avait disparu de sa gueule.
Ce qu'il avait soif.
Sans même sans rendre compte, trop occupé qu'il était à peser le pour et le contre, il fit un pas dans la direction de l'autre, tendant le cou pour approcher le plus possible sa tête de la bouteille.

Etait-ce réellement du rhum maudit ?
Si tel était le cas, peut-être ne l'était-il plus. Peut-être que le charme disparaissait une fois l'île des pirates quittée.
Comment le reconnaître ?
On n'était pas dans un dessin animé où il aurait suffi de laisser tomber une goutte du breuvage par terre pour qu'une petite tête de mort en fumée verte ne s'échappe d'un sol soudain rongé par quelque maléfice en se contorsionnant de douleur.
L'odeur était-elle étrange ?
Pas plus que pour n'importe quel alcool bas de gamme. Car il n'avait pas eu besoin de voir l'air contrit de l'autre ni d'entendre sa réflexion pour supposer que la qualité de la marchandise n'était pas présente. Il n'avait vécu chez lui qu'un an et des brouettes, mais trainait malgré tout derrière lui un lourd passé d'alcoolique notoire, comme tous les mâles de son pays, à l'exception des bourgeois peut-être. S'il était bien un domaine dans lequel il était expert, autre que la survie en milieu désertique, c'était celui-là. Les deux domaines étant par ailleurs assez liés l'un à l'autre.
Le jeu en valait-il la chandelle ?
Putain de merde, lui qui détestait se mouiller n'avait clairement pas envie de se retrouver à faire partie d'une troupe de pirates alcooliques obsédés par la mer et de passer le reste de ses jours coincé sur un banc de sable humide à subir encore et encore l'assaut du vent marin lorsqu'il ne se faisait pas rincer par des vagues capricieuses. Pire que tout, il ne voulait pas de capacités aquatiques, ça ne l'intéressait vraiment pas du tout.
Mais c'était quand même peut-être sa seule chance de boire de nouveau de l'alcool avant de crever.
Ca pourrait d'ailleurs causer sa perte, mais cela faisait bien longtemps qu'il avait accepté l'idée que sa mort pourrait être causée par son penchant pour la boisson. C'était l'une des causes principales de mortalité chez lui : cette hypothèse était de toute manière ancrée dans son patrimoine génétique. Intégrée dans l'Edition Standard de Joaquín.
Il aurait dû aller voir ce mec dont Eva lui avait parlé, là. Celui qui venait de chez les pirates. Et qui n'était peut-être pas maudit, s'il avait intégré les Nakhus.
Merde. Quel con.

Peut-être pouvait-il prendre la bouteille, aller voir le mec, et lui demander direct avant de savoir s'il pouvait se l'enfiler ou non ? Certes, il n'avait pas de serres pour la transporter, mais en la coinçant bien dans son collier il pourrait bien se débrouiller.

— Tu te sens normal ? demanda-t-il, son museau désormais à quelques centimètres à peine du goulot.

Il se força à quitter ce dernier des yeux pour regarder l'autre, qui, de toute évidence, ne s'était pour le moment pas transformé en poulpe.
Ca avait un rapport avec l'âge, non ? Il était peut-être trop jeune.

Le regard de l'autre le mettait vraiment mal à l'aise de nouveau. Il s'était approché encore, pour venir choumer la bouteille. Asclepia pouvait, d'un petit mouvement de patte, venir lui caresser la joue de ses serres mais ETONNEMMENT cela lui paraissait être une vraiment très mauvaise idée et il résista à ses pulsions sauvages, se contentant d'agiter un peu le liquide pour en faire monter les effluves. Il avait vraiment l'impression d'avoir en face de lui un... Un alcoolique, oui. Un vieil alcoolique à qui on propose une bouteille d'alcool pendant sa purge. Les yeux fous, les mouvements un peu automatiques...

Asclepia se contraint à l'immobilité tout le temps que mit l'autre à considérer son offre. Finalement, il aurait peut-être tout simplement pu se barrer avec la bouteille, ça devenait vraiment trop bizarre, comme rencontre, il n'était plus sûr du tout d'avoir la main sur ce qu'il se passait et, en plus de l'attitude et de la puissance évidente du loup en face de lui, les signaux de détresse qui le poussaient à s'enfuir augmentaient.

