Un soir pour se revoir | Eva

De larges berges grises et mornes, recouvertes de sable décoloré et noyées dans des brumes éternelles, qui ne se levaient jamais. Ainsi se dressait le décors de l'Île Chuchotante, un décors que le temps ne paraissait nullement toucher. C'était là qu'il avait pour la première fois réellement fait la connaissance d'Eva. Leur première conversation, celle qui avait éveillé sa curiosité quant à cette louve ailée au regard si différent du sien sur les choses. La première fois qu'il l'avait entendue rire, lorsqu'il avait parlé de cette espèce de prophétie qui hantait ses pensées, lui arrachant un sourire. Des mots qui n'avaient pas vraiment laissé présager ce qui se dessinerait entre eux ensuite - d'ailleurs, qu'était-ce exactement ? Il ne savait trop mettre de mots dessus... Peut-être ne l'avait-il pas jugé utile jusque là, tout simplement. C'était elle qui avait fait fleurir et mûrir dans son esprit l'idée qu'il devait prendre chaque jour précieusement, ne pas laisser un futur hypothétiquement prédit influencer ses actions, simplement aller sur le chemin qu'il jugeait bon. Il avait suivi ce conseil, d'une certaine manière, dans leur relation. Il s'était efforcé de simplement prendre les choses comme elles venaient, savourer les instants précieux qu'il passait à ses côtés, s'amuser à constatant les réactions qu'ils provoquaient l'un chez l'autre, un peu candidement. Il avait eu le sentiment que ce qui s'était passé ensuite, après qu'elle aie été blessée par Safran, n'avait été qu'une sorte de suite... naturelle, logique, il ne savait pas exactement quel terme utiliser. Rien ne lui disait qu'ils avaient mal agi, ou que ça n'avait pas été le bon moment. Tout cela était très nouveau, bien-sûr, et y repenser faisait naître en lui une sorte de... gêne, de trac, un drôle de sentiment qui lui donnait des frissons et dont il ne savait trop que faire.

Il n'avait pas eu beaucoup de temps pour réfléchir réellement à ce qui s'était passé avant que les choses ne prennent une tournure inattendue. Les petits loups portés par Octavia étaient les enfants d'Eva, il ne faisait aucun doute. Et les voir avait été un choc réel pour lui, une confusion mêlée de tristesse. Peut-être une sorte de sentiment de trahison, sur l'instant. Ils avaient partagé quelque-chose de si précieux, il avait tant eu l'impression d'être devenu... un tant soit peu important pour elle, que de découvrir ce secret lui avait fait l'effet d'une douche froide. Il n'avait pas manqué de remarquer qu'Eva l'avait soigneusement évité depuis, et cela lui avait fait l'effet d'un coup de griffes dans le coeur. Passé le premier jour d'incompréhension, il s'était isolé pour y réfléchir, seul puisqu'elle refusait sa compagnie. Il n'avait pas essayé de la lui imposer, ce n'était pas son genre. Il avait revu la scène, revu son visage sur lequel flottait une incompréhension qu'il ne savait trop comment interpréter. Eva portait avec elle une innocence qui ne rendait pas impossible le fait qu'elle n'aie juste pas été au courant que... certaines actions mèneraient à la naissance d'enfants. Mais il ne pouvait s'empêcher d'en douter un peu, notamment par le fait qu'il s'agisse de deux louves. Il fallait bien un brin de magie pour faire naître de leur union des louveteaux, en tout cas un peu plus que la première chose à laquelle on songeait.

Il y avait aussi ces mots bizarres que Nocera avait prononcés le jour fatidique, mais qu'il n'avait pas compris. Il s'était finalement résolu à apaiser son esprit, regrettant d'avoir laissé paraître son désarroi, et à simplement garder pleine confiance en la louve bicolore. Il ne pouvait la contraindre à lui parler, à lui donner des explications, alors il attendrait avec patience qu'elle veuille bien le faire. Peut-être préférerait-elle ne jamais en parler. Mais il espérait au moins qu'elle reprenne contact avec lui, parce que leurs conversations lui manquaient. Son sourire lui manquait. Le contact de sa fourrure lorsqu'ils dormaient côte à côte - cela arrivait parfois, de plus en plus avant l'incident, car il avait cessé de systématiquement dormir seul pour venir partager quelques mots avec ses camarades Nakhus avant de se coucher. Le son de sa voix, ses remarques, son odeur... Elle lui manquait, comme lorsqu'elle s'en allait pour de longues journées. Il avait une crainte : celle qu'elle reste ainsi loin de lui jusqu'à son départ pour les Etelkrus. Une absence de plus qui creuserait dans son coeur ce manque qu'il n'avait confié à personne encore.

