Ecrire un chapitre ensemble | Sobieski

La matinée était belle chez les Nakhus, ou alors peut-être était-ce simplement le grand loup blanc qui la trouvait à son goût. Un soleil léger brillait dans un ciel bleu piqueté de nuages, la meute se portait bien, il avait été rendre visite à Eva en convalescence dans le Dédale avant de s'en aller, et avait eu la nette impression qu'elle allait mieux que la veille. Il s'était efforcé de passer rapidement la saluer pour ne pas trop se montrer intrusif, même s'il était à peu près certain que son envie de passer toutes ses journées auprès d'elle était aussi claire que son pelage pour tous ceux qui les côtoyaient. Mais ce jour-là, il avait quelques projets, dont un en particulier qu'il méditait depuis quelques temps. Il avait demandé à Crystal de coudre une cape supplémentaire, bien qu'il n'y ait pas de baptême annoncé ni de grande réunion, et la cape avait été prêt ce jour-là. Alors il s'était mis en route vers l'Île Chuchotante, le visage éclairé et la foulée preste. Il était presque certain d'y trouver celui qu'il cherchait, alors son pas était sûr et les doutes absents de son esprit. Il avait de quoi être tourmenté ces derniers temps, notamment par la vision que leur avait envoyés Yurai via leur dernière rencontre à la pleine lune, mais ce jour-là était une parenthèse. La fête de pour la déesse aurait lieu dans les jours à venir, Eva s remettait de sa mésaventure, et il s'en allait dessiner un sourire sur un visage apprécié. Ajani s'autorisait durant un petit moment à être simplement heureux, porté par le beau temps et la perspective de rendre quelqu'un joyeux.

Il s'ébroua une fois sur la plage, en prenant soin de ne pas faire tomber la cape pliée calée sur son dos, et il fut en quelques pas arrivé à la haute porte de la Bibliothèque. Voulant converser la surprise, il vérifia rapidement que celui qu'il cherchait ne se trouvait pas dans les environs directs, s'en empara délicatement et la déposa derrière une étagère non loin de l'entrée. Puis il s'avança entre les hautes colonnes de livres, en prenant soin de regarder partout autour de lui. Il savait que Sobieski souffrait depuis quelques temps d'une surdité contre laquelle les guérisseurs ne trouvaient pas de remèdes, et il ne voulait pas le surprendre par sa présence. Il espérait d'ailleurs que cela ne viendrait pas rendre trop difficile leur conversation - cependant il avait été un bon élève et savait tracer les caractères de base pour écrire, alors il y avait toujours cette porte de sortie.

Il finit par la trouver, la petite silhouette aux reflets roses qu'il cherchait. Il fit un large détour pour entrer dans son champ de vision - il avait peut-être senti son odeur, mais s'il était trop concentré sur sa tâche peut-être fallait-il cela pour qu'il le remarque - et s'avança vers lui avec un sourire chaleureux.

"Bonjour Sobi." Lança-t-il en articulant et sans parler trop vite, pour tenter de lui permettre de lire sur ses babines. "Est-ce que tu aurais un petit peu de temps pour discuter ?"

"Avec plaisir." Répondit-il, en suivant la petit loup en direction de l'endroit qu'il lui indiquait.

Bien que le beau temps se montrât de moins en moins timide désormais, il trouvait toujours agréable la proximité des immenses âtres qui piquetaient les murs non ornés de livres de la Bibliothèque. A croire que le feu qui y brûlait n'était pas vraiment naturel, qu'il n'était là que pour mettre l'endroit à la juste température pour chacune. Même avec son pelage relativement épais, il n'avait jamais souffert de la chaleur, y trouvant seulement un réconfort toujours appréciable. Sa large silhouette s'allongea au sol, le buste et les coudes appuyés sur l'un des larges coussins qui ornaient le sol aux alentours de la cheminée, transformant ce coin en une sorte de nid à l'échelle lupine, et profita de ces courts instants qu'ils prirent à s'installer pour réfléchir à tout ce qu'il avait à dire à Sobi. A l'ordre dans lequel il devait faire ce qui étaient principalement des demandes de faveur. Il avait conscience d'être sur le point d'en demander beaucoup à son camarade, alors que lui-même n'avait pas fait grand chose pour lui pour le moment. Le petit loup rose lui avait déjà apporté tant, et la réciproque n'était pas vraie du tout. Il s'apprêtait à creuser encore l'écart des services rendus à chacun.

"J'ai des faveurs à te demander." Annonça-t-il tout de go, en posant son regard clair dans celui de son interlocuteur. "Je sais que c'est probablement beaucoup demander... Alors n'hésite pas à me dire non, d'accord ?"

