Les jours nouveaux - Pepper.

Le jour commençait tout juste à décliner.
Postée sur l'un des hauts rochers qui donnait à Dents de Roc son nom, Anita attendait, patiente et attentive. Sous ses yeux défilaient les silhouettes de nombreux loups rentrant au Castel -patrouilles ayant terminé leur tour, groupes de chasses ramenant la nourriture au camp, panseurs de retour de cueillette et autres promeneurs. Le défilé incessant des ombres à ses pattes donnait à son regard quelque chose sur lequel se concentrer, mais elle en cherchait une bien précise dans le manège qui se déroulait en contrebas.
Son visage tout en courbes s'allongeait de la même manière que son corps, s'étirant à mesure que l'adolescence arrivait. La rondeur de l'enfance quittait ses joues, quelques mèches de jais poussaient et se retrouvaient nouées derrière son oreille de sorte à ne pas passer devant ses yeux, son profil perdait en épaisseur pour gagner en longueur.

Tout comme Narcy avait déjà trouvé sa mentor, Anita avait également ses vues sur le sujet. Elle s'était rarement posée la question de "qui", car de toutes les possibilités, seules quelques uns lui avait paru évidentes, et elle voulait tenter sa chance pour l'une d'entre elles.

Enfin ses yeux perçants trouvèrent celle qu'elle cherchait, tâche bleue se démarquant parmi les autres.
En quelques bonds légers Anita fut au bas de son promontoire et elle se dirigea en trottinant vers son interlocutrice, qu'à son jeune âge elle dépassait déjà.

— Salut, Tante Pepper !

Elle se rapprocha suffisamment pour venir frotter son museau au sien, un sourire flottant sur les lèvres. Pepper avait beau être son Alpha qu'elle respectait immensément, elle était avant tout la meilleure amie de maman Anette. Et par conséquent, leur tante spirituelle.
L'affection qu'elle lui portait était sincère et à moins qu'elle ne l'exige en tant que sa supérieure, elle ne s'imaginait pas une seconde l'affubler du titre de Dame.
Elle s'assit devant Pepper, rassemblant sa longue queue autour de son corps bien droit.

— J'ai une question à te poser.

Ses yeux pétillaient, bien qu'elle sache que la louve bleue ne puisse les voir - cela importait peu, tant sa voix portait déjà ses émotions.

Que Pepper soit aveugle avait peut-être été un handicap dans ses jeunes années, mais telle qu'elle l'avait connue, elle n'avait jamais semblé en être perturbée ou diminuée. De toute manière, elle n'aurait probablement pas pu être Alpha et une guerrière si respectée dans leur clan si elle n'avait pas été capable de surmonter cette difficulté.
Cela faisait d'elle une immense source d'inspiration, tant pour elle que pour d'autres jeunes. Si Pepper avait pu le faire - et jeune, d'après ce qu'elle avait entendu - alors tous pouvaient réussir à leur tour à être plus forts que les faiblesses que la vie leur avait imposées.

Les pupilles étoilées n'étaient pas tout à fait posées sur elle mais regardaient la bonne direction et les oreilles évidées frémissaient au moindre bruissement. Anita ne put qu'élargir son sourire à la réponse de sa tante, y décelant une pointe d'amusement. Pepper était perspicace, et là encore la vue ne lui manquait pas pour savoir lire les autres.
Sa longue queue se mit à s'agiter légèrement, contenant à peine l'excitation qui la parcourait déjà à l'idée de commencer bientôt des leçons, comme son frère.

— Bien vu, tante Pep' !

Elle bascula soudainement vers l'avant, se redressant d'un bond souple et énergique pour poser ses deux pattes avant sur le sol et redresser l'arrière-train, sa longue queue dressée fouettant les airs. A nouveau sa truffe se retrouva à moins d'un centimètre de celle de la louve bleue, un éclat taquin dans les yeux, son corps tendu à mi-chemin entre les jeux de l'enfance et l'expectative des combats de l'âge adulte.

— Quand est-ce qu'on commence ?!