Ce soir-là, alors que le soleil disparaissait paresseusement dans un ciel chargé, silhouette de lumière derrière les nuages, il était venu se dégourdir les pattes, prendre sa lampée d'eau de mer et avait dans l'idée de marcher un peu seul sur les plages, avant de rentrer en chassant sur le chemin du retour. Il marchait donc à pas larges et lents, les pattes effleurées par la mer calme, un peu machinalement car plongé dans ses pensées.

Il était temps, n'est-ce pas ? Temps de faire face à ses responsabilités, temps d'arrêter de réfléchir un peu, temps qu'elle en finisse avec ses gamineries et se comporte, enfin, en adulte. Il était temps de franchir l'obstacle.

Il s'était passé tant de choses. Sa vie avait été tellement... Bousculée. Le moment qu'elle avait partagé avec Ajani, au temple - rien que d'y penser son coeur bondissait dans sa poitrine ; la naissance des enfants, de ses enfants dont elle ne pouvait ni rejeter l'évidente paternité ni le devoir lui incombant de ce fait ; le départ de Nocera sans qu'elles n'aient eu le temps de s'expliquer et qui avait creusé encore plus le sillon dans son coeur...

Elle ne voulait pas encore en parler au grand loup blanc. Ca n'était pas... C'était impossible, c'était trop difficile, elle n'avait pas les mots, pas même d'explication... Que pourrait-elle bien lui dire ? Elle ne l'avait pas fui, non. C'était juste qu'ils... Ne s'étaient jamais retrouvé seuls au même endroit au même moment. Curieuse coïncidence, n'est-ce pas ?

Qui était-elle, pour s'accrocher à cette idée ?

Il lui avait fallu pourtant plusieurs jours pour s'en rendre compte. Pour accepter le fait qu'elle fuyait ses regards, quand bien même ses yeux de glace brûlaient son échine, même à travers l'entière distance du sanctuaire. Qu'elle tournait des pattes, lorsqu'elle croisant son odeur dans le dédale, de crainte de le croiser. Qu'elle s'isolait, le soir, dormant auprès d'Octavia sous prétexte de partager la garde des enfants. C'était vrai, bien sûr. Mais était-ce la seule raison, et la bonne ?

Non, bien sûr.

Mais elle ne pouvait pas se mentir ainsi longtemps. C'était trop dur, bien sûr. Tellement... Contre-nature. Elle entendait encore la voix de sa mère, dans sa tête. Arrête de faire la tête, Eva. Ecoute toi un peu ! Que te dis ton corps ? Que te dis ton coeur ? Arrête de te refermer sur toi-même, ouvre toi au monde. Prends les devants ! Tu ne peux pas à jamais vivre dans la réaction, simplement en prenant ce qui vient. De temps en temps, il faut prendre des initiatives.

Des initiatives.

Son corps frissonna.

C'était ça, prendre une initiative ? Aller trainer sur la grève et y patienter la journée durant, le regard tourné vers la mer, à attendre qu'il vienne s'y désaltérer ? Rôder dans les environs, sous le couvert des arbres, s'attelant à on ne savait quelle tâche parfaitement inutile dans le simple espoir de le voir apparaître ? Peut-être.

Il finit par arriver. Elle vit distinctement sa silhouette immaculée se découper en filigrane dans la plaine brumeuse.

Ajani.

Son coeur fit un bond dans sa poitrine. Penser à lui la rendait nerveuse. Le voir ! Oh la ! Elle en tremblait presque. Serait-elle de nouveau normale un jour à ses côtés ? Une délicate amertume s'attarda sur ses papilles, alors qu'elle osait quelques pas hors du couvert des arbres. Qu'allait-elle bien pouvoir lui dire ? Elle était nerveuse. Bien plus que lorsqu'elle avait du s'excuser devant Via. Parce qu'elle n'avait pas grand chose à lui offrir.

