Alumni - Joaquín.

Les crocs vinrent s’enfoncer dans la chair, perçant la peau et déchirant les muscles.
Le fauve protesta tant en cris qu’en mouvements, se débattant pour le déloger – mais l’ombre noire de son camarade solitaire s’était faufilée sous lui, profitant de la distraction pour venir le harceler en un autre point.
Et la bête hurla de plus belle.
Le gigantesque félin finit par réussir à se dégager, Justice le laissant filer plutôt que d’être emporté dans une posture incertaine, revenant plutôt se poster près de Roakine. Tous deux dirent face, grondant et prêts à lui tenir tête longtemps encore. Leurs pelages étaient presque secs quand le sien ruisselait déjà de sang aux nombreux endroits où leurs crocs avaient mutilé le corps puissant. Quant à l’étrange voix qu’il avait entendue, elle ne s’était plus manifestée – l’étranger était pourtant toujours là, quelque part ; laissant son odeur flotter par bribes. Mais Justice n’y pensait plus. L’information avait été relayée dans les tréfonds des priorités – là, actuellement, il n’avait d’yeux que pour leur adversaire qui s’affaiblissait.
Mais le monstre était de bonne taille, vigoureux lui aussi – et plutôt en colère. Peut-être vexé de voir que deux plus petits que lui le mettaient en déroute.

Quoi qu’il en soit, ils virent les babines dévoiler un peu plus des crocs interminables tandis que le fauve feulait et bandait ses muscles pour finalement envoyer un coup de patte dans leur direction.
Justice bondit de l’avant pour venir à sa rencontre et l’interrompre en plein élan alors même que le geste avait à peine débuté, et il ne put que constater en plein vol, d’un œil étonné, cette patte décidant soudainement de se tordre à un angle improbable par rapport au mouvement qu’elle aurait dû effectuer.
Cette patte qui du coup le heurta d’une force brisée ; si faible que les longues griffes n’entaillèrent même pas sa peau noire.
Quand que la mâchoire de Justice, elle, n’hésita pas une seconde à venir imprimer sa marque sur l’encolure du fauve.

Joaquín 10PV

On avait atteint le stade où Joaquín s'était presque totalement laissé griser par l'ivresse de la bataille : les formes perdaient en netteté, se liaient les unes aux autres, perdaient leurs contours. Le monde n'était plus qu'un camaïeu de rouges plus ou moins écarlates, une toile sur laquelle les silhouettes se détachaient péniblement sur un fond uni.
Et pourtant dans cette mêlée, tout paraissait limpide.
Pas besoin de voir pour savoir où frapper.
Pas besoin de savoir où se trouvait le sol pour savoir où poser les pattes.
Que le coup soit donné ou reçu, sa ferveur ne s'en voyait que décuplée. Son corps et son esprit étaient en parfaite symbiose, exaltés tous deux par la pratique de cet art dont ils se savaient tous deux maîtres, et la certitude qu'il était, en cet instant précis, là où il devait être. A se débattre avec la mort, aujourd'hui hérissée de crocs démesurés et crachant en tous sens. Demain, elle prendrait une autre forme, peut-être. Si demain il y avait.
L'issue lui importait peu. Au final, le désir qu'il pouvait éprouver de vivre suffisamment longtemps pour voir le jour se lever de nouveau n'était que le prolongement de l'espoir de voir débarquer face à lui un nouvel adversaire, et une vague excitation morbide à la perspective que celui-ci soit peut-être enfin le bon.
Quel visage prendrait-il, celui qui en viendrait finalement à l'occire ? Serait-il prétendument ami, fourbe traitre, ou ennemi reconnu ? Jeunot fougueux et passablement crétin tout droit débarqué d'on ne savait où, un beau matin, alors que lui-même en serait rendu au crépuscule de sa vie, trop faible pour assurer la joute, mais trop orgueilleux pour reculer face à un adversaire certes pas bien vaillant mais toujours plus hardi que lui ?
Créature affreuse dégueulée par les Dieux de ce monde ou leurs copains venus d'ailleurs ?
Solitaire enragé, la bile lui dégoulinant des babines ?
Meutard prétentieux aux idéaux douteux ?
Une proie qu'il aurait mal jaugée, un accident, absurde ?
La maladie ?
Pitié, non.