Le bout de ses pattes aux longues griffes courbées se mit à pétrir le sol et son corps ondula légèrement. Elle était en cet instant une impatiente chasseresse.

Sa tante ne réagit pas outre-mesure à ses grands gestes, comme s'ils lui étaient coutumiers d'une certaine façon. Les iris violets ancrés sur son visage, elle put y deviner une pointe d'amusement à nouveau -soulignée par la remarque de Pepper qui se remémorait alors le début de sa grande ascension vers l'excellence dont elle faisait preuve.
Pepper était une grande reine et Anita serait fière d'être son apprentie - même si elle n'avait pas les mêmes ambitions ni le désir de devenir une brutale guerrière se battant aveuglément pour des ordres qu'elle ne comprenait pas. Déjà en son cœur naissaient les besoins de compréhension du monde et des autres, une volonté de liberté et de découverte, et la fibre presque rebelle de celle qui remettrait en question son propre univers en refusant d'obéir tête baissée.
Anita rassemblait d'ores et déjà des pièces et des fragments de son entourage pour constituer sa propre personne, édifiait des prémices de convictions et dessinait des brouillons de sa version adulte.
Mais si elle voulait acquérir sa liberté, elle devait apprendre à se battre pour la défendre et la conserver. C'est ainsi qu'elle honorerait son clan et ses enseignements.

Elle pencha légèrement la tête et se montra plus concentrée quand Pepper s'apprêta à annoncer ses règles, immobilisant les mouvements fluides de son corps et dressant les oreilles pour lui accorder toute son attention. Sa tante s'assit, puis débuta à les énoncer, l'une après l'autre. Elle hocha inconsciemment la tête à la plupart des annonces bien que sa tante ne put le voir, ne marquant un temps d'hésitation que sur les deux dernières.
Son glowstick et son rang.
Pepper avait terminé - venait le temps des questions et de l'acceptation.

La jeune louve dansa quelques instants sur ses pattes, museau en l'air, répétant en son esprit les deux clauses qui l'avaient légèrement questionnée, s'accordant quelques instants de réflexion pour savoir en quoi elle avait hésité - et si peut-être elle pouvait discuter.
Elle songea aux images d'avenir qu'elle avait parfois entretenue. Depuis sa première rencontre avec Kiro, elle avait quelques fois songé à aller le revoir vite. Très vite. Dès que l'âge symbolique de leur entrée dans le monde des jeunes adultes sonnait - la première année.
Mais Pepper lui disait que si elle s'appliquait à l'entraînement, elle pourrait s'y rendre bientôt. Alors il ne tenait qu'à elle de s'impliquer au maximum pour réaliser ses souhaits.
Restait le dernier point - son futur rang au sein des Etelkrus et la mention de ce mystérieux projet. Ainsi, marcher dans les pas de Pepper la destinait à devenir Épée et Bouclier - des rangs pour lesquels malgré le respect qu'elle portait à ses membres elle ne s'était pas vraiment imaginer y vouer son âme.
La petite louve se mit alors à faire quelques pas en caracolant, levant haut les pattes et réfléchissant à voix haute.

— Mhh... Tu penses que l'on peut trouver sa voie différemment qu'en étant juste Épée ou Bouclier ? Défendre la meute, mais... Autrement ? Être une Épée libre et indépendante qui parcourt les terres !

Un sourire fleurit sur ses babines et ses iris s'étaient portés vers un horizon indiscernable. Elle se rappelait ses rêves éveillés lorsqu'elle approchait des frontières - infranchissables à son âge, mais le monde extérieur paraissait si... attirant.
Dans ces rêveries elle s'imaginait coursière ou rôdeuse, affublée d'une mission de la plus haute importance, misant tout sur sa vitesse et sa discrétion pour mener à bien sa tâche. Mais elle serait également redoutable : capable de se défendre contre quiconque tenterait de l'arrêter.

— Je veux pouvoir être redoutable pour que personne ne se mette sur ma route. Même quand nous sommes une meute, il est important de savoir se défendre seuls !

Elle tourna la tête vers l'Alpha pour l'observer d'un regard appuyé. Tout le monde savait d'où provenait ces balafres. Elle avait vaincu la terrible Oxomo dans les montagnes. Seule.