Elle prit son courage à deux mains. Ca n'était pas un inconnu ! C'était Ajani. Ils se voyaient tous les jours (jusque là). Ils discutaient ensemble. S'entrainaient ensemble. Vivaient ensemble. Secoue-toi ma grande ! Et accueille le comme il se doit !

Eva se fit violence, et trotta vers lui.

Ajani !

Elle inscrit un masque jovial sur son visage, comme elle ne l'avait pas porté depuis longtemps. Il était dur, ce masque, à porter. Avait-il été déjà aussi dur à porter ? Mais il méritait au moins ça, non ? A mesure qu'elle approchait, elle détaillait de mieux en mieux sa stature haute et délicate, statue vivante et imposante. Son regard si clair, et ses pattes puissantes profondément enfoncées dans le sable.

Elle s'arrêta en face de lui. Ajani. C'est tout ? Tu vas lui dire quelque chose quand même, non ? Pardon peut-être ? Excuse moi ? Je suis désolée ?

Non, non. Rien de tout cela ne convenait - car rien de tout cela n'était vrai, elle n'y pouvait rien, mais elle ne pouvait pas les lui offrir.

Tu dois avoir beaucoup de questions ahah.

Elle lâcha un rire nerveux.

La pire, Eva. Tu es la pire. Même pas capable de prendre ton courage à deux mains et d'offrir les maigres explications dont tu disposes, il faut encore que tu rejettes sur lui la responsabilité de poser les bonnes questions.

Un éclat de voix, précédé par le bruit familier des pattes sur le sable, lui fit redresser la tête et sortir des songes qui l'habitaient pour reprendre pied dans la réalité. Ses oreilles tressaillirent de surprise alors qu'il voyait, après l'avoir reconnue à son timbre, se dessiner un peu plus loin devant la silhouette d'Eva. A petites foulées gracieuses, bien opposées à son pas lourd, elle se dirigeait vers lui, le visage souriant et la course aérienne. Il n'était pas tant surpris de la croiser que de la voir afficher cette mine, cette attitude, bien différente à ce à quoi elle l'avait habitué ces derniers jours. Il sentit son coeur bondir en revoyant cette figure joyeuse qui avait tant manqué à ces journées sans elle. Sans qu'il ne puisse vraiment le contrôler, un sourire se dessina aussi sur son visage, moins expressif et moins marqué, mais bel et bien présent. Il s'immobilisa pour la laisser s'approcher, les oreilles dressées et son regard clair cherchant à accrocher ses prunelles dorées, lorsqu'elle serait assez proche.

"Eva." Dit-il simplement pour la saluer, parce qu'il savait qu'il n'y avait pas besoin de plus.

D'ordinaire en tout cas, mais durant un instant, jusqu'à ce qu'elle ne le rejoigne, tout semblait redevenu comme avant la naissance des petits. Il fit un pas vers elle alors qu'elle s'arrêtait et se plantait face à lui, sans toutefois aller jusqu'au contact. Le vent soufflait par petites bourrasques, mélangeant leurs odeurs avec celle de la mer alentours. Elle rit nerveusement, et finit par lâcher une petite phrase, qui eut chez le grand lion bien plus d'effet qu'il ne l'aurait cru. Immanquablement - sans doute parce qu'il s'en inquiétait trop - il avait commencé à se faire à l'idée qu'elle ne viendrait peut-être jamais reparler de cela, qu'ils se dresserait entre eux ce mur invisible brisant à jamais la complicité de ces dernières années. Faisant oublier ce qu'ils avaient pu partager. Qu'elle vienne vers lui comme il l'avait espéré au cours de ces derniers jours le faisait se sentir coupable d'avoir douté qu'elle le fasse, mais surtout faisait battre son coeur. La confiance qu'ils s'étaient accordée à chacun, si elle avait été en suspend un moment, était prête à être renouée. Il était loin de lui en vouloir, mais il avait bien des questions, c'était certain.

"Une seule, en vérité." Souffla-t-il en inclinant légèrement la tête, et en lui proposant d'un signe de la patte de marcher à ses côtés. "Comment cela est-il arrivé ?"

