En cendres et fumée | Feat. Isrâ

Des lustres. Cela faisait des lustres qu'elle n'y étais pas retournée.
Tout avait changé. Autrefois couverte de rosiers resplendissants de couleurs et dégoulinant de l'odeur écœurante des romances, autrefois fraîche et résonnant des échos de cris enfantins, tout avait changé.
Sous les iris divisés de Maxim se déroulait un paysage cauchemardesque. Une version grotesque de l'île aux Roses, une version monstrueuse, pleine d'épines, de mauvaises herbes, et de sécheresse. Elle ne reconnaissait presque rien. Une forme géographique plus ou moins familière, une idée d'où se trouvait à peu près leur tanière d'enfance. Même la plage où elle avait trouvé Akira semblait avoir disparue. Engloutie par la mer, comme les corps désarticulés des naufragés.

La gueule pincée, c'est un regard sévère que portait la jeune adulte sur le lieu où elle avait grandi. Cette désolation ne la rendait pas triste. C'était presque satisfaisant, à vrai dire. Cette image remplacerait celle, douloureuse, de ses souvenirs d'enfants. C'est comme si l'Île avait fait son deuil, elle aussi. Il est moins difficile maintenant de détester un lieu ravagé par la sécheresse, que de détester un lieu resplendissant de vie, et pourtant si empreint du goût amer de la mort. Même la famille s'était plutôt éclatée. Mildred coincée chez les Etels depuis longtemps, Isrâ qu'elle n'avait pas vu depuis tellement longtemps, Méridor critiquant les méthodes de Mère. Anianka qui prenait un chemin qu'elle n'était pas certaine de vouloir suivre. Elle se sentait étouffée, prise au cou comme par un collet se resserrant. Les Lazulis n'étaient plus, et pourtant, ils n'étaient toujours pas libres. Écartelés entre les enseignements de Gloriel et d'Ani. Forcés de suivre un parent où l'autre. Comme si la vie ne se limitait qu'à marcher dans les pas de ses géniteurs.

Ses pas laissaient des traces de coussinets dans la poussière. Elle s'avança nonchalamment vers la fontaine de Moiro, sans réel but, peut-être sinon de trouver une consolation dans cette défaite du charme. Le charme ne sert à rien dans des situations comme ça. Les chardons sont insensibles aux sourires tombeurs.

On dit que le temps fait bien les choses. Ça, on lui avait répété souvent, maigres essais pathétiques pour la rassurer, lui faire retrouver de cet éclat explosif qui l'emplissait étant poupon. C'est des regards remplis d'amertume et de dédain qu'elle levait sur ces paroles. Personne ne comprenait, ils n'auraient pas pu. Le temps fait des choses, oui, il les change. Mais bien ? Il n'existe telles choses que le bien et le mal. Les choses sont. Et c'était tout. Oh combien de colère luisait dans un regard encore si jeune. Il glissait sur la poussière, sur les chardons, sur les reliefs désolés de cette terre abusée, tranchait tout sur son passage comme une lame qu'on aiguise pour tuer. C'est pour ça qu'elle était revenue. Tuer ce qu'il restait de ses souvenirs misérables, de l’écœurante odeur des parfums et des manières de vipère. S'ils étaient serpents qui ondulent pour mieux empoisonner, elle était davantage araignée, attendant l'opportunité de se faire valoir, cachée dans l'ombre.

Maxim ne s'attendait pas à voir quiconque sous le ciel jauni par la chaleur. Et pourtant, une présence y dansait. Esquivant les épines et les crevasses avec grâce, c'est derrière un voile de vent et de sable qu'iel apparut, sa silhouette changée se définissant avec davantage de précision au fur et à mesure que la brise se calmait. La louve écorchée s'était arrêtée, contemplant le membre de sa fratrie avec discernement. Son visage au pelage sombre restait dur, jugeant. Le temps change les choses, oui, et c'est pourquoi ce n'est point de la surprise qui se dessina sur ses traits. Iel n'était plus lea fragile recroquevillé dans le coin de sa grotte qu'elle se souvenait. L'enfant qui avait toujours mal, qui ne venait pas jouer.
Cet enfant-là avait vieilli, maturé. Il ne restait plus grandes traces de l'enfance en lui. Adoptant les postures et les manières de Mère, le regard condescendant. Une queue soigneusement peignée arborant le vert éclatant, marque divine de la réussite, haute et ondulante tel un affront. Un rapide coup d’œil irrésistible à l'artefact de pouvoir, reviens immédiatement se planter dans les iris dorés. Est-ce une pointe de vexation qui lui serre la poitrine ? Un autre rappel venu de sa famille qu'elle était moins. Encore un autre.