— J'espère que je serai rapidement capable d'avoir mon glowstick à tes yeux, tante Pepper ! J'ai hâte de revoir Kiro.

La pensée du dieu Anaconda, si fluide, lui redonna envie de bondir et de commencer d'ores et déjà l'entraînement.

Elle aperçut ce sourire grandissant chez Pepper, ce sourire que l’on arborait quand les choses abondaient dans le bon sens - et Anita écouta ses paroles en frémissant, peignant des images mentales sur certains des concepts que sa tante lui décrivait. Oeuvrer dans l’ombre... Elle se sentait plutôt louve de lumière, pleine et assumée qu’elle était, loin de tout vice. Elle savait néanmoins qu’aux yeux de sa tante cette description était probablement la plus proche de ce qu’elle attendait et de ce qui lui correspondrait - alors elle s’en contenterait, quitte à en rediscuter plus tard, le jour venu, quand leurs idées à toutes deux se seraient davantage éclaircies pour prendre forme concrète.
Il continuait de s’étendre, le sourire de la bleue. Anita se sentit grandie par le ton avec laquelle elle appuya ses paroles, s’étirant encore un peu davantage vers le ciel en se redressant instinctivement. Puis vint la promesse de ce glowstick peut-être pas si lointain qui fit encore s’agiter la longue queue dont le bout vint brosser les herbes d’une douce caresse.

Alors Pepper conclut et lui repose la question - mais à l’instant où Anita s’apprêtait à répondre ce fut encore la voix de l’Alpha qui s’éleva pour remplir l’espace laissé par le bref silence. Le rictus, lui, s’était encore agrandi - avait-elle jamais vu si large mimique sur ses babines ? - et l’éclair qui passa dans les yeux étoilés laissa la jeune hybride en suspens, électrisée par le moment, impatiente de savoir quelle idée avait traversé l’esprit de celle qui était Alpha, tante, et désormais mentor.

— Non, mêlons les deux. Tu as suivi la classe de Sir Athesltan, tu sais comment suivre une piste. Si je te mets sur celle d'un chamois, nous pourrions le trouver et le battre à nous deux, et cela ferait office d'un premier entrainement.

Ses flancs frémirent d’excitation et d’anticipation. Au-dessus d’elles le ciel se parait peu à peu du bleu sombre annonçant la nuit ; tout autour l’agitation cessait peu à peu à mesure que les âmes regagnaient la sécurité du Castel et de leurs tanières après la fin de leurs activités. Le monde se préparait doucement à passer une nouvelle nuit.
Mais pas elles.
Elles, nouveau couple tout juste formé, iraient en sens inverse et s’enfonceraient de nouveau dans les bois sombres pour traquer la proie.
Ses yeux ne lâchèrent pas Pepper quand elle l’observa flairer la piste à tel point qu’elle ne cilla pas et que sa respiration se gela dans sa gorge, jusqu’à ce qu’à son tour l’Alpha s’immobilise. C’était implicite, mais elle sut que c’était désormais son tour.

L’inertie se volatilisa pour laisser place de nouveau aux mouvements fluides qui l’animait au quotidien et son nez se leva pour capter les fragrances flottant dans l’air avant de s’abaisser jusqu’à frôler le sol - si concentrée que cette fois les ultrasons ne se laissèrent entendre qu’une fois ou deux seulement tant elle se focalisait sur sa truffe et les odeurs qu’elle devait capter.
Peu à peu se dessina le début d’une piste qu’elle se força à affiner avant de l’annoncer, préférant s’appliquer à la confirmer pour s’assurer de sa justesse au lieu de se précipiter. Elle approfondit alors ses efforts quelques secondes supplémentaires, puis d’un pas ferme tendit son corps dans la direction vers laquelle menait la piste selon elle.

Droite et acérée, la jeune adolescente figea ainsi sa position en ne laissant qu’un sourire déterminé tordre ses lèvres et une légère ondulation agiter sa queue.

— Il est parti par là, pour s’enfoncer dans les bois. Il est peut-être descendu des montagnes... Pour chercher de la nourriture, maintenant qu’est venu le printemps ?