Il n'y avait pas d'accusation, de menace, ou d'animosité dans son ton. Une sortie de curiosité peut-être, un soupçon d'étonnement, de l'interrogation surtout. Etait-elle prête à lui raconter cette drôle d'histoire, qui avait abouti à la naissance de petits lui ressemblant sortis du ventre de cette solitaire ?

Une marche, le long de la plage, alors que le soleil plongeait à l'horizon dans cette mer turquoise qui bordait si bien leur territoire. Une marche comme mille autres étaient venues avant, et comme mille autres viendraient encore. Car Eva était certaine que cette marche, un peu plus difficile que les précédentes, sonnait la naissance d'une nouvelle lignée plus brillante encore de randonnées doucereuses. C'est donc avec un sourire plus franc et moins nerveux qu'elle lui enchaina le pas, son corps se décontractant légèrement. Elle... Avait moins peur, bien qu'une boule épaisse lui coinçait toujours l'oesophage.

Surtout qu'à la question du grand lion blanc, elle n'avait pas grand chose à répondre. Parce qu'elle même ne savait pas. Qui accuser ? La... Démone du Manoir Hanté, dont elle n'avait jamais vu que les araignées (géantes, certes) ? Et qui revenait régulièrement dans les récits de Kerguelen, Nocera ou bien d'autres loups, ancrée dans le lore des Nakhus depuis des générations ? Les dieux ? Quelque chose d'autre ?

Je ne sais pas.

Super réponse, bravo Eva. Cette dernière sentit des larmes de frustration affleurer ses paupières, mais fronça les sourcils et se concentra assez pour les chasser. Non. C'était fini, les larmes et les pleurs. Le temps n'était plus à ça, il était à la reconstruction. Au renouveau.

Il ne s'est rien passé. Nous nous sommes bien croisé, une fois, avec... Yersine, le petit loup bleu. Et Octavia, qui était déjà sur nos terres à l'époque, en visite seulement. Chassée après s'être faite emprisonner par les Etelkrus.

Elle fronçait les sourcils. Elle avait décidément du mal, avec leurs manières.

Mais bien qu'il se soit passé toute sorte de choses étranges - tu te souviens ? C'est la fois où je suis revenue après m'être faite frapper d'un éclair - quelle histoire.

Elle s'embrouillait un peu, mais en même temps cette histoire n'avait ni queue ni tête. Elle finit par laisser un léger silence s'installer avant de jeter un coup d'oeil taquin au grand loup blanc.

Mais je crois que tu le sais comme moi, que ça n'est pas ainsi que l'on fait des bébés.

Allait-il rougir, ou détourner le regard ? C'était totalement ce qu'elle attendait.

C'était tellement plus simple que ce à quoi elle s'était attendue, au final. Tellement plus... Naturel que ce qu'elle s'était imaginée. Il suffisait de parler, d'être écoutée, de relancer la conversation.

Comme ils l'avaient toujours fait.

Elle finit par répondre simplement, en disant qu'elle ne savait pas. Cela aurait pu paraître évasif, comme une échappée à cette question fatidique qui aurait fini par pointer le bout de son museau dans l'une de leurs discussions. Mais elle était venue la chercher, cette question, et encore une fois l'expression qu'elle avait eue le jour où les petits étaient venus au monde portait à croire qu'elle était sincère. Il la crut, bien-sûr. Il la croyait toujours. Il vit du coin de l'oeil son museau se crisper léèrement, et se demanda si elle cherchait ses mots. Elle qui avait les paroles si aisées d'ordinaire paraissait ne pas savoir exactement quoi dire. Quelle étrange situation. Il lui laissa tout loisir de les choisir, le silence ne lui pesait pas, et il ne voulait en rien la forcer à ajouter quoi que ce soit.

Elle finit par reprendre la parole, et lui parla de ce jour étrange où elle était revenue complètement électrisée - mais au sens propre - avoir avoir été frappée par la foudre. Il ne savait pas ce qui avait été le plus étrange ce jour-là : qu'elle s'en soit sortie sans aucun dommages à part des blessures superficielles, ou qu'elle aie été foudroyée alors qu'elle se trouvait sur l'Île Chuchotante. Visiblement, il s'était passé ce jour-là des choses bien étranges, et elles avaient peut-être - certes, c'était assez difficile à poser comme certitude - provoqué cette situation. Elle finit par lui lancer un clin d'oeil en reprenant un peu le ton de la plaisanterie, et il secoua la tête, l'air amusé et un peu gêné à la fois.