Une part de lui espérait que cet imbécile de félin ne serait pas son dernier : la créature avait beau avoir fière allure, il serait mort avec un désagréable arrière-goût de gâchis sur le bout de la langue. Ca ne lui paraissait pas assez bien. Pas assez grandiloquent. Trop convenu, malgré le caractère anodin de la rencontre.
Quelque chose en lui lui soufflait que ça ne conviendrait pas.
Inachevé.
Mais c'était toujours mieux que de claquer bêtement en se foulant une patte ou en tombant d'un ravin. Amaigri par la vieillesse ou défaillance de son système immunitaire.
Si l'idée pouvait rebuter, et paraître hautement stupide, même pour lui, sans doute, s'il s'était risqué à la formuler à voix haute, dans un instant lucide, il espérait crever dans la violence. Ce n'était au final que ce qu'il méritait. Et puis s'il claquait ici-même, aujourd'hui, au moins passerait-il l'arme à gauche aux côtés d'un camarade de galère. Rare figure sympathique sur cette terre dont il ne savait guère quoi penser. C'était la mort de choix, chez lui, juste après mort ivre. Les deux pouvant s'associer. Il devrait faire une croix sur la deuxième option, cependant : il avait fini par s'y résigner.

Dans son état second, Joaquín ne réalisa pas vraiment ce qui avait pu arriver à leur adversaire : sa patte, bloquée. Ce fut une donnée étrange perdue dans un flot ininterrompu d'informations. Quelque chose qu'il prit comme acquis, et oublia l'instant d'après. Il retourna à la charge, visant la gorge.

Justice : 12 PV

Un nouveau flot de sang qui l’aspergea quand ses crocs se plantèrent une fois encore, l’ancrant au plus près du corps du fauve, dans une étreinte qui les maintint tous deux fermement enlacés.
Dans ses oreilles ne bourdonnaient que le mélange de sang battant à ses tempes, de grondements proférés par leur adversaire, de crissements et de frottements de ses griffes contre le sol et de leurs peaux qui se pressaient l’une contre l’autre.
Puis le choc de l’autre solitaire, du camarade de lutte, qui lui aussi retourna à l’assaut avec la vigueur enragée de celui qui ne voulait pas rester au sol. Ils avaient ça en commun, de ne pas se laisser abattre une fois un combat engagé. Justice avait probablement de différent un désir bien moins grand que de vouloir assister à un spectacle constant de violence face à des évènements qui aimaient dégénérer, mais une fois que c’était fait - il faisait avec. Il avait toujours appris à faire avec.
Alors les muscles bandés à l’extrême pour lutter contre la force contraire qu’exerçait le félin à vouloir se débarrasser d’eux, Justice ne lâchait prise, grondant tout aussi fort et sauvagement.
Roakine avait fait mouche, lui aussi ; et le poil chatoyant de la bête prenait toujours une couleur un peu plus sinistre par ce sang qui venait maculer son poitrail en cascadant depuis son encolure entaillée.

Ils le maintinrent ainsi, tant qu’ils le purent, avant qu’un soubresaut plus violent que les autres ne finissent par les éjecter en arrière.
Mais il était déjà prêt, ils étaient déjà prêts, campés sur leurs pattes noires pour recevoir la charge.
Et même quand ce fut vers lui que se balancèrent les crocs démesurés, il ne laissa son corps se déporter pour esquiver. Il comptait l’accueillir, pour ne pas le laisser regagner un avantage à le faire fuir. Il s’affaiblissait, il était acculé.
Justice pouvait les encaisser, ses dents de sabre.
Alors il se contenta de grimacer quand les longues canines dessinèrent une estafilade rouge vif sur son épaule -encore une sur cette partie du corps déjà bien marquée chez lui- et poussa sur ses postérieurs pour se propulser de nouveau sur le sabre, verrouillant leurs corps ensemble et laissant à son camarade solitaire toute la liberté de continuer à s’acharner sur lui.