Son museau se fronça dans un effort de réflexion sur un sujet qu’elle n’avait pas l’habitude d’approfondir.

L'Alpha rectifia la conclusion de la jeune louve, et la nouvelle apprentie en but les paroles.
Sans même en avoir conscience elle imita les gestes de la louve bleue quand celle-ci se rapprocha du sol, adoptant pareille position pour appliquer au mieux chaque conseil de la louve plus expérimentée. Si la petite faune des marais n'avait presque plus de secrets pour elle, ce serait en revanche la première fois qu'elle se lancerait sur la trace de quelque chose de plus imposant.
La voix de Pepper continua à affluer, plus basse, et Anita en retint presque son souffle pour ne pas en manquer une syllabe. Chaque fin de phrase se voyait marquée d'un léger hochement de tête invisible à la mentor, mais sans doute devait-elle sentir sur elle le poids de l'attention sans faille portée à son égard.

D'un bond elle emboîta le pas de sa tante quand celle-ci se lança dans un trot soutenu sur la trace de leur proie. Mais bien-sûr, cela ne serai pas si simple ; et bientôt la foulée de Pepper diminua jusqu'à ce que ce soit le pas de l'élève qui prenne les devants.
Anita se sentit hésiter un instant mais ne faiblit pas, comprenant là que ce serait à elle de les mener jusqu'au bout. Évidemment. Cela faisait partie du test. Son rythme cardiaque s'accéléra légèrement sous un mélange d'excitation et d'une légère angoisse - et si elle échouait ?
Elle préféra cependant ne pas s'attarder sur cette éventualité qui ne ferait que la déconcentrer. Au lieu de cela, elle décida de se faire confiance, et fièrement elle les mena de l'avant, légère et rapide sur le sol meuble de la forêt, son museau alternant entre les odeurs flottant dans les airs et celles qui rasaient le sol, imprégnées dans le tapis d'humus et d'épines de pin.
La piste du chamois était heureusement assez distincte - l'animal était passé peu de temps auparavant et son fumet la guidait de manière suffisamment précise pour qu'elle n'ait pas le besoin trop fréquent de ralentir la cadence pour prendre un peu de temps. Elle n'hésitait cependant pas à marquer quelques haltes quand le doute la saisissait, car mieux valait assumer de prendre son temps que de se précipiter en prenant le risque d'égarer une proie de valeur. Et comme la jeune hybride possédait la vue parmi ses sens, il lui était de bon support de pouvoir confirmer le passage du chamois par les empreintes légères qu'elle discernait parfois, épousant la terre de ces deux traces d'ongles plats et pointus.
Les sous-bois étaient de plus en plus denses et le terrain parfois remontait - mais jamais elle ne lâcha la piste, se concentrant encore et encore.

Ses oreilles pointèrent vers un indice au bord du chemin dont l'odorante présence ne put que l'attirer : un petit tas de fumier, égaré près d'un fossé.
Anita s'approcha et tendit le cou pour en humer la température - tiède.

— Je crois qu'il n'est pas très loin.

La petite louve se ramassa plus près du sol, aux aguets, prenant garde à ne pas laisser son odeur se mêler au vent - comme l'avait avertie Pepper.
Mais ses yeux ne cessaient eux de fouiller les bois sombres qui les entourait et desquels s'éclipsaient les derniers rayons du crépuscule, oreilles à l'affût du moindre mouvement qui n'était leur.

Immobilisée dans sa posture au ras du sol et oreilles tendues vers Pepper, la jeune louve but encore une fois les paroles de sa mentor. Son cœur battait un peu plus fort à chaque phrase qui faisait monter l’excitation tant le dénouement se faisait palpable : elles étaient proches, et c’était à elle de mener la phase finale de la traque. Bientôt elle se frotterait à ce nouveau défi, bientôt elle mettrait à bas sa première vraie proie !
Elle ne souffle qu’un rapide oui à la question de sa tante – bien évidemment qu’elle se sentait prête !
Elle était toujours prête à braver l’inconnu et à relever la barre de ses défis.

