Aube - Ely

Aube.
Le ciel était encore paré de ses couleurs chatoyantes lorsque Hollyock quitta le camp Etelkru.
Elle aimait chasser tôt, le matin, lorsque les herbivores se repaissaient de l'herbe et autres végétaux encore gorgés de rosée. Mais ce qu'elle préférait, c'était encore cette solitude qui régnait sur les terres. Le seul moment de la journée où elle pouvait réellement se retrouver en tête à tête avec elle même. Fouler la Rougelande en quête de gibier, c'était joindre l'utile à l'agréable.

La femelle se tapit dans les herbes, les sens aux aguets, ses prunelles claires fouillant les environs à la recherche d'une proie. Les gros herbivores étaient à oublier : Elle n'en viendrait pas à bout seule, étant une femelle légère. N'ayant pas envie de prendre de risques inconsidérés, elle reporterait son choix sur un petit animal. Ne restait plus qu'à le trouver. La jeune louve esquiva soigneusement les troupeaux pour ne pas donner les faire fuir et effrayer les autres animaux.
Ses muscles se tendirent lorsqu'elle flaira l'odeur d'un lagomorphe. Elle avança prudemment, cherchant à repérer sa proie.

Il était là.

Hollyock jaillit des hautes herbes, tel un félin, ses crocs acérés se refermant sur la nuque du petit animal. L'hémoglobine vint rougir ses babines pâles mais elle ne s'en préoccupa guère, se contentant d'y passer un coup de langue. Et voilà, elle avait été, une fois de plus, rapide et efficace.
Puis elle se redressa, alerte, tournant la tête vers le loup qui venait d'arriver. Un loup qui faisait partie des siens.

C'est dans la Rougelande qu'Ely cherchait son prochain tableau. Et étonnamment, c'est dans la Rougelande qu'il le trouva.

Cette terre, avec l'arrivée du printemps, un peu hâtée par la chute du dôme, se paraît de nouveau de ses reflets rouge sangs qui lui étaient tant caractéristiques. Ely aimait ce lieu pour plusieurs raisons. Déjà, parce qu'il était piètre chasseur, et qu'il regorgeait de proies inoffensives et simples à attraper qui ne mettaient pas plus à mal sa réputation de mauvais élément. Et ensuite, c'était un lieu particulièrement beau lorsque le vent venait y souffler, et que les herbes ployaient délicatement en vagues moirées sur des kilomètres et des kilomètres de plaine.

Alors, c'est ce lieu qu'il avait choisi pour venir se balader - voir chasser si un lapin décidait de venir se jeter entre ses pattes. Il ne se faisait pas trop d'illusions, ça n'arriverait pas. Mais le Beau arrivait si souvent à des instants inattendus, que l'on ne pouvait se fier à ses prédictions seules.

Lorsque l'odeur cuivreuse du sang avait empli sa truffe, c'est tout naturellement qu'il s'était dirigé vers la source de sa production, à un pas lent et mesuré, qu'il pouvait tenir sur des kilomètres. Mais de nul kilomètre il n'aurait besoin, débouchant presque immédiatement sur un tableau d'une grande beauté.

Il la connaissait. Il ne se rappelait plus de son nom, mais elle faisait partie de ceux à qui la déesse orange avait accordé sa confiance, le droit de porter sa couleur. Elle était donc digne d'intérêt, elle qui avait fait les bons choix. Et elle paraissait là, devant Ely, sous son meilleur jour.

Sa robe d'un bleu délicat se constellait de gouttelettes rouges, contrastant et répondant au tableau qu'elle créait en se dressant fièrement entre les herbes carmin. Le ciel bleu, en fond, ne faisait que parachever parfaitement cette image qu'elle créait et qui vivait sous les yeux d'Ely. Le grand loup gris sentit un frisson manger sa colonne et éclater dans ses épaules, alors que les éclairs sur son corps apparaissaient à une plus grande fréquence.