Iel parle. La bouche de la louve reste serrée. C'est d'une voix changée qu'elle lui réponds, du tac au tac. Une voix jadis empreinte de sanglots se métamorphose en voix d'une froideur d'hiver rude. C'est cette voix qu'elle lui offre, à l'enfant changé.

« Isrâ. Je te croyais encore malade. »

On ne l'attendait pas ici, qu'iel disait. La renégate. Si cet endroit avait déjà été chez elle, il n'avait plus rien d'un foyer.

Iel ne réagis pas beaucoup à la pique épineuse, si ce n'est qu'un léger mouvement du museau. Cela surprend Maxim. Elle qui s'attendait à trouver l'être friable et fragile qui se tordait jadis de douleur dans les tanières des guérisseurs, elle se trouvait aujourd'hui devant... devant quelqu'un d'autre. Elle avait toujours ressenti une certaine empathie pour lui, et lui revenait par petites vagues les souvenirs de regretter ne pouvoir jouer avec lui, parfois un peu de jalousie car iel avait toute l'attention des adultes. Le souvenir de crier plus fort pour enterrer les gémissements, parce qu'elle voulait se faire remarquer, elle aussi. Elle voulait être quelqu'un dans les yeux de la meute déchue. Aujourd'hui, tout avait changé. Tellement changé. De petite fille effacée par le deuil à chardon épineux et rude comme le sol rocailleux des déserts, pour elle. De petit être malade et défavorisé par la vie à prestance indéniable, fierté charmante, arborant le glowstick vert tel un trophée, pour iel. Iel fait fit de la douleur, qu'iel lui réponds. Le visage de la femelle grandie change un peu. Pas tendre pour autant. Mais au fond, elle était heureuse d'avoir pu lea retrouver ici, alors que tout le reste de son monde semblait s'écrouler dans les ruines et les débris.

« C'est un monde bien dur pour ceux qui se laissent souffrir », elle rebondis simplement, approuvant à demi-mot l'évolution de son froeur, laissant entendre qu'elle aussi, elle avait dû changer, s'adapter pour survivre.

La douleur de la mort d'Akira ne s'effacerait peut-être jamais, mais la culpabilité immense qu'elle avait un jour ressenti s'atténuait doucement avec les années. Elle n'avait pas le choix. Alors que s'écartelait sa famille dans des divergences d'opinions et que se desséchait les terres abusées des anciens Lazulis, laisser le passé prendre le dessus signait une mort certaine. Pour Maxim, cette survie rimait avec un durcissement inévitable de son caractère. Quitte à perdre certains liens. Mais pas Isrâ, décida-t-elle silencieusement. Elle avait toujours eu un peu plus d'indulgence à son égard, appréciant sa compagnie. Pas Isrâ, pas tout de suite. Peut-importe quel manteau décidait-iel de porter aujourd'hui.

Qu'était-elle venue chercher ? La question la bouleversa un peu. En effet, elle n'en était pas très sûre elle-même. Ses yeux bicolores quittèrent le visage sûr du rouge un instant, caressant les chardons qui poussaient sauvagement sur leur terre d'enfance. Enterrer les souvenirs douloureux du passé ? Un dernier au-revoir à l'île qui l'avait vue naître ? Une raison de changer d'avis, de rester ?

« Personne, et tout le monde. Peut-être espérais-je t'y trouver, malgré la désolation qui pèse. »

Que leur était-il arrivés, enfants d'alphas et de prêtresse, se retrouvant ainsi isolés sur une terre sèche et morte ?