"Non en effet." Répondit-il avec un rire léger.

Non en effet, ce n'était pas ainsi que naissaient les bébés. Il avait beau avoir très peu d'expérience en la matière - et zéro en ce qui concernait la paternité biologique - il en était parfaitement conscient, et c'est ce qui avait participé au choc de la naissance des petits. A moins d'un peu de magie à laquelle Eva aurait pu consentir - cette pensée était très étrange, il la repoussa aussitôt -, il paraissait difficile qu'elle et Octavia aient pu en concevoir. Il y avait donc également un loup bleu impliqué dans l'affaire, ce qui expliquait sans doute les nuances de cette couleur que portaient les enfants en question.

"Comment ça se passe avec eux ?" Demanda-t-il finalement.

Il ne doutait pas qu'être parent était une véritable aventure, mais en plus lorsque c'était imprévu, cela devait être assez particulier. Surtout dans cette situation où aucun acte charnel n'aurait pu la préparer à leur arrivée, même si elle avait été peu probable. La question sous-jacente était de savoir si elle allait bien, si elle n'était pas trop déboussolée par ce qui lui arrivait. Il voulait lui manifester son soutient, mais comme d'habitude, il n'était pas très doué avec les mots.

Il n'eut pas besoin de répondre à l'interrogation qu'elle laissa échapper, qui précisait simplement avec des mots les pensées qui prolongeaient ses dires. Elle enchaîna aussitôt, et sa réponse fut inattendue. Ils sont innocents. C'était certes un terme tout à fait adapté aux jeunes enfants - il se souvenait sans peine de l'émerveillement avec lequel il contemplait le monde lorsqu'il était petit, même si désormais cela lui paraissait presque sorti d'une autre vie. Il vit l'expression changer légèrement sur le museau d'Eva, alors qu'elle continuait. Même s'il savait qu'il n'était pas du tout objectif à son sujet, il ne put s'empêcher de trouver qu'elle forçait l'admiration. Nombreux étaient leurs congénères qui n'avaient pas les épaules pour porter une telle responsabilité, même alors qu'ils avaient consommé l'union de laquelle étaient nés leurs enfants. Nombreux étaient les enfants que les parents n'assumaient pas une fois nés, et qui étaient abandonnés sans que l'on ne revoie jamais leurs géniteurs. Les Nakhus étaient bien placés pour le savoir, eux qui recueillaient sans hésiter les âmes perdues qui se présentaient à eux. C'était ainsi que lui-même avait pris Moineau sous son aile. Son coeur se serra à cette pensée. Sa disparition s'éloignait doucement dans le temps, elle se transformait en souvenir, sans qu'il ne sache encore comment cela s'était passé. Il ignorait si sa relation avec elle avait été celle d'un père et d'une fille - lui-même l'avait toujours vue comme sa protégee plutôt que sa "fille", mais c'était peut-être une simplement question d'appellation -, mais elle avait été de ces enfants déposés sur le pas de leur porte sans plus de cérémonie, qui ne connaîtraient jamais la joie d'avoir ses parents de sang pour veiller sur soi.

Eva, elle, n'avait rien fait pour avoir ces enfants, pourtant ils étaient arrivés, et elle les assumait complètement. On ne pouvait que l'admirer pour cela. Il s'arrêta avec elle et suivit le mouvement en s'asseyant à son tour. Les embruns irréguliers faisaient gonfler son épaisse crinière autour de son cou et de ses épaules, et il inspira profondément, en silence. Son ton se fit plus pressant, comme si évoquer tout cela réveillait en elle une sorte de colère. Les prunelles claires du grand mâle, qui s'étaient posées sur un point quelque-part à l'horizon, s'en décrochèrent pour redescendre vers elle. Elle avait prononcé la phrase avec une telle véhémence que ses oreilles se redressèrent légèrement de surprise. Visiblement, même elle s'en rendit compte un instant après puisqu'elle laissa échapper un petit rire. Un sourire tendre étira les babines du loup blanc et il répondit doucement, alors qu'elle se blottissait contre lui :

"Ils ont beaucoup de chance de t'avoir pour mère. Vous formez une jolie famille. Nous formons une jolie famille, avec vous."