Il avait la crainte que l'enthousiasme et la gentillesse de Sobi ne puissent avoir raison de sa raison justement et de tout refus potentiel. Il joua avec un petit coussin qui s'était perdu entre ses pattes - il en chercha l'utilité d'ailleurs, quel animal pouvait se servir d'un support si petit ? Un louveteau peut-être ? Même pour cela il paraissait de taille réduite - le temps de chercher ses mots suivants, et continua :

"La première est... Une sorte de projet pour lequel tu es le seul à pouvoir m'aider." Son regard s'était perdu sur ses pattes, il remonta vers lui. "Grâce à Volstein et à toi, j'ai pu découvrir tous ces loups dont les noms sont à jamais écrit entre les pages, dont les noms seront retenus. J'aimerais... J'aimerais que nous en écrivions un à la mémoire de Volstein."

Il parlait lentement, en articulant, aussi de l'extérieur son ton pouvait-il paraître un peu étrange. Mais il n'en avait cure, l'important était que le petit loup en face de lui ne se sente pas dépassé par tous ces mots qu'ils ne pouvait que deviner sur ses babines. Il ne risquait pas de se faire juge du ton sur lequel il les prononçait.

"Ma deuxième demande est liée à ce projet... Si tu l'acceptes, je souhaiterais apprendre à tes côtés à parfaire ma lecture, à connaître ce les livres ici cachent entre leurs pages. C'est une sagesse que je ne peux me targuer de posséder."
Alors que toi si, petit loup candide.

Il guettait ses réactions, ne sachant toujours pas trop s'il avait dépassé les limites du raisonnable. Il savait que son rang apportait avec lui une forme d'autorité, qui si dans certaines situations était utile et qu'il utilisait pour prendre des décisions, risquait de faire basculer la conversation du mauvais côté à tout moment. Il ne lui ordonnait rien, bien au contraire.

"La dernière est que je souhaite que tu m'accompagnes sur Morne-Oeil."

La plus délicate peut-être. La plus dangereuse aussi. Pour celle-ci, il ne s'agirait plus de rester dans l'enceinte rassurante de la Bibliothèque, mais de traverser les terres et les bras de mer pour aller à la rencontre d'un peuple qui par défaut leur était hostile. A la rencontre de la partie de sa famille qui était toujours là bas, loups à l'odeur de sel et au sang sur les crocs.

Il vit l'expression qui se dessina sur le visage de Sobi alors qu'il exposait ses idées, et visiblement au moins la première était inattendue. Visiblement, il se retint d'exprimer ce qu'il en pensait avec difficulté durant le reste de son exposé, mais ses yeux brillaient et de petits hochements de tête presque frénétiques agitaient de temps en temps son museau. Ses pattes jouaient elles aussi avec le coussin sur lequel il s'était mis en place, de joie ou de stress ? Quelque-chose qui agitait violemment son esprit en tout cas. Ses paroles furent bien plus posées que ce que tout son langage corporel laissait exprimer. Le grand loup blanc s'autorisa à laper la drôle de boisson qu'il lui avait proposée pendant qu'il l'écoutait parler. C'était acide, ça lui picotait doucement la langue et la gorge, mais ça avait un côté chaleureux qui allait diablement bien avec la situation actuelle. Tout autour de lui était chaleureux, le loup comme l'endroit.

Un sourire étira les babines du ion blanc, un sourire affectueux, un sourire lui disait qu'il n'y avait pas de remerciement nécessaire. Ce serait plutôt à lui de le remercier d'avoir accepté, au moins sa première demande. Il ne savait pas trop si c'était là des choses qui se faisaient. Sa conversation avec Hayndriel lui revint, durant laquelle il s'était fait la réflexion qu'il y avait bien peu de nouveaux livres dans la Bibliothèque, et que bien peu de loups connaissaient la science pour les fabriquer. Mais il désirait tant rendre ce dernier hommage à Volstein, et il était certain que toute la meute en serait ravie, car il avait été un Oracle très apprécié. Un rire léger et grave le secoua lorsque Sobi parla de lui et de la force qu'il dégageait. Il était vrai que lors de son vivant, son mentor avait une telle aura que même lui, pourtant massif, s'effaçait à ses côtés. Il était pourtant bien petit, mais il dégageait... Oui c'était cela, il dégageait une telle force. Une lueur nostalgique passa dans le regard d'Ajani au souvenir des instants passés à ses côtés. Il s'était aussitôt retrouvé avec le devoir d'Oracle, meneur de la meute et prêtre de Yurai, lors de sa disparition, et avait pris très peu de temps pour le pleurer, pour s'arrêter et se demander ce que cela lui faisait à lui. C'était pourtant l'un des premiers proches qu'il perdait, son guide, celui qui avait été son chef. Maintenant, il était devenu un souvenir, si précieux que seules les pages d'un livre lui semblaient être à la hauteur pour se rappeler qui il était, lorsque les mémoires s'effilocheraient avec le temps et les générations. Car le temps passait bien vite, et la dernière faveur qu'il lui avait demandée n'en serait qu'une magnifique illustration : revoir les plages de Morne-Oeil après tant d'années serait sans nul doute un drôle de mélange d'émotions.