Au sol, ils l’amèneraient.

Cette fichue bestiole ne se décidait pas à crever.

S'il s'avérait bien plus satisfaisant de voir le sang de leur opposant couler cette fois-ci — il ne se souvenait que trop bien du précédent combat mené aux côtés de Justice, tout aussi inattendu mais bien moins productif que l'actuel –, force était de reconnaître que l'endurance de la bête était remarquable. Sans doute avait-il bien plus de litres d'hémoglobine en stock qu'eux, au vu de la différence de taille qui les opposait, mais ce sang n'en finissait plus de couler et si quelques signes de faiblesse se faisaient ressentir, il en venait à se demander, entre deux coups de crocs ravageurs, s'il ne s'agissait pas là d'une autre fantaisie surnaturelle. Quelque pantin envoyé par les divinités du coin pour venir les emmerder, aujourd'hui encore. Ou juste l'acharnement karmique auquel il avait été sujet toute sa vie, lui donnant parfois la vague impression qu'il n'était peut-être, en fin de compte, que le protagoniste d'une série TV mal écrite à orientation slasher.
Idée qui ne lui plaisait guère. S'il n'était pas lui-même maître de son destin, si peu avenant soit-il, alors que lui restait-il ?

Le bruit désagréable de la peau qui se déchire sous ses dents, le gargouillis des fluides qui se déversent sur le sol, et la consolation de savoir que tant qu'il serait là, en mouvement, à prendre les coups autant qu'à les donner, le vide existentiel dans lequel il barbottait gaiement depuis bien trop longtemps serait moins évident. Plus ignorable.
Le déni pouvait-il toujours être qualifié comme tel, pour peu qu'il soit pratiqué en état de pleine conscience ?

Ejecté à son tour, Joaquín roula au sol et fut de nouveau sur ses pattes en un éclair, jouant de son élan pour repartir de plus belle à l'assaut de ce colosse à la dentition remarquable.

La pluie de crocs et de griffes qui fusaient de part et d’autre semblait ne jamais vouloir cesser.
Les deux loups noirs s’étaient relancés dans un assaut, ne comptant pas le nombre de coups qui avaient été échangés. N’essayant même pas.
Quel intérêt ? Ce combat était à mort, comme de nombreuses batailles, et la seule chose qui importait était d’être encore capable de se relever pour continuer à défendre sa peau. Et c’est ce qu’ils faisaient.

Ils le faisaient même très bien.

Justice avait fini par occulter les signes de faiblesse de leur adversaire pour seulement se concentrer sur la tâche qu’il avait, rester en vie et l’empêcher de les toucher gravement. Mais la fatigue et l’ombre de la défaite ne s’étaient pas faites oublier du fauve, non.
Quand leurs deux corps s’arrimèrent au sien, il ne se débattit que quelques secondes.
Quelques secondes avant que les canidés ne sentent l’ennemi félin relâcher soudainement la pression, quelques secondes durant lesquelles il n’avait poussé qu’un râle faible en guise de rugissement, durant lesquelles même les griffes qu’il avait levé pour contrer l’attaque ne se firent pas assez fortes pour les faire saigner.
Et avec la résistance qui s’échappa de ses muscles soudainement délivrés par la Mort ils manquèrent également de basculer quand le corps massif chuta vers l’arrière, rejoignant des rochers en contrebas.
Haletant, Justice l’observa un moment, verrouillant un regard fixe et intransigeant sur le cadavre. Le défiant de bouger ne serait-ce qu’une oreille.
Mais le grand prédateur était bel et bien mort, une machine de puissance fracassée au sol et reluisante de sang.