Il se contenta de la fixer, immobile, statue de loup dans les plaines, subjugué par l'ensemble de douceur et de sauvagerie qu'elle créait devant lui.

Il l'observait, silencieux, comme subjugué par sa présence en ces lieux.
Il était l'un des siens mais elle ne le connaissait pas. Si ce n'était que par son prénom et ce qu'il faisait au sein du clan. Ely. A ses yeux, il était de ces loups oubliables, un nom parmi tant d'autre, n'occupant pas un rôle qui avait su éveiller son intérêt. Pour le moment, du moins, il saurait peut-être éveiller quelque chose en elle au court de cette rencontre.
Sauf si il continuait de la regarder comme ça, sans rien dire. Ça aurait presque pu la mettre mal à l'aise si elle n'avait pas été aussi détachée de tout ce qui l'entourait. Holly hocha la tête, polie, ses prunelles claires rencontrant celles du mâle.
Premier contact visuel entre eux.

- Bonjour, Ely.

C'était bref, prononcé d'une voix calme et assurée. Il n'y trouverait cependant pas la moindre once de chaleur.

- Que puis-je faire pour toi ?

Elle était cependant polie et cherchait un moyen de le faire décrocher d'elle, et surtout savoir ce qu'il lui voulait, à la regarder comme ça, sans avoir à pointer le problèmes. Les gens n'aimaient pas, lorsque l'on remettait leur comportement en question. Là, c'était bien.

Son regard resta un très, très long moment à la regarder. Le temps ne semblait pas s'écouler pour lui. Ses iris étaient attirés tantôt par la forme du lapin qui pendait entre ses crocs, tantôt par les courbes délicates de ses épaules, tantôt par les gouttes carmin qui ornaient son avant-main, s'égouttant paisiblement jusqu'au sol. Il n'était plus qu'une statue, plantée parmi les herbes pour faire peur aux oiseaux - ou à ses pairs. Il ouvrit la gueule et laissa échapper, en réponse, la raison de son immobilisme :

Tu es. Magnifique, parmi ces herbes.

Il ne s'épancha pas.

Mais se souvint, après. De ce que ses parents lui avaient appris, ce qu'ils essayaient de lui rappeler, parfois, lorsqu'il les voyait. Rarement. Les règles, de base. Qu'il avait tant de mal à retenir, qui l'intéressaient si peu.

Bonjour-

On sentait que la phrase n'était pas finie. Qu'il cherchait ses mots, qu'il essayait vraiment, fort. Mais qu'il ne les trouvait pas. C'était bloqué. Elle avait beau être une adoratrice de la Renarde Orange, c'était au delà de ses souvenirs, elle ne l'avait pas assez intéressé jusque là. Si elle lui donnait son nom, cette fois, peut-être réussirait-il. En l'apposant au tableau de la Rougelande, ce tableau délicat qu'elle formait sur l'horizon.

Peut-être.

Sans s'en rendre compte, il la fixait toujours.

Oh.
Hollyock resta un instant bouche bée, surprise par ces paroles auxquelles elle ne s'attendait pas. Ça avait été dit de manière totalement décomplexée, naturellement. C'en était désarmant. On était loin d'un tombeur qui tentait de lui faire la cour à sa manière. Il était, plutôt, à ses yeux, comme un gosse maladroit. Sacrément maladroit, même.
La louve sourit poliment, ne sachant trop que penser de cette rencontre pour le moment.

- Merci.

Elle ne savait pas quoi ajouter, à part un remerciement pour ses paroles. C'est ce qui lui semblait être le plus approprié. De toutes manières, le mâle reprit la parole, amorçant une salutation hésitante. Puis bloqua, recherchant sûrement son nom. Elle ne l'en blâmerait pas, rares étaient les loups observateurs au point de connaître sur le bout des pattes les noms de chaque congénère.

- Hollyock. Mais tu peux m'appeler Holly, si tu préfères.

