At the wrong place, the wrong time l Joli

https://youtu.be/h2HpX5uJS5w

Elle était partie. En courant. En paniquant. Après avoir... Crié sur Via. Vraiment ? Elle avait fait ça, elle ? Un nouveau coup au coeur, qu'elle s'était infligée cette fois. Une brisure, une cassure de plus sur une âme déjà réparée. Une âme stable, en plein épanouissement, sur une rampe de lancement qui

venait d'éclater en plein vol. D'une simple vision curieuse, d'un simple coup d'oeil à une mère et ses trois enfants.

Deux mères et leurs trois enfants.

Un frisson parcourut son échine.

En courant. Elle était partie en courant dans le Dédale de couloirs sombres, virant de bord au hasard, se fiant à son instinct et à ses sens plus qu'à sa raison, elle filait à toute vitesse, tirant sur ses muscles fatigués, transis et encore douloureux de sa rencontre avec la louve crocodile. Elle galopait, son corps heurtant les murs quand les angles se faisaient trop aigües, ses pattes frappant avec irrégularité le sol patiné de milliers de passages.

Combien de temps ?

Les arrêtes plus vives des lieux oubliés commencèrent à écorcher ses pattes, l'obligeant à ralentir. Elle se plaqua contre un mur, gueule à demi ouverte, haletante. Sans avoir froid, elle tremblait. Sans avoir chaud, elle transpirait. Ses yeux, rendus fous par ces émotions qu'elle n'arrivait pas à combattre, glissaient sur lianes et champignons lumineux qui ne ressemblaient plus qu'à des tâches

floues

alors que l'eau légèrement salée dégoulinait sur ses joues avant de se perdre sur sa langue, dans sa gorge, passant dans la trachée et provoquant des quintes de toux. Un hoquet, alors qu'elle respire, plus fort. Elle tousse. Crache. Un mélange de larmes et de salives, d'autres fluides peut-être, son corps rejette en un réflexe désagréable qui lui tord le ventre. C'est fragile, un oiseau. Il suffit de pas grand chose pour les mettre à mal, déranger leur appareil digestif, leurs fonctions vitales.

Et là, c'était loin d'être "pas grand chose".

Elle se redresse, se fait violence Eva, pour inspirer profondément, et pousser sa course à travers le Dédale, encore un peu. Elle ne savait pas, mais elle reconnaît maintenant, elle sait où ses pas l'ont mené. Dans un endroit plus sauf encore que l'extérieur où elle voltige pour se chasser les idées noires habituellement. Elle est dans une grotte, assez étroite, avec un petit cours d'eau au fond et quelques couches de paille à côté. Ici, les champignons brillent un peu plus fort, pulsent plus souvent qu'ailleurs. C'est beau, rassurant et surtout... C'est un lieu tranquille.

Elle sait que l'odeur de panique qu'elle a laissé derrière elle est suffisamment forte pour mener n'importe quel Nakhu à elle. Mais aussi pour le dissuader d'approcher.

Eva se rendit à la minuscule rivière, non, c'était plus un filet d'eau qu'autre chose. Elle se coucha, antérieurs repliés sous son corps, et laissa son museau glisser dans l'eau froide, laver les traces de sa tristesse. Extérieures, seulement. Mais la morsure glaciale lui fit du bien, alors qu'elle essayait de

réfléchir.

Elle n'y arrivait pas - pas encore. Tout ce qu'elle revoyait, en boucle, c'était l'air satisfait d'Octavia (au moins une qui ne s'en sortait pas trop mal dans l'histoire), et ceux bien plus effrayants de Nocera et Ajani.

Elle déglutit avec difficulté, son corps lui refusant même ce mouvement simple.

Les larmes, de nouveau, perlèrent au coin de ses yeux. Il lui suffisait de penser à ces regards pour ne pouvoir endiguer les émotions qui la bouleversaient complètement. L'air froid, glacial, la haine dans le regard de Nocera. Nocera qu'elle voyait tous les jours, avec qui elle s'entretenait tous les jours.