Le solitaire tourna la tête vers Roakine.
Et c’est là qu’il la vit.
Ses oreilles se redressèrent, les muscles encore chauds se tendirent instantanément alors qu’un grondement d’avertissement naissait dans les tréfonds dans sa gorge ; pas encore audible, mais vibrant dans la cage thoracique et prêt à en sortir si besoin. Le mâle pouvait se relancer dans une autre bataille, il était déjà dans sa lancée, et l’esprit formaté par des années de violence en mêlée en oubliait souvent de réfléchir avant de se jeter contre l’adversaire suivant.
Mais il ne s’élança pas.
Il n’en avait pas besoin, car l’immense louve qui avait émergé d’il ne savait quel rocher et s’avançait vers eux ne montra pas le moindre signe d’agressivité.
Plutôt, elle leur parla - et c’est à cet instant seulement qu’il fit le lien avec la voix venue les perturber en plein combat. Par le choix des mots.

Les Petits.

Justice n’y voyait aucune insulte, mais un simple descriptif.
Et surtout, elle les désigne comme forts.
A cela, Justice ne réagit pas non plus. Il se savait l’être suffisamment pour être demeuré vivant jusque là. Ça lui allait.
Le loup sombre se concentra plutôt sur la suite de ses paroles, fronçant un instant les sourcils d’incompréhension. Il glissa un regard vers l’autre solitaire, comme pour réaffirmer l’idée qu’il s’en était fait, et planta ses iris crépusculaires dans les yeux dorés de la grande et pâle femelle.

— Nous n’allons pas sur la glace. Et nous ne voulions pas prendre sa peau.

Enfin, lui en tout cas n’y comptait pas. N’en aurait pas eu l’idée, si elle n’était pas venue se présenter à eux avec ses paroles saugrenues. Roakine, lui, faisait bien ce qu’il voulait.
Il ne répondit pas à combien, car il n’en avait aucune idée, celui-ci étant le seul animal étrange-sans-être-surnaturel qu’ils aient affronté.
Ses yeux parcouraient le corps solide, la fourrure maculée et trouée de nombreuses cicatrices, remontant finalement sur le poil qui s’allongeait en crinière et était retenu vers l’arrière par un crâne. Un crâne dont la masse supposait un adversaire aussi féroce et colossal que celui qu’ils avaient abattu aujourd’hui, si ce n’était plus.
Et les loups portaient rarement des trophées qu’ils n’avaient pas eux mêmes chassés.

Ses iris finirent leur course sur les morceaux de pierre ambrés, luisant de la même lumière que celle animant les yeux de la porteuse, s’y immobilisèrent un instant.
Puis d’un soubresaut remontèrent se planter dans les siens.


— ... Pourquoi vont-ils sur la glace ?

Lui qui d’habitude ne posait que peu de questions sur les nombreux comportements étranges des habitants de ce morceau de terre se demandait malgré tout ce que ce territoire en particulier avait de particulier à offrir.
Il n’y était allé que deux fois, sur toutes ces années. Souvent poussé par la faim quand toutes les autres pistes semblaient taries.
Il n’y avait jamais trouvé ni foule de population, ni grand intérêt.

Mais ce qui finalement érigeait plus que tout cette pointe de curiosité en lui, perçant sa noire carapace... C’était elle.
Elle, chez qui il retrouvait des facettes aussi primitives que les siennes et qu’il comprenait.
Elle, dont les morts courts et saccadés et le langage verbal lui semblaient s’accorder aux siens.
Elle, qui faisait naître un intérêt pour qui elle pouvait bien être. Y en avait-il d’autres, comme elle ?

Elle, qui à ses yeux était finalement bien moins étrange que tous les autres énergumènes natifs de ce territoire.

Elle lui rappelait Solitude.

Toi aussi, tu viens de la glace ?

Peut-être se cachait-il là, l’intérêt des terres gelées.
Dans des individus quelque part plus similaires à lui-même et à ce qu’il connaissait.