"Merci beaucoup Sobi. Je serai à jamais ton obligé." Répondit-il, chassant l'espèce de tristesse que la nostalgie apportait avec elle pour se raccrocher à la présence du petit loup rose et de l'aura de joie de vivre que lui avait.

Il lapa quelques gorgées de plus de la boisson, manifestant sans mots son goût pour elle et ses félicitations à son concepteur, puis se redressa et ajouta :

"Je suis également venu pour t'offrir quelque-chose. Attends-moi, je reviens."

Sa large silhouette se décolla du sol pour s'en aller à lourdes foulées et contourner les étagères qui les masquaient de l'allée principale. Il revint vers l'entrée et attrapa délicatement entre ses crocs la cape flambant neuve, tout juste terminée par Crystal avant qu'elle ne quitte son poste de Couturière, et la secoua légèrement pour en chasser les poussières qui avaient pu s'y déposer le temps de leur discussion. Il revint à pas plus mesurés, et rejoignit Sobi près de la cheminée. Il posa le tissu gris devant lui, et lança avec un sourire :

"Je sais que tu portes pas le glowstick de Yurai, mais tu as largement mérité une place et un rang parmi les nôtres, Sobieski. Tu es un véritable Nakhu. Je t'offre cette cape, cousue pour toi, afin que tous le sachent d'un simple regard désormais."

Il repoussa du museau un coin plié du tissu pour révéler la broche en argent qui s'y trouvait cachée, et qui servirait d'attache, puis il redressa la tête. Il ne savait pas trop comment le petit loup allait réagir.

Il vit l'expression émue qui se peignit sur le visage de Sobi, qui embuait ses yeux et dessinait à leurs coin quelques gouttelettes, et un long moment s'écoula durant lequel le petit loup ne décrocha pas les yeux de ce présent visiblement inattendu. Un sourire se dessina sur le museau et dans les yeux d'Ajani, parce que cette manifestation aussi explicite était bien plus précieuse que des mots. Il avait peur de n'avoir pas saisi une subtilité dans le fait que Sobi n'aie toujours pas de glowstick : celle d'un doute persistant quant à son appartenance véritable à la meute. Mais il avait pris le parti de songer que non, ce n'était pas à cause de cela, chacun était libre d'aller quérir les faveurs de la Corneille quand le moment lui semblait venu chez les Nakhus. Chaque jour, il partageait sa joie et sa délicatesse avec toute la meute, il faisait partie de ses membres depuis aussi longtemps que l'Oracle, ou à peu près, et il méritait amplement que l'on reconnaisse la fidélité qu'il avait pour le groupe et ce qu'il lui apportait. Lorsqu'il réussit finalement à faire un mouvement pour se saisir du vêtement et s'en envelopper à moitié, Ajani se fit la réflexion qu'il était temps de détacher de son esprit l'appellation "petit loup". Il ne savait trop si c'était à cause du tissu qui lui drapait désormais les épaules, il mais il lui sautait aux yeux que dans Sobieski se cachait une candide majestée qui ne méritait pas d'être appelée "petite".

Puis soudain, après ces instants dont les mouvements pouvaient se compter sur les doigts de la patte, le loup rose se jeta dans sa direction pour se blottir contre son poitrail, l'étreindre de ses pattes si minces comparées à l'immense stature de l'Oracle. Les oreilles de ce dernier frémirent de surprise, mais il n'eut pas de mouvement de recul, et il posa une patte sur le dos de Sobi en un geste affectueux. Il était heureux de le voir si heureux, il avait la sensation étrange que le monde ne lui offrait jamais assez comparé à ce qu'il lui apportait de joie et de lumière. Peut-être durant un instant avait-il rétabli un peu de cet équilibre, et cette pensée lui plaisait.

"De rien. Je suis heureux qu'elle te plaise, et que tu l'acceptes. Tu es très important pour la meute." Souffla-t-il, sa voix grave faisant vibrer son poitrail où était appuyé Sobieski.

La pensée de lui en vouloir ne l'effleura même pas, bien au contraire.

"Et tu es un ami précieux pour moi."

Il était bien long, le chemin parcouru depuis ses premières pérégrinations intellectuelles à ce sujet. Désormais, il était certain de ce que cela signifiait, il était certain que Sobi en faisant partie. Il se rappelait les mots d'Eva, qui lui avait dit qu'il fallait d'avantage exprimer ce qu'il avait sur le coeur, avant qu'il ne soit trop tard, avant qu'il ne finisse dans ces cimetières remplis de gens importants. Il espérait réellement que Sobi n'avait pas accepté toutes ses demandes car il se trouvait face à son Oracle. Pour parler de telles faveurs, il voulait être avant tout un ami que l'on accompagnerait. Pas un chef dont on suivrait les ordres.