Un coup de poignard, dans le dos. Involontaire, certes. Et alors ?

Et l'incompréhension, le doute dans le regard clair du grand lion blanc alors qu'il contemplait la scène.

Et Via. Elle avait crié sur Via.

Les larmes, si elles venaient à se tarir, repartaient de plus belle lorsqu'elle pensait à tout ça.

Que ça sorte. Il fallait que ça sorte. Alors Eva s'adonna à sa tristesse à larges sanglots inaudible, penchée sur la minuscule source d'eau claire, dégorgeant de son trop plein d'émotions.

A chaque fois que les sanglots semblaient s'arrêter, Eva repensait à cette scène, à cet instant, revoyait un visage, n'importe lequel, déçu, triste, coléreux, innocent, fatigué... Et le flot repartait de plus belle, sa gueule tremblait sans jamais vraiment se fermer ou s'ouvrir, ses yeux se noyaient de nouveau, elle perdait tout ce qui se trouvait autour d'elle pour s'enfermer dans ce monde trouble et chancelant des larmes.

A chaque fois, le flot se tarit.

A chaque fois, un visage s'impose à elle.

A chaque fois, le flot se déchaine à nouveau.

Rien n'y fait - c'est un cycle sans fin qu'elle n'arrive pas à briser, plus fort qu'elle, plus fort que tout ce qu'elle a pu vivre jusque là, plus fort que son envie de vivre et sourire pour ceux qui l'entourent. Une vague, qui l'emporte loin de la grève et tente de la noyer.

Un corps chaud la heurte, et de surprise, d'émotion, Eva se retourne avec un aboiement rauquer, oreilles plaquées contre son crâne, relevant légèrement ses ailes délicates pour signifier à l'intrus qu'il n'était pas le bienvenue, et qu'il ferait mieux de partir, maintenant.

Mais en guise d'intrus, c'est Sobieski qui l'entoure de ses pattes. Sobieski qui l'embrasse, débarquant dans son monde comme un soleil venu d'ailleurs, une onde chaleureuse de vie et de lumière. Un point d'ancrage dans cette réalité. Point fixe dans ce monde qui tourne, et tourne tellement... Mais contre toi, la fourrure douce, un museau ami, une bienveillance délicate et attentive, une onde de bonheur et de sympathie pure, sans jugements, une présence. Son ami. Son meilleur ami.

Eva, frénétiquement, passes ses pattes autour de ce cou, agrippent cette aide tombée du ciel et si bienvenue. S'y accrochent, comme si sa vie en dépendait, au risque de le blesser, d'égratigner sa peau si délicate de ses griffes. Elle enfouit son front, son visage dans son col si doux et si chaud, bien plus agréable au final que ce filet d'eau glacé et impersonnel. Il est le soleil dans le col glacé de sa solitude. Elle inspire frénétiquement de nouveau deux, trois gorgées d'air, respirant par à-coups, un hurlement proche, si proche...

Mais elle recule son visage, pour contempler le petit loup. Elle n'a pas le droit. Elle n'a pas le droit. Il a si... Tellement plus important à aller sauver.

Tu,, devrais,,, aller voir, N-Nocera.

Les sanglots entrecoupent ses paroles, mais la signification est claire. Va la voir. Nocera, elle, a besoin de toi. Elle aussi, serait mieux à tes côtés.

Et pourtant les pattes d'Eva, sur ses épaules, s'agrippent tellement fort. Elle a tellement besoin de toi, elle aussi.