Les efforts qu'il avait fait pour ne pas laisser paraître l'espèce de désarroi qui menaçait de percer dans le début de sa déclaration étaient payants, mais s'avérèrent inutiles finalement. Il savait qu'il devait le dire, mais il avait peur que les mots ne fassent resurgir le sentiment étrange qui s'était emparé de lui lorsqu'il avait vu ces petits, lorsqu'il avait réalisé qu'Eva avait dessiné entre d'autres pattes une famille justement. Un mot qui signifiait beaucoup, qui pouvait être lourd même de signification dans ce contexte. Mais il n'avait aucun droit de lui en vouloir pour cela, aucun droit de se montrer ingrat, déçu, ou quoi que ce fut de négatif. La louve avait vu cela lui tomber dessus sans prévenir, et faisait de son mieux pour assumer un rôle que rien ne l'avait préparée à assumer. Tout ce dont elle avait besoin, à ses yeux, était du soutien. Elle l'avait soutenu tant de fois qu'il lui devait au moins cela. Et même bien plus.

Il posa sa tête contre celle d'Eva, avec délicatesse - elle était toujours si légère, même appuyée contre lui, si menue par rapport à lui.

"Tu me les présenteras ?" Demanda-t-il, et le sourire qu'il arborait perçait dans sa voix.

Elle ne lui répondit pas, et il prit cela comme un oui muet. Bien-sûr, en tant que Nakhu et en tant qu'Oracle, il était inévitable qu'il vienne à croiser et à cheminer aux côtés de ces trois nouvelles vies, mais il souhaitait tant effacer l'espèce de malaise qui s'était installé à l'instant de leur arrivée en entendant de la voix d'Eva leurs noms, qu'ils entendent de sa voix le sien. C'était une vision loin d'être déplaisante. Il inspira en silence l'odeur légère de la louve, alors qu'elle se laissait aller contre lui, un petit peu plus. Il était si bien, si heureux qu'elle soit à nouveau là, il mesurait à cet instant le poids que la peur que rien ne soit plus pareil avait fait peser sur son coeur, sur ses épaules, sur toutes ses pensées. Il baissa les yeux lorsqu'il sentit le mouvement léger de son museau, quand elle le releva dans sa direction, et plongea sans hésiter dna ses prunelles dorées. Sa phrase sonnait étrangement, comme si... Comme si elle avait peur qu'il ne souhaite s'accaparer entièrement cette petite famille et en rejette ceux qui en faisaient vraiment partie. Une fléchette dans son coeur. Croyait-elle que c'était cela ses intentions ? Qu'y avait-il eu, dans ses mots ou son attitude, pour lui laisser croire cela ? Il n'afficha pas la douleur qui le traversa, et s'efforça de se dire que ce n'était sans doute pas ce qu'elle voulait dire. Qu'elle devait avoir peur que cette famille inattendue, fragile, ne soit brisée si l'on tentait d'en modifier l'équilibre délicat. Et puis, il n'était pas très doué pour s'exprimer, c'était sans doute de sa faute si elle avait ressenti le besoin d'exprimer ainsi sa pensée.

"Jamais." Souffla-t-il doucement en réponse.
Pourquoi le ferais-je ?

Un frisson courut le long de sa colonne vertébrale - délicieux, électrisant - lorsqu'elle inclina le cou pour venir chatouiller de ses crocs ses mâchoires, de son souffle léger son oreille. Elle lui demandait une promesse, une promesse qu'il avait déjà faite même s'il n'en avait jamais prononcé les mots. Parce que ces petits étaient des enfants, et qu'il était un adulte. Parce que ces petits étaient des Nakhus, et qu'il était le Oracle. Parce que ces petits étaient ceux d'Eva et...

"Je te le promets."