Sentant alors qu’il était temps pour elle de se remettre en piste, Anita se fit légère avec encore plus d’application, survolant le sol et cherchant à peine à le toucher. Ses yeux suivirent d’abord la piste au sol qui s’enfonçait parmi les troncs, puis naturellement son nez remonta le long de l’écorce pour se perdre parmi les hautes branches. Un sourire fleurit sur ses lèvres en même temps qu’une idée, qu’elle prit quelques secondes à réfléchir.
Si elle faisait cela, elle appliquerait à merveille l’une des règles de Pepper tout en en ignorant une autre. Elle qui jusque-là s’était faite élève appliquant chaque recommandation à la lettre se demanda quelle part de créativité et de prise de risque leur était accordée, si sa tante n’y verrait pas là de l’insolence ou la volonté de ne pas suivre ses conseils avisés.
Pourtant, loin d’elle l’idée de jouer la rebelle simplement par principe : elle savait que cela pouvait fonctionner. Elle l’avait déjà fait, on ne l’entendait pas arriver quand elle serpentait le long des branches, masquée par la canopée. Et les proies comme les chamois ne pensaient pas à surveiller le plafond quand elles broutaient dans la forêt.
Elle ne faisait rien d’autre que d’exploiter son environnement et ses aptitudes.

Elle pouvait frapper fort.

Sa décision était prise.
Il ne lui fallut que quelques secondes pour atteindre l’abri du feuillage après un bond souple et quelques coups de griffes experts pour grimper le long du tronc. Rendue là-haut, l’exercice en devenait aussi naturel que sa marche au sol, ses pattes s’alignant en ligne droite l’une après l’autre pour épouser la courbe formée par son chemin de branchages, les yeux perçants s’appliquant eux à analyser le monde d’en bas qui lui apparaissait en mosaïque à travers les trous de feuille.
Elle progressa ainsi durant quelques minutes avant de finalement tomber sur ce qu’elle cherchait : le dos reconnaissable d’un chamois – brun et barré de cette ligne dorsale noire – et son odeur musquée.
Comme prévu, il ne regardait pas vers les arbres. Comme prévu, il ne l’avait pas repérée.

Un sourire satisfait illumina les traits concentrés de son visage, et elle se prépara à se laisser tomber – non pas sur une patte comme lui avait été conseillé, rendue inaccessible ; mais directement sur l’encolure fragile.

Traversant les feuilles avec la souplesse d’un oiseau de proie quittant son perchoir pour fondre sur sa cible, elle fila à travers les quelques mètres la séparant de sa proie, toucha son poil de ses griffes… Et glissa le long de son encolure jusqu’à heurter le sol plutôt que le chamois, qui affolé par sa détection tardive de sa présence venait d’exécuter une formidable embardée.
Il l’observait désormais de ses yeux exorbités où elle pouvait lire l’affolement et Anita se mit en position, dévoilant ses crocs et lui barrant la route qu’il aurait aimé prendre.

Elle n’avait pas réussi à exécuter la spectaculaire entrée en scène qu’elle escomptait, mais elle ne s’avouerait pas vaincue par autant – et par l’approche classique au sol maintenant, elle l’abattrait.

Elle entendit plus qu'elle ne la vit son Alpha arriver dans le dos de la proie, au bruissement du sol de la forêt - et le chamois accueillit l'arrivée du deuxième prédateur d'un chevrotement paniqué, comprenant là qu'il était pris au piège par deux assaillantes qu'il n'aurait pas soupçonné quelques instants auparavant.
Anita s'autorisa à lâcher sa cible des yeux l'espace d'une fraction de seconde, juste le temps d'un aller-retour vers sa tante - suffisamment pour ne pas y lire de réprimande mais un encouragement qui envoya une dose supplémentaire d'adrénaline dans son corps, suffisamment pour surprendre ce hochement de tête en sa direction pour lui donner le départ en même temps que les crocs terribles se montraient à leur proie.

