Entre les lignes - Sobieski

Noé aurait pu passer sa vie à la bibliothèque.
Il aimait, étrangement, l'odeur un peu poussiéreuse qui y flottait, le crissement du vieux plancher sous ses pattes et, surtout, le silence dont il pouvait profiter. Son seul regret, c'était la distance qu'il devait couvrir pour la rejoindre depuis le Grand Castel. Mais soit, le plaisir de se plonger dans des univers inconnues et plus ou moins romanesques effaçait rapidement cet inconfort éphémère. Ils étaient si chanceux, les Nakhus, d'avoir pareille merveille en leur possession : Cet accès, presque illimité, au savoir et la possibilité de s'évader loin d'ici sans avoir à bouger, juste en tournant quelques pages.

Sourire aux babines, il caressait du regard les tranches des vieux grimoires. Qu'allait-il lire, aujourd'hui ? Qu'allait-il bien pouvoir emmener chez les Etelkrus pour s'occuper, lorsqu'il ne travaillait pas ? Sa patte vint faire glisser un livre épais, recueil des plantes médicinales et leurs différentes vertus. Voilà qui lui serait sûrement utile pour son rôle de panseur mais... Mais il ne pourrait se résoudre à juste prendre cela. Alors un roman d'aventure vint rejoindre sa première trouvaille, quelques rayons plus loin. Il les déposa dans la sacoche, prévue initialement pour le transport de plantes, qu'il avait emmenée avec lui.
Et maintenant ? C'était si dur, de choisir, de se limiter, il aurait voulu tout prendre ! Il était si excité, là, au point que son pouvoir inné se manifeste, faisant tourner autour de lui de petits cœurs...

Il sursauta, lorsque la voix de l'autre loup parvint à ses oreilles.
Totalement absorbé par ses recherches, il devait bien avouer ne pas l'avoir entendu approcher. Une chance qu'il ne lui soit pas hostile. Noé écarquilla les yeux, les posant sur son congénère.

- Ah euh...

Il bafouilla, chercha ses mots.

- Mais non voyons !

Essaye encore...

- C'est mon pouvoir inné ! Il fait apparaître des trucs débiles autour de moi selon ce que je ressens... Mais là les cœur c'est pas par ce que j'suis amoureux d'un livre, ça non ! Mais j'aime bien la bibliothèque alors il juge bon de mettre des petits cœurs nuls autour de moi juste par ce que je suis enchanté d'être ici... Mais c'est pas de ma faute !

Argh, plus il parlait et plus il s'enfonçait. Et en plus, il fallait que des petites gouttelettes à l'apparence bien cartoon perle sur son front et ses tempes, signe de son embarras. Il tenta d'ailleurs de les chasser d'un mouvement de la patte, en vain, fronçant les sourcils face à cet échec cuisant.
Ah, il était si désespéré. De sa patte avant, il vint se frapper le front.

- ... Tu dois sacrément me prendre pour un couillon.

...
Noé dressa les oreilles lorsque le loup lui coupa la parole pour parler à son tour, et ce, à plusieurs reprises.
Pourquoi faisait-il cela ? Était-il à ce point en recherche d'attention ? Il y avait quelque chose qui clochait, il s'excusait, puis recommençait, son regard guettant les mouvements de ses babines.
Le panseur pencha la tête sur le côté, zappant tout le reste.

- Tu n'entends pas ?

Son débit s'était fait plus lent, ses babines bougeant de façon plus distincte : Il faisait un effort pour se faire comprendre.
Il se redressa, tout à coup gêné !

- ... Pardon ! C'est un peu abrupt comme question et je veux pas te mettre mal à l'aise !

Mais ça l'intriguait. Par ce qu'il n'avait jamais été amené à cotoyer de sourd, parmi ses patients, à part peut-être unilatéral. Alors, peut-être qu'il pourrait apprendre quelque chose aujourd'hui.

Il avait visé juste. Son congénère n'entendait pas, et ce depuis plus d'un an.
Noé en fut désolé, quelque part. Quand bien même ça ne semblait pas déranger plus que cela l'autre loup qui lui disait s'y être fait. Mais quand même... C'était un peu triste, de ne plus entendre. Ça devait l'être encore plus lorsque l'on était jovial et sociable comme il semblait l'être. Ce genre de choses, ça ne devrait pas arriver à ce genre de personnes, mais à des gens comme lui, un peu ermite, qui s'agaçaient plus du bruit ambiant qu'autre chose.
Le monde était quand même mal foutu.

Mais il gardait espoir, ce loup. Par ce que sa sœur avait été atteinte du même problème et avait retrouvé l'audition. Peut-être une cause génétique ? Genre, quelque chose qui viendrait comprimer un nerf présent dans l'oreille ? Si ce genre de choses pouvaient être génétique. Il ne savait pas, ne s'étant jamais intéressé plus que cela à l'audition puisque les cas de surdité étaient quand même rares.
Enfin, là, l'ouïe qui se barrait brutalement en vacances puis revenait comme une fleur, c'était quand même exceptionnel. Ça lui échappait totalement.
Noé s'approcha de lui et, maintenant qu'il savait pour sa surdité, articula encore pour se faire comprendre.

- Noé. C'est mon nom.

Il s'approcha, encore... Ne s'en rendant compte seulement lorsqu'il fut à quelques centimètres de Bibi. Il était où, l'espace vital ? D'un presque bond, il recula, gêné, une goutte cartoon perlant sur sa tempe.