Surtout que, maintenant qu'il l'avait gouté, il n'avait plus du tout envie de garder et consommer la fin de la bouteille, cette dernière puait vraiment trop la merde. Boire de l'alcool, oui, mais du mauvais, ça non. Il préférait encore se taper l'aller-retour chez lui et revenir avec quelques litres d'un bon vin bien sirupeux. Ses réflexions furent coupées par une nouvelle question du loup brun, qui provoquèrent un plus grand malaise encore chez lui. Asclepia déglutit, et checka son état global.

Son crâne ? Effrayé, mais en vie et plutôt bien portant.

Ses pattes ? Même pas tremblantes pour le moment.

Sa queue ? Frémissante mais 100/100 merci bien.

Son ventre ? Bof un peu faim et serré par la crainte mais à part ça rien de plus.

Sa gorge ? Malmenée par le mauvais alcool mais rien d'étrange non plus.

Bref, globalement, oui, il se sentait bien. Mais était-ce une bonne nouvelle ? Un problème risquait-il d'apparaître ? Asclepia prit un air larmoyant, effrayé et dramatique, les coins de ses babines tombant vers le sol autant qu'il était possible :

Jj-je ne devrais pas ? Il y a- il y avait quelque chose dans cette bouteille ? Le gamin en buvait !

Au moins, il posait toujours ses questions avec panache, malgré la situation. On ne se refait pas. Ses oreilles, plaquées contre son crâne, son regard fuyant, il avait l'air d'une pauvre louve en détresse. La bouteille, cependant, était toujours tendue vers le loup brun.

Oh mais.

Il y pensait. Est-ce que c'était pour lui piquer la bouteille, qu'il essayait de lui faire croire qu'elle était maudite ? Putain ! La vache ! Il était sacrément doué ! Il n'avait rien vu venir ! Son air changea du tout au tout pour prendre un visage ébahi et empli d'admiration. Woah !

De lui, il ne s'attendait pas à ça, pas avec cet air bourru, pas avec ses pattes épaisses et puissantes, pas avec son museau si décidé. Asclepia replia la bouteille vers lui une seconde, avant de la tendre de nouveau vers la brute en face de lui, mais avec moins de serres sur le goulot cette fois, comme une offrande :

Tout ça pour avoir la bouteille ! Whoa ! Je suis scotchée ! Franchement chapeau, c'était magnifique, tu la mérites bien. Mais de toute façon tu n'avais pas besoin de ça, elle n'est vraiment pas très bonne, je ne vais pas la garder. C'est gentil en tout cas d'avoir joué le jeu et de ne pas m'avoir attaquée ! Ca aurait été tellement plus simple, pour toi, je n'aurais rien pu faire. Franchement, je retiens !

Il y avait dans les yeux du grand loup-paon un respect nouveau, entier, pour le loup en face de lui. Un véritable respect, celui qu'il n'offrait qu'à ceux qu'il pensait dignes de ne pas être totalement joués de lui, ou qu'il respectait pour leur danse sans faille. Oui, le loup brun en face de lui était impressionnant. Et d'avoir joué ce jeu, Asclepia n'en avait d'un coup plus peur du tout. S'il était un camarade de fourberie, alors il ne s'abaisserait pas à l'attaquer. N'est-ce pas ?

Les exclamations de la louve l'arrachèrent à sa contemplation. Clairement très excentrique — clairement trop excentrique à son goût, surtout en cet instant précis où il était en proie au pire dilemme de sa vie –, la voilà qui reculait presque, effrayée. Il la regarda, perplexe, les mots déclamés cognant bien trop fort contre les parois de son crâne, les effluves de l'alcool qui remuait dans sa bouteille remontant inlassablement jusqu'à son nez...
Puis la bouteille s'éloigna soudainement. Pour revenir, plus proche que jamais.
Il accueillit ses nouvelles paroles avec une perplexité encore plus grande, ne comprenant bien que la moitié de ce qu'elle pouvait dire, aussi bien par manque de vocabulaire que par manque d'attention : car le torrent de mots sous lequel l'autre tentait inlassablement de le noyer n'était qu'un chuchotis lointain, à présent. Comme le roulis des vagues quand on quittait la plage, couvert de sable, les lèvres craquelées par le sel.