Anita ondula un court instant pour tester ses appuis, analysa les gestes erratiques de l'ongulé qui désormais renâclait et frappa le sol d'un sabot, choisissant sur quelle patte elle danserait, de quel côté elle s'élancerait.
Elle savait qu'il lui faudrait redoubler d'attention et ne jamais baisser sa garde, car l'animal en cet instant devenait un adversaire en plus d'un futur repas - une proie musclée qui se savait acculée allait se battre pour sa vie et devenir dangereuse.
Mais elle n'était pas seule, et elle était vive. Elle avait confiance en ses aptitudes pour aller harceler les points faibles du mammifère jusqu'à le faire céder d'épuisement, évitant tous les coups en retour.

Alors la louve hybride se décida, poussa sur ses postérieurs - et se propulsa vers l'un des postérieurs d'un bond sur le côté, préférant s'attaquer aux appuis qu'aux pattes avant cabrées et prêtes à la repousser.

Elle se fit pareille à un éclair frappant les arbres solitaires qui se croyaient rois des sommets lors d'un jour de tempête, fondant impitoyablement sur le tronc qu'était la patte arrière.
Elle sentit ses dents plus pointues et plus nombreuses qu'une classique mâchoire se refermer solidement, son corps souple se glisser sous le ventre sans que le chamois ne puisse réagir - il se contenta de geindre de surprise à la douleur qui le transperça, comme s'il n'avait pas prévu cela et s'en trouvait désarmé.

Elle s'imagina être un serpent un court instant avec cette manière qu'ils avaient de frapper au dernier moment avec une vivacité mortelle - et cela lui plut.

Désormais elle voulait le faire tomber, et elle tira avec la force de son jeune corps sans rien lâcher en espérant le faire déraper.

Un petit nuage de terre et de poussière se souleva lorsque le corps du chamois heurta le sol avec un grognement.
Elle avait réussi, il était tombé ! Elle relâcha sa prise sur le postérieur quand paniqué, l'ongulé se mit à agiter tous ses membres avec la force du désespoir, poussant des cris aigus entrecoupés d'un souffle profond. La jeune louve s'autorisa une légère pause pour analyser la situation d'un léger bond en arrière, passant sa langue pointue sur ses babines souillées.

Autour d'elle elle voyait rôder sa mentor, tâche bleue et furtive gardant les deux oreilles sur la situation - mais n'intervenant pas tant qu'Anita la gardait entre ses pattes.

Le chamois était blessé mais pas encore grièvement menacé - juste suffisamment affolé pour s'emmêler dans ses propres pattes en même temps qu'il les balançait dans la direction des deux louves. Mais il était encore vigoureux - si elle le laissait ainsi faire, il pourrait se remettre debout d'un habile mouvement du bassin et leur échapper. Il était hors de question d'hésiter trop longtemps.
A pas amples et agiles l'hybride se rapprocha prudemment du chamois, crocs dévoilés et son regard violet suivant attentivement ses gestes pour éviter les sabots tranchants et puissants qui fusaient de part et d'autre. Le chamois était virulent, et deux stratégies se dessinaient en son esprit - accepter d'accuser un coup peu violent en se jetant entre ses pattes pour atteindre l'abdomen, ou danser autour de lui en le harcelant de petits coups de crocs pour l'épuiser, attendant qu'une meilleure opportunité s'ouvre par la suite.
Deux voies dans lesquelles elles pouvaient s'engager.

Anita hésita un dernier instant, puis choisit ce qui lui semblait le plus naturel - être le tourbillon insaisissable qu'elle s'amusait déjà à incarner.

Elle se déroba d'une ruée lancée en sa direction, filant au plus près du sol, tournant sans relâche autour de la proie - plantant rapidement ses crocs tantôt sur son épaule, tantôt sur une cuisse, pinçant l'encolure et un bout d'oreille. Augmentant peu à peu l'odeur du sang dans l'air humide.

Insaisissable elle tournoyait, affolé il s’épuisait.

L’Alpha n’intervenait toujours pas dans sa danse correctement exécutée, suivant chaque faits et gestes de ses oreilles et de son nez là où les autres l’auraient traquée du regard. L’odeur du sang chargeait peu à peu l’air humide à mesure que de plus en plus de plaies s’ouvraient dans la peau du chamois, chacune ponctuée d’un nouveau mugissement de douleur et de détresse.