Ça n'avait pas d'importance. Elle serait ce qu'il souhaitait.
C'était drôle, elle n'avait jamais rencontré d'individu de la sorte et avait toujours bien du mal à le cerner. Ses paroles, ses agissements, sa façon d'être : Rien n'allait dans le sens des règles de politesses usuelles, celles dont elle avait l'habitude. A part ce salut interrompu. Mais c'était intéressant, captivant... Divertissant ?
Il la fixait toujours. Elle haussa un sourcil.

- Quelles sont tes intentions en me fixant ainsi, Ely ?

Elle n'était pas inquiète. Il n'avait vraiment pas l'air méchant.

Holly. Hollyock. Il essayerait de s'en retenir. Par dessus le tableau de la femelle tachée de sang, il était sûr d'y parvenir, oui. Holly. C'était un joli nom, pour une jolie louve : ses teintes étaient harmonieuses, et si cette scène seule lui permettait d'effleurer le Beau, elle flirtait avec le reste du temps. Pas assez pour qu'il la piste comme il avait pisté Mildred des jours entiers pour observer les teintes de son pelage au soleil, sous la lune, la pluie ou le brouillard, mais assez pour lui permettre d'apprécier sa présence.

Et elle lui dit qu'il la fixait.

A regret, il détourna le regard, se mettant à la place à fixer une brin d'herbe agité par le vent. Qu'il se mit à contempler avec la même force qu'il avait contemplé sa congénère. Ses parents, la meute lui avait déjà dit. Non, Ely. On ne fixe pas les gens. Ca les met mal à l'aise. Ca leur donne envie de partir, c'est désagréable. Mais à chaque fois, il oubliait. Il ne comprenait pas, alors il oubliait. Comment un simple regard pouvait-il faire tant de mal ? Il se passa un long moment, avant qu'il ne réussisse à ouvrir la bouche de nouveau :

Désolé.

Oui. On lui avait demandé de s'excuser, aussi. Mais comme dans toutes ses autres paroles, il n'y avait aucune âme dans cette excuse. Une parole de plus. Pour une âme de plus. Bientôt elle, comme les autres, le mépriserait, pour ces différences qu'ils n'étaient pas capable d'accepter. Pour ce qu'ils voulaient voir en lui, par ce qu'ils n'arrivaient pas à l'apprécier pour ce qu'il était. Cette sensibilité. Différente. Ces mots, qui lui venaient si difficilement, cette absence de conversation, ces sujets qui l'intéressaient si peu.

- Ce n'était pas un reproche.

Juste de la curiosité... Qui oui, sonnait peut-être comme un reproche. C'est vrai, elle aurait pu éviter de souligner ce fait. Elle l'avait voulu, quelques minutes plus tôt mais la soif de savoir s'était faite plus forte et la question avait fini par glisser entre ses babines. Mais Ely ne semblait pas réellement confus. C'était des excuses polies, automatiques, un certain savoir vivre qu'il lui servait pour faire bonne impression avant de reporter son attention vers autre chose.
Cette façon de faire, ça lui rappelait quelqu'un. Ils n'étaient pas si différents, finalement, se parlant plus par civilité que par réelle envie d'échanger. La femelle posa son regard sur lui, songeuse.

- J'ai encore beaucoup de travail. A bientôt, Ely.

Elle eut un sourire poli. Un sourire sans chaleur qui sonnait faux, comme ses paroles, comme son être tout entier. Elle n'était qu'une poupée de porcelaine à l'apparence délicate, mais si froide lorsqu'on la touchait. Il ne servait à rien de poursuivre cette conversation si c'était pour se forcer, quitte à ne plus savoir quoi dire, et Hollyock était sûrement bien trop insensible pour chercher à le mettre à l'aise, à la faire parler, à en découvrir davantage sur lui. Ils seraient sûrement amenés à se revoir plus tard.
La louve reprit son lapin en gueule et, sans rien ajouter, se détourna de son congénère pour fendre en courant les herbes hautes de la rougelande.