Joaquín était seul avec la bouteille.
Il était seule avec elle et elle était l'unique chose qu'il voyait, en cet instant. Plus de bois, plus d'absurde hybride dont il ne parvenait pas tout à fait à être sûr du sexe, plus de solitaire, plus de meutes, plus de divinités, plus rien. Rien, ci ce n'est l'alcool face à lui, à quelques centimètres à peine de sa langue, et autour d'eux, l'Abysse.
La bouteille était seule avec Joaquín.
La bouteille était seule et elle le savait très bien : elle en jouait, même. Roulant ses formes de manière langoureuse sous ses yeux, là, à portée de patte. Gloussant presque à chaque fois que le liquide brun qu'elle contenait venait heurter l'intérieur des parois de verre. Comme un appel. Un carillon qui sonnait si doux à ses oreilles.
Ils sont seuls et c'est bien là le problème.
Joaquín n'avait personne pour le raisonner. Personne, si ce n'est cette voix vague qui parfois se manifestait dans sa tête, et qui à présent le mettait en garde : ce rhum pourrait être maudit. Elle était la dernière chose qu'il entendait vaguement : les palabres de l'autre n'atteignaient plus ses oreilles. Il n'y avait que lui, armée sa méfiance, cette seule véritable alliée qui l'avait maintenu en vie jusque là, et cette foutue.
Maudite.
Terrible.
Affreuse.
Abjecte.
Délicieuse.
Bouteille.
Il l'aurait déshabillée en un clin d'oeil : il la déshabillait du regard, à vrai dire. A l'intérieur de sa gueule, ses papilles s'activaient. Sa gorge se resserrait inlassablement, elle était désormais sèche. Le bout de sa langue semblait inconfortable : quelque chose n'allait pas. Il fallait remédier à ça. Il y avait si longtemps...
Mais sa méfiance, ce sursaut de conscience, était toujours là ! Et la petite voix de lui répéter encore et encore que ce n'était pas une bonne idée, non, ce n'était pas une bonne idée, non, non...
Mais que pouvait-elle faire, après tout ? Car si elle était bel et bien l'un des traits de caractères principaux de Joaquín, il en était un autre, bien plus fort, récurrent, imbattable, qui finissait toujours pas l'emporter sur elle.
Sa manie de toujours tout ruiner. Sa façon systématique de gâcher les choses. De détruire. De blesser, de briser.
Car Joaquín était avant tout un autodestructeur.
En un clin d'oeil il n'y eut plus rien de sa réticence, il n'y eut plus rien pour le freiner, plus rien pour se dresser entre la terre promise et lui.
Au Diable toutes ces conneries. Il n'y avait que la bouteille et lui.
Il était déjà sur elle et rien ni personne ne pourrait l'arrêter.

D'un coup de dent expert, Joaquín sans crier gare de saisir de cette dernière sans pour autant la briser. Un petit coup de tête pour l'ajuster et voilà qu'elle était parfaitement positionnée, l'ouverture droit vers sa gorge, laissant le trésor qu'elle renfermait se déverser dans sa gorge, ruisseler le long de sa langue, baigner ses crocs, dégringoler en cascade dans son œsophage pour aller s'éclater au fin fond de son estomac. Le liquide était infâme : il avait l'impression d'avaler de l'essence. Mais il ne s'arrêta pas pour autant. Il ne se serait jamais arrêté, s'il l'avait pu.
Il avala l'intégralité du contenu de la bouteille cul sec, et resta encore quelques instants à téter un goulot désormais fin sec, juste dans l'espoir qu'il soit restée ne serait-ce qu'une goutte quelque part. Puis lorsqu'il réalisa qu'il n'y avait effectivement plus rien à boire, il finit par baisser de nouveau la tête, balançant la bouteille par terre sans le moindre ménagement. Elle alla éclater à ses pattes, constellant un sol déjà mort de centaines de petits éclats de verre. Il n'y prêta pas attention un seul instant.