Il posa une patte sur le dos de la louve pour l'attirer contre lui, pour faire céder les dernières miettes de vide qui les séparaient. Il était si heureux, il avait eu si peur, il l'aimait tant bon sang. Il sentait son coeur battre au rythme d'un galop effrené dans son poitrail, un sourire impossible à effacer étirait ses babines, plissait ses yeux clairs, faisait battre de temps en temps sa queue contre le sol de sable. Il s'en voulait de croire qu'elle avait pu tant changer, il s'en voulait d'être si maladroit, mais il avait envie de balayer toutes ces choses négatives de son esprit pour ne profiter que de l'instant présent et de la joie que cela lui procurait. Il finit par désserrer son étreinte, et reculer légèrement la tête pour retrouver son regard. Alors il sut que c'était l'instant où jamais de trouver les bons mots. Et surtout, oh surtout, de les exprimer sans barrière.

"Je t'aime Eva. Je ne vous abandonnerai jamais."

C'était un murmure, un murmure naïf, empli de candeur et de sincérité. Il n'y avait nulle crainte dans ses yeux, parce qu'il n'avait pas peur de ce qu'elle répondrait. Et que cette phrase n'engageait à rien. Il voulait le lui dire car c'était la vérité, tout simplement. Il avait compris que ce qu'il éprouvait à son égard avait un mot bien précis pour le définir, et surtout il n'avait pas grandi dans un monde où ces trois mots étaient synonymes de chaînes. Il n'attendait rien d'elle, à ce moment précis. Simplement le lui dire, parce que c'était important. Et parce que lui était venue la pensée que, si tout avait effectivement changé comme il l'avait craint ces derniers jours, peut-être n'aurait-il plus jamais eu l'occasion de le lui dire.

Elle détourna le regard, mais il n'en prit pas offense. Il la connaissait suffisamment pour savoir que c'était une réaction que les fortes émotions provoquaient chez elles - et pas nécessairement négatives, voire même plutôt que le contraire. Il vit son pelage se hérisser légèrement et une lueur attendrie passa dans ses yeux. Il avait conscience de l'avoir touchée en disant cela, et en était heureux. Elle n'avait pas réagi avec de la crainte, de la moquerie, de l'appréhension. Il l'aima d'autant plus, d'accepter muettement qu'il éprouvât à son égard de tels sentiments. Elle finit par relever vers lui son regard si profond, qui attrapait la lumière environnante et en faisait des miettes de l'or le plus pur. Et lui répondit doucement, durant un instant elle sembla n'être que tendresse, une douceur presque étrange pour elle toujours si délicieusement enjouée, acidulée.

Puis elle rit, plongea à nouveau dans sa fourrure comme pour se cacher de ce qu'elle venait e dire, ne laissant dans l'air que les notes cristallines de sa voix, que les brumes effaçaient doucement. Elle l'aimait aussi. Il n'était pas surpris, parce qu'il était impossible qu'il n'y aie pas songé, lorsque lui-même avait mis un mot sur ce qu'il éprouvait à son égard, qu'elle pouvait partager cela. Mais il ne s'attendait pas à ce qu'elle le dise elle aussi, sans détours et sans plaisanteries. Il eut le sentiment que les dernières barrières entre eux s'étaient abattues, qu'ils ne portaient plus aucun masque l'un face à l'autre, masque de toutes ces choses sociales et correctes qu'il fallait faire au quotidien pour réagir correctement. Ils ne jugeaient pas les réactions de l'autre, ils ne le trouvaient pas ridicule, gênant, il n'y avait rien de gênant entre eux à cet instant. Il fourra son nez dans la fourrure de son cou, souriant, s'enivrant de son odeur si douce.

Il finit par l'entraîner au sol, presque lascivement, avec délicatesse, mêlant leurs pelages au sol de la plage et leurs souffles au brouillard qui les cachaient des regards. Sans forcément désirer plus que cette simple étreinte qui faisait déborder son coeur de d'émotions, sans refuser qu'elle n'aille plus loin. Il souhaitait à cet instant simplement continuer à demeurer à ses côtés, que ces retrouvailles soient les seules qu'ils aient à se faire, car jamais plus ils n'auraient à se quitter. Un rêve doux et naïf, mais auquel il était si bon de croire, même pendant un très court moment.
Car une seule chose importait, après tout.
Il l'avait retrouvée.