- C'est quand même bizarre pour tes oreilles... A part les bourdonnements, tu n'as pas eu mal ? Tu n'as pas été exposé à des sons très forts ? Tu n'as pas eu d'otite non soignée ? Je peux te regarder les oreilles ?

!!
Il ouvrit la gueule, choqué par ses propres paroles.

- Pardon ! Je voulais pas sembler bizarre ! Je suis panseur, en fait, et j'ai jamais vu de cas comme le tien alors je me questionne !

Les oreilles pointées vers l'avant, Noé écouta attentivement son congénère, notant chaque détail dans un coin de sa mémoire, chaque petite chose qui aurait pu l'orienter vers la cause de la surdité de Bibi. Mais honnêtement, il n'était pas plus avancé. Comment un loup à l'hygiène de vie aussi impeccable que ce qu'il prétendait pouvait perdre l'ouïe comme ça, du jour au lendemain, sans douleur ? Une malédiction ? Ce mot le fit pencher la tête sur le côté.

- Malédiction familiale, peut-être. Genre, si l'un de vos ancêtres à fait une connerie, la punition est peut-être retombée sur ta sœur et toi. Mais ce serait injuste.

Et ça le chiffonnait. Par ce qu'il était rationnel, Noé et qu'il ne croyait qu'en la science, en les écrits citant leurs sources et, surtout, à ce qu'il voyait. Il plissa donc les yeux, un peu sceptique.
Au moins, il allait pouvoir profiter d'être ici pour regarder ce qu'il en était, dans le conduit auditif. Il fallait bien avouer qu'il n'était pas vraiment du genre à accorder l'exclusivité de ses services aux Etelkrus, la faute à ce long périple de plusieurs années, celui qui avait précédé son retour.
Et par ce qu'il avait été content, qu'on l'aide, à l'époque, les jours de maladie.

Lorsque le loup pencha sa tête sur le côté, Noé se permit de se rapprocher de lui puisqu'il n'allait pas l’ausculter depuis l'autre bout de la bibliothèque. D'une patte, il vint plaquer l'oreille du mâle vers l'arrière, histoire de bien dégager le conduit auditif et d'avoir une meilleure vu sur ce qu'il pouvait s'y passer.
Mhh...
Il passa à l'autre, les babines pincées, songeur.

- Je vois rien du tout. Tes oreilles sont nickel. T'as même pas l'air d'avoir de bouchon de cire. Pas de blessure non plus. C'est bizarre, il faudrait voir si rien ne comprime le nerf auditif, genre une tumeur ou un kyste mais ce n'est malheureusement pas possible à l’œil nu.

... Puis il capta qu'il était toujours penché sur les oreilles de Bibi qui ne pouvait donc pas l'entendre.
Il recula, se plaçant en face de lui.

- Pardon. Je disais donc : Je ne vois rien. T'as pas de bouchon, ni de plaie. Et je peux pas voir à l'oeil nu si tu as pas quelque chose qui pourrait comprimer ton nerf auditif. C'est vraiment embêtant.

Il haussa les épaules, un peu bougon.

- Tu as su comment qu'il s'agissait d'une malédiction, pour ta sœur ? Enfin, qu'est ce qui t'a fait penser ça ?

Pour lui, ces malédictions, ce n'était que des trucs d'illuminés... Mais soit, il était quand même curieux de savoir ce que Bibi aurait à lui apporter sur le sujet.

- Bah je sais pas. Enfin c'est une théorie au pif, mais honnêtement j'y crois moyen, ça me parait un peu saugrenu.

Mouais, non, il n'aimait vraiment pas cette idée et décida de l'écarter, pensant davantage à quelque chose qui pourrait comprimer le -ou plutôt les, en l'occurence- nerfs auditifs. C'était d'ailleurs une hypothèse qui faisait se questionner son congénère. Erf, comment lui dire la vérité sans le traumatiser ? Par ce que clairement, souffler dans l'oreille ne suffirait pas. Et, oui, c'était normal qu'il n'ai jamais fait ça : Ce n'était pas possible de s'auto-souffler dans les esgourdes. Voilà voilà.

- Non, souffler ça servirait à rien. En fait, si le nerf est comprimé ça peut-être à cause d'un kyste ou d'une tumeur... Et dans ces cas là, faudrait ouvrir pour la retirer, théoriquement. Le soucis, tu t'en doutes, c'est qu'on va pas s'amuser à ouvrir l'oreille d'un loup juste pour ça. Le risque d'infection est bien trop important. Et puis, on l'enlèverait avec quoi, le truc qui gêne, avec les griffes ? Un bâton ? Une pierre ? Paie ton hygiène. Trop dangereux.

Mhh.

- Mais ne t'inquiètes pas. Même si c'est une tumeur, elle est pas forcément dangereuse. En fait, c'est surtout chiant pour ton audition.

Il faudrait aussi espérer que la tumeur ne grossirait pas trop, par contre, au risque que tout cela devienne un peu plus gênant. Mais en tant que panseur, il ne souhaitait pas trop faire paniquer son patient d'un jour... Quand bien même son discours était un tout petit peu alarmiste. Oups, il ne voulait pas.
Noé haussa un sourcil, un peu sceptique.

- C'est qui Mona Lisa ?

Il avança la tête.

- Attends, c'est quoi cette histoire de manoir ? Il y a peut-être quelque chose là bas qui occasionne une perte d'audition... Mais en même temps, c'est trop bizarre, c'est pas logique. Tu pourrais m'y emmener ?

C'est bon, sa curiosité était piquée à vif.
Au point qu'il en oublie le côté hanté du manoir...