— Qué asco, fit-il en s'ébrouant. Le flot brûlant qui lui saccageait tout le corps ne tarissait pas. Dégueulasse, traduisit-il en reportant son attention sur l'autre.

Ces locaux avaient décidément des goûts de merde.
Même leur boisson était à chier.
Il n'aurait pour autant pas craché sur une bouteille de plus.

Les premiers instants furent particulièrement malaisants. Déjà, parce que le loup brun avait l'air complètement fou, à ne regarder que la bouteille, le museau sur le goulot. Ensuite, parce qu'Asclepia ne comprenait vraiment pas ce qu'il pouvait attendre, en fait. Il lui suffisait de saisir la bouteille, et de s'en déssoiffer, non ? Le loup avait tout de l'alcoolique qui tente de résister à l'appel de l'alcool - Asclepia était-il en train de briser les convictions d'un de ses pairs ? Mmh, c'était p'têtre pas très bien en fait-

Mais avant qu'il n'ait le temps de se remettre en question, l'énorme loup brun saisit entre ses dents le fragile réceptacle et pencha la tête en arrière.

Les yeux grands ouverts, le loup paon observa le liquide baisser de niveau.

Baisser.

Baisser encore, jusqu'à ce que la dernière goutte soit ingérée par le grand prédateur.

Déjà, il n'avait pas bronché pendant l'ensemble de l'opération, ce qui était un exploit. Asclepia n'en avait sifflé qu'une maigre gorgée, mais son organisme s'en souvenait encore. Une demi-bouteille ! Il grimaça, son visage se tordant affreusement et laissant paraître une langue bleu sombre. Il fit un petit bond en arrière lorsque l'autre jeta la bouteille au sol, pour éviter les bris de verre qui pouvaient aisément percer un coussinet. Heureusement qu'il n'avait eu aucune envie d'en boire une autre mesure - l'idée aurait été compromise.

Mais... Pourquoi t'as fait ça ?

Ca n'était pas un "Je te l'avais bien dit", mais ça en avait la couleur.

Face à lui, l'air atterré de l'aviaire.
Stoïque, il se contentait de le regarder en retour.

Cette saloperie lui restait en travers de la gorge. Oh, certes, il était loin de ne boire que de l'alcool de qualité — c'était même plutôt l'inverse : il avait bien plus souvent bu de l'alcool de contre-bande distillé à l'aveugle que de l'eau de vie premium –, mais cela ne l'avait jamais empêché de faire preuve d'un minimum de goût. Goût qu'il réprimait la plupart du temps, mais qui était bien là, prêt à sortir de son placard pour peu qu'on ait eu la sympathie de lui présenter un téquila un peu mieux fichu que les autres. Du type de ceux dont les bouteilles étaient planquées dans le coffre au fond de la remise du bar familial, bien à l'abri des regards et des museaux malvenus des clients les plus intrusifs.
A présent il avait l'impression de cramer de l'intérieur. Chose qui aurait pu être utile — s'il y avait la moindre trace de bactérie, de microbe, de coronavirus ou de parasite entre sa gueule et son estomac, elle était définitivement annihilée et le terrain serait stérile à toute nouvelle forme de vie pendant six ans au moins – s'il n'avait eu l'impression que la moitié de son corps était sur le point de se transformer en un ulcère géant.

— Mais... pourquoi t'as fait ça ?

Joaquín arqua un sourcil interrogateur, pas forcément de sûr de de voir là où l'autre voulait en venir.

— J'avais soif, fit-il en haussant simplement les épaules.

Suite à quoi il fut pris d'une violente quinte de toux, parce qu'avoir une forte tolérance à l'alcool ne faisait pas de lui une machine, quinte de toux qui se termina par un raclement de gorge qui lui-même aboutit sur un gros mollard craché au sol, quelque part devant ses pattes. Le Mexique dans toute sa gloire.

— Dios, es terrible... marmonna-t-il avant de légèrement tousser à nouveau.

Et pourtant il aurait enchainé sur une deuxième bouteille sans la moindre hésitation s'il l'avait pu, en dépit de tout bon sens.

Il avait soif.

Monsieur avait soif.