— Tu peux l'achever.

La voix de sa tante remonta un nouveau courant d’énergie le long de son échine, lui faisant oublier le souffle un peu court qui commençait à se bloquer dans sa poitrine enflammée par l’effort. Elle s’imposa tout de même une courte halte pour analyser la situation à nouveau et calmer son halètement, décider de la marche à suivre et d’un éventuel changement de stratégie face au noble adversaire qui s’affaiblissait mais continuait à lutter comme un beau diable.
Si l’adrénaline continuellement renouvelée de sa réussite à l’exercice l’enivrait de satisfaction, la souffrance prolongée du chamois ne lui apportait au contraire aucun plaisir. Elle qui aimait tant la nature et l’observait sous toutes ces coutures savait que leur cycle de prédateur était ainsi fait, et qu’il lui fallait tuer pour subsister – mais si elle pouvait en abréger la pénibilité, quitte à prendre de légers risques – elle le ferait.
D’un puissant mouvement l’ongulé se redressa finalement, profitant de sa pause et de la fin de l’incessante pluie de crocs tombant sur lui pour s’élever dans une ultime résistance. Frappant le sol d’un sabot et pointant ses jeunes cornes en sa direction, le jeune mâle s’apprêta à charger dans sa direction. Anita ancra solidement ses appuis, son corps ondulant lentement dans un mouvement continuel, ses pupilles ne lâchant rien de l’instant et des muscles noueux de l’animal pour anticiper son attaque.
Un ronflement s’échappa de la gorge de l’herbivore – puis il chargea dans sa direction.

Grisée par les encouragements de sa mentor, la victoire qui se trouvait à portée de pattes dans un dénouement proche et sa volonté d’en finir au plus vite ; Anita mit résolument sa première stratégie de côté – elle préférait pour l’affrontement final encaisser un choc mais frapper sans détour. Cesser la danse pour cet acte-ci.
Elle s’élança en même temps que le chamois, visant à atteindre sa gorge avant que lui ne la percute – seulement focalisée désormais sur l’effort de ne pas faire une erreur de dernière minute, de ne pas se laisser blesser au-delà de l’ecchymose.

Elle souffla quand un genou s'écrasa contre sa cuisse tendue en plein saut - mais surtout elle gronda quand ses crocs parvinrent à trouver l'encolure chaude de l'ongulé et à s'y enfoncer.
La prédatrice avait attrapé sa proie.

Leurs deux corps chutèrent au sol dans une étreinte serrée, l’odeur du sang se mêlant à celle de l’humus.
Anita resta un instant immobile sans relâcher sa prise, s’assurant que le pouls du chamois disparaissait dans sa gueule et qu’il ne se relèverait plus.
Puis elle se releva pour faire face au visage satisfait de sa tante et mentor, accueillant ses mots avec un sourire et un bref hochement du menton. Elle ne répondit pas tout de suite pour autant, gardant ses oreilles dressées pour écouter la suite de sa tirade et en absorber les mots, les enseignements qui s’y cachaient – dont elle avait pour beaucoup déjà eu le pressentiment et l’instinct comme l’avait prouvée sa performance mais qu’elle pouvait désormais enrichir et valider.

Elle accueillit le programme de quelques battements de sa queue au ras du sol et d’un rythme cardiaque quelque peu accéléré. La jeune hybride était fatiguée de ce premier entraînement et pourtant déjà impatiente à l’idée d’entamer la suite pour ensuite aboutir à ce combat dans l’obscurité, entre autre.
Ça allait être dément.

— Bien-sûr, Tante Pep ! Heureuse de servir à vos côtés, cheffe Alpha !

Elle leva une patte en un salut respectueux et la replia contre sa poitrine pour ensuite simuler une ample
courbette, ponctuée d’un petit éclat de rire.
Puis les deux louves se mirent au travail ; car il leur restait après cela une tâche de taille : ramener au Castel le gibier qui nourrirait de nombreuses panses dès le soir-même.