Lorsque finalement le fauve ploya sous leurs crocs, il fallut un moment à Joaquín pour revenir à lui. La gueule noyée dans le sang — un peu du sien, beaucoup de l'autre –, le corps et le visage constellés d'hémoglobine, il sentait la ferraille, goûtait la ferraille, respirait la ferraille. Le voile rouge qui s'était abattu sur son environnement proche, moins dû aux projections qu'il avait pu recevoir dans les yeux qu'à la folle frénésie qui l'avait secoué pendant la lutte, peinait à s'estomper. Il restait là, la respiration rauque, le poil pas tout à fait retombé, son regard perdu quelque part face à lui, bien trop occupé à ressentir le monde autour de lui dans l'attente d'une nouvelle menace immédiate pour penser à vraiment utiliser ses yeux, à peine capable de battre des paupières lorsque ceux-ci, exposés à l'air sec du canyon, en venaient à trop le piquer. Il entendit un bruit non loin, sentit clairement que quelque chose venait à eux, encore. Et pourtant étrangement ce sixième sens qui l'alertait en cas de danger imminent et bypassait systématiquement tout ce qu'il y avait de raisonnable chez lui pour le transformer en machine de guerre ne se manifesta pas. Quelque chose clochait.

S'arracher à cet état de veille dans laquelle il était prostré demanda plus d'effort que prévu. Il papillonna des yeux bêtement, inspira profondément, finit par s'ébrouer. Lorsqu'il quitta enfin ce qu'il restait de leur adversaire et se retourna, ce fut pour se trouver nez à nez avec... eh bien, il ne savait pas trop quoi.
Elle leur ressemblait beaucoup, mais était pourtant sensiblement différente. Au cours de ses pérégrinations, il avait eu maintes fois l'occasion de croiser des peuples cousins, primitifs ou non, des relatifs distants que les hasards de l'évolution avaient fini par éloigner du standard de sa race, des loups plus grands, plus petits, plus fins ou robustes, avec plus ou moins de poils, un nez plus long, des fois, on allait jusqu'à se demander s'ils étaient vraiment de la même espèce, mais demeurait ce sentiment de reconnaissance immanent : oui, ils étaient les mêmes, tout au fond.
Ici, ce n'était pas pareil. Comme si la divergence avait pris place bien trop tôt, comme si à un moment une lignée avait envoyé deux de ses descendants dans des endroits diamétralement opposés, et laissé la nature faire le reste.
Ce n'était pas une louve.
Mais ça y ressemblait quand même étrangement.
Et ça puait le cadavre à plein nez ; il se demanda à quoi elle pourrait bien ressembler, sans toute cette merde pour ternir son pelage.
Peut-être n'avait-il pas vraiment envie de savoir.
... bon, d'accord, il avait très envie de savoir.

Elle les dominait tous deux en taille, et de loin. Constat amer qui ne manqua pas de lui rappeler la désormais lointaine époque où il devait vivre aux côtés des fils de Daniel, eux-même colossaux, mais clairement pas de la même manière, et clairement plus petits qu'elle malgré tout. Ils n'auraient sans doute pas apprécié de se retrouver face à un tel individu. Une femelle gigantesque, il n'y avait rien de mieux pour mettre à mal la virilité des plus obtus de chez lui.
Elle les traita de petits, ce qui, contrairement à Justice, le fit légèrement tiqué — s'il tentait du mieux qu'il pouvait de se désolidariser de la faune macho de ses terres natales, il gardait en lui une part d'absurde fierté mâle dont il ne pourrait jamais se départager —, baragouina quelque chose qu'il ne comprit pas vraiment, trop occupé à essayer de démêler les syllabes les unes des autres, l'accent de l'étrange femelle mêlant les mots les uns aux autres pour une oreille non native comme la sienne. Une oreille non native et assez sidérée, pour ne rien cacher.
Il resta là à la dévisager, les sourcils froncés, concentré, vaguement irrité par la sensation d'être une fois de plus totalement perdu dans un monde qu'il n'avait pas les moyens de comprendre.

Justice, lui, prenait la situation avec le pragmatisme qui lui était coutumier, accueillant visiblement des informations que ma prof de maths de sup aurait qualifiées de sorties tout droit du chapeau avec calme, et donnant le change comme si cela était tout à fait naturel. A moins qu'il ne sache exactement de quoi il s'agisse : peut-être que Joaquín était resté trop longtemps enterré dans son canyon, peut-être que la Guerre des Mondes était en marche et que les tripodes courraient les plaines alentours, mais n'osaient juste pas s'aventurer jusqu'ici parce que le sable risquait de riper leurs mécanismes. Le continent aurait pu être passé communiste ou raëlien voire les deux qu'il n'en aurait rien su.