Ses pattes, sur sa tête, sur son échine, ce mouvement mécanique qu'il entreprend et lisse son poil la rassure, tarit en partie ces larmes qui semblent vouloir creuser à jamais ses joues et le creux de son museau. Elle renifle, Eva, elle hoquète à chaque inspiration, sa mâchoire inférieure tremble et s'affaisse. Mais parler avec quelqu'un l'aide, déjà. Un petit peu. La distancie, de cette tristesse qui l'attaque aux tripes et lui remue l'estomac. A la question de Sobieski, elle lâche un rire nerveux, jaune, faux et perturbé. Non, personne n'est mort, Sobieski, même pas... Et pourtant, mon coeur semble déjà prêt à me lâcher. Que sera-t-il, alors, quand ce sera le cas ? Mais elle a bien d'autres choses à penser, Eva, et ne s'appesantit pas sur cette idée.

Non c-c'est-

Elle arrête sa phrase, inspire. Parler est si difficile. Pourquoi est-ce si difficile ? Elle a l'impression que si elle ouvre la bouche, il n'en sortira qu'un borborygme inintelligible, et qu'elle se mettra à pleurer de plus belle, à chaudes larmes. Se vidant de toute son corps, incapable de s'arrêter, de nouveau. Alors elle se tait, elle bloque ces paroles qu'elle cherche de toute façon encore, pour contenir sa tristesse, contenir ses larmes, parce qu'elle fatigue, parce que c'est désagréable, parce qu'elle veut te répondre Bibi, mais qu'elle n'y arrive pas.

C'est Via qu-qui-

Elle tente, encore, mais un sanglot l'interrompt et elle se mord la langue puis la babine inférieure alors que les larmes roulent sur ses joues de plus belle. Elle ne cherche même plus à les chasser, maintenant : elle vaquent librement, cherchant le sol aidées de la gravité.

C'est Via-

Elle n'y arrive pas. C'est impossible, c'est beaucoup trop difficile : à chaque fois qu'elle essaye de former une phrase, d'expliquer, son corps prend le dessus et la jette en pâture à ses émotions.

Nocera me parlera plus jamaiiiis-

Et elle éclata à gros sanglots, ayant réussi à sortir enfin ces mots si difficiles, rage dont elle ne pouvait se départir, qui la pompait de l'intérieur et la jetait au sol comme si elle n'était qu'un fétu de paille.

Ajani non plus...

Sa voix s'était faite murmure. C'était un autre problème, mais tout aussi important.

Si ses mots étaient dramatiques, c'était aussi qu'ils reflétaient cette peur qui lui bouffait les entrailles avec tant de violence. Ses yeux traçaient deux fleuves intarissables qui gouttaient dans le pelage pastel de Bibi.

Si tout le monde est en vie, alors c'est rattrapable.

Quelle étrange phrase. A la fois morbide et pourtant pleine d'espoir. Eva, entre ses sanglots, ne put s'empêcher de lâcher un rire un peu crétin. Ah, Sobieski... Que ferait-elle, sans lui ? Eh bien, elle serait probablement vachement plus perdue quand même. Sans son attitude toujours rayonnante. Sa façon si positive de voir les choses. Ses sourires et tous les efforts qu'il faisait pour bien faire et apporter son aide à tout ceux qui l'entouraient. Eva renifla bruyamment, toute hoquetante, avant de replonger son museau dans le col de son meilleur ami.

Elle y resta un instant encore avant de reculer, pour faciliter à Bibi la lecture sur ses babines.

Bibi, tu es le coeur de cette meute. Tu es formidable. Je t'adore.

Elle rit de nouveau, les larmes coulant toujours sur ses joues, mais son coeur empli de bien plus d'idées positives. Oh, elle aurait besoin de rester un temps seule, de réfléchir, de... De plein de trucs, pour tout remettre en place. Mais... Elle allait déjà un peu mieux.

Elle entoura le loup pastel de ses pattes d'une étreinte plus forte encore, pour s'emplir de son odeur, de son souvenir, pour garder longtemps encore un peu de sa présence auprès d'elle. Puis elle le relâcha et, les yeux brillants, recula d'un pas.

Merci Sobi. Tu es le meilleur.

Et elle resta là, assise, à le considérer, sourire aux lèvres, pelage mouillé.