A bon entendeur ! Bon. Asclepia fit la moue et jeta un coup d'oeil au sol perlé de verre. Peut-être pourrait-il attendre un peu que l'alcool fasse effet, pour l'embêter plus avant ? Mmh. Vu sa stature, la façon dont il avait sifflé la bouteille et son oeil mauvais, c'était vraiment pas une bonne idée. Par contre, s'il réussissait à choper plus de bouteilles...

L'idée était tentante. Après tout, ça ne devait pas être bien compliqué à trouver, si des gosses se baladaient avec sur une île. S'il y retournait, il y trouverait peut-être une large collection. En piquer une ou deux - dix ou douze - ne se verrait pas. Et là, le jeu pourrait devenir amusant. Asclepia agita sa longue queue et sa langue claqua contre son palais.

Bon mon ami, je vais te laisser hein, c'est pas le tout mais j'ai du boulot.

Non, mais l'attente de son comparse commençait à devenir malaisante.

Si jamais tu veux du rhum. Tu peux m'appeler, j'irai t'en chercher ! Livraison en moins de quarante-huit heures garantie !

Oh le beau mensonge. Mais Asclepia n'avait pas fini :

J'ai un pouvoir, conféré par les dieux. Si tu fais la danse que je vais te montrer, je le saurai : où que tu sois, je viendrai. Avec une bouteille.

Et là, Asclepia tourna trois fois sur lui-même et tapa de son antérieur gauche trois fois au sol. Puis une fois sur son front, histoire de faire bonne mesure.

Attends je te remontre !

Et il recommença son manège.

Voilà ! C'était vraiment un plaisir de faire ta connaissance ! Prends soin de toi, et à très vite !

Sans oser lui faire une lèche sur la joue qui habituellement complétait la performance, Asclepia le remplaça par un signe enjôleur de patte et fila dans la direction opposée en sautillant.

Le reste de l'échange se passa comme dans un rêve.
Un de ces rêves absurdes et malaisants qui n'ont pas le moindre sens et dont on se réveillait avec une seule question en tête : wtf brain ?!

Impassible car habitué à ne pas dévoiler facilement ses émotions et ce même lorsque la situation était particulièrement malaisante — peut-être justement plus quand la situation était malaisante, car le challenge était là –, il observa donc le volatile s'adonner à un étrange rituel extrêmement peu crédible. Notant bien malgré lui la proposition qui lui avait été faite : il pouvait lui ramener du rhum.
Ca ne serait pas judicieux. S'il avait eu moyen de se procurer de l'alcool comme il le désirait il aurait sûrement fini en coma éthylique dans un coin, échoué entre ses cadavres de bouteilles, seul, à attendre la mort au soleil.
Parce que si l'alcool était important, à présent qu'il y pensait, la composante alcool bu en bonne compagnie était peut-être encore plus cruciale. Il était peut-être un peu un peu porté sur la bouteille, mais il n'était pas non plus l'un de ces vieux ivrognes qui gisaient lamentablement dans les rues, empêtrés dans un mélange d'urine, de merde et de gerbe, l'oeil à demi conscient mais la patte toujours fermement agrippée à leur bouteille. Il avait quand même un minimum de dignité, et même s'il ne savait pas lui donner une forme concrète, il lui restait également un peu d'espoir dans la vie.
Et puis franchement... ce rhum était vraiment dégueulasse.

Il tressaillit lorsque l'énergumène lui lança un à très vite avant de s'en aller en sautillant gaiement. Demeurant de marbre, Joaquín le suivit du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse définitivement derrière les arbres morts. Il attendit encore un peu, baissant les yeux sur la myriade de petits éclats de verre qui constellaient le sol autour de ses pattes.
Une bien étrange journée.
Il ne semblait en tout cas pour le moment pas touché par quelque malédiction.
Il songea enfin qu'il était peut-être temps pour lui de rentrer. Ne serait-ce qu'au cas où le breuvage qu'il venait de s'enfiler décidait de lui retourner l'estomac. Cela faisait après tout longtemps qu'il était à jeun.
Joaquín fit lentement demi tour, avant de repartir par là d'où il était venu le pas lent, baladant son regard sur les troncs décharnés de part et d'autre de sa route, songeant qu'il reviendrait une autre fois.
Et que cette fois-ci il ne boirait pas.