En tout cas Justice posait des questions, donc il n'avait pas l'air si au courant que ça. Joaquín, lui, était paumé. Mais il n'aimait pas la glace. Et il n'aimait pas le froid. [Mais il ne savait pas que grâce à l'event de Pâques, il bénéficiait d'une bénédiction l'immunisant contre les maladies du froid, donc dans tous les cas il n'avait pas besoin de peau, héhé]
Il n'était donc pas loin d'en arriver à la conclusion que tout ça ne le regardait donc pas. Il l'aurait déjà fait, s'il n'avait été retenu par la curiosité que suscitait cette géante sans âge, avec son collier de pierres ambrées et ce crâne de il-ne-savait-pas-quoi-mais-ça-avait-l'air-balèze sur le dos.
Il se balança d'une patte sur l'autre, ne perdant aucune miette de la conversation qui se jouait, mais se gardant bien d'y prendre part.

A ses côtés, l’autre solitaire restait bien silencieux.
D’un bref regard sur le côté, il capta ses mouvements de balancier, son regard doré accroché à la géante blanche mais plus par principe que par réelle curiosité. Il se demanda s’il comptait intervenir, ou bien si désormais que le combat s’était achevé, il s’était complètement débranché de la présente situation.
Pourtant, il semblait clair qu’il y avait un lien entre ce félin démesuré et cette louve qui l’était tout autant.
Ne ressentait-il pas même une pointe d’intérêt pour tenter de comprendre ce qu’il s’était passé, exactement ?
Pour une fois qu’il pouvait y avoir des réponses, une certaine forme de logique dans un monde où habituellement leurs adversaires étaient sortis de failles spatio-temporelles ou de cavernes souterraines dans un désert.

Tant pis.

La louve s’était remise à parler, et il redirigea son regard vers elle, continuant de parcourir sa haute stature à mesure qu’elle en dévoilait un peu plus.
Malheureusement, il ne comprenait pas tout.
Si elle venait chercher de l’aide parmi les habitants de ce continent, des êtres capables de la guider vers des réponses qu’elle cherchait peut-être elle aussi, elle était fort mal tombée.
S’il s’agissait de mettre crocs et griffes en support d’autres monstres, c’était encore jouable. Elle avait du le voir - et le comprendre, pour qu’elle leur adresse la parole.
Pour le reste… Il ne savait pas ce qu’elle entendait par brèche, de quels monstres elle parlait tant il lui semblait en avoir déjà vu trop qui n’avaient pas du tout l’air de venir du même endroit, et les lumières… Cela, il comprenait davantage, certainement.
Si par lumières elle vouait parler de ces artefacts divins que trimballaient les loups des meutes et dont ils gardaient un peu trop jalousement le secret.

Sauf pour le violet.
La géante aux pierres d’ambre était bien sereine pour une louve qui avait visiblement beaucoup à faire. Retenir des monstres.
Plus gros que ce prédateur, alors.
Un nouveau regard vers Roakine lui suggéra qu’il ne comptait toujours pas intervenir, aussi se raccrocha-t-il au fil.

— On en a vu plusieurs, des monstres. Ils sont comment, eux ?

Ceux dont elle parlait et contre lesquels on ne gagnait pas.

Il était question de brèche désormais rompue, de monstres plus imposants que le gros matou qu'ils venaient d'abattre qui rôdaient désormais chez eux — plus ou moins impressionnants que cette créature du Monde Rouge qui les avait attaqués la première fois, là était la question, et il n'était pas sûr de vouloir en connaître la réponse. De gens comme la louve géante. De lumière. Il supposa les glowsticks.
Elle n'en avait pourtant aucun sur elle, de glowstick. A moins que les pierres ambrées à son cou n'aient été une sorte d'équivalent New Age à ces derniers.
Y avait-il donc, quelque part sous leurs pattes, un énième univers, non pas parallèle mais simplement sous-terrain cette fois-ci, miroir aux dimensions exagérées du leur, où des monstres encore plus balèzes attaquaient aléatoirement des meutards aux pouvoirs chépers encore plus balèzes qu'eux ? Et y avait-il un autre miroir à ce dernier, encore plus gros ? Etaient-ils le miroir d'un autre univers minuscule ? Et les scorpions des sables, alors ? Etaient-ils le produit d'un autre miroir, affilié désertique cette fois-ci ? Où était la limite ?

Les paupières se Joaquín se fermèrent, frêle rempart entre un monde décidément bien compliqué et la terrible migraine qui prenait peu à peu ses quartiers derrière ces dernières. Il secoua vaguement la tête, irrité.
Il avait la désagréable impression de se retrouver mis au pied de ses propres limites. Celles d'un esprit certes efficace dans des contextes simples issus d'un univers simple, qu'on lançait de force dans quelque chose de bien trop grand pour lui. Il n'avait jamais prêté trop attention à l'intelligence : on n'attendait pas des gars comme lui qu'ils en fasse preuve, et il avait eu la chance de naître bien mieux loti de ce côté-là et de bénéficier d'une éducation plus ouverte que la plupart de ses pairs. Il savait traquer des proies et des ennemis et tirer profit de tous les éléments lors d'un combat, il savait s'adapter à son environnement : c'était tout ce dont il avait jamais eu besoin.
Sauf qu'à présent l'environnement avait changé et ce n'était plus si facile. Sauf qu'il peinait à s'adapter. A comprendre. A évaluer.
Sauf que voilà, tout à coup, il se demandait s'il serait capable de sortir son épingle du jeu. Pour la première fois il doutait sérieusement de sa capacité à survivre.
S'il battait les dinosaures, qu'est-ce qui se présenterait ensuite ? Des zombies ? Des aliens ? Les deux en même temps ? Le serpent à plumes que vénéraient ses ancêtres, peut-être ?
Peut-être que comme tous les mâles avant lui, et comme tous les mâles qui viendraient après, il voyait finalement le poids des années le rattraper. Peut-être qu'il était tout simplement trop vieux et atteignait ses limites : même si les phrases énumérées par la louve, en dépit de son fort accent, étaient suffisamment simple pour qu'ils les comprenne, sa tête ne parvenait à assimiler les informations derrière les mots.
Ce n'était peut-être pas qu'elle ne pouvait pas. Peut-être qu'elle ne voulait tout simplement pas.
Dans tous les cas, il se retrouvait là, ahuri, à tenter d'assimiler des choses trop grandioses pour un pauvre gars débarqué de son désert paumé du bout du monde, et contrairement au jeune Joaquín ambitieux qu'il avait pu être bien des années auparavant, il n'avait pas franchement envie de se jeter dans le grand bain, présentement.
Ces derniers temps de toute façon, rien n'avait plus vraiment d'importance.
A part peut-être la petite louve claire. La seule perspective qu'elle se trouve seule face à l'une de ces choses menaçait de lui retourner l'estomac.
... eh merde.

— Il y en a beaucoup ? D'autres vont venir ? Sa voix finit par s'élever, rauque.

Les autres, il les aurait laissés crever sans sourciller. Ca n'avait pas d'importance.
Mais elle... elle, il ne pouvait vraiment pas.

Alors qu’il avait cru l’autre noir solitaire définitivement entériné au silence, il fut surpris d’entendre sa voix rauque se lever quelques secondes après, comme prit d’un sursaut inexpliqué d’intérêt pour les histoires que leur racontait la géante.
Peut-être que le nouvelle menace que représentaient ces monstres d’un nouveau genre avait fini par infuser en son esprit, et qu’à son tour il jugeait bon de s’y préparer un tant soit peu.

Il n’eut le temps de lui accorder d’un bref aller-retour du regard avant de se reporter sur l’immense louve.
Les mots qui sortaient de sa gueule étaient pour lui bien plus concrets désormais. Les échelles de taille qu’elle délivra s’imbriquaient dans son esprit bien plus aisément que n’importe quelle métaphore qu’il peinait parfois à imager, au contraire de ces notions primitives qui lui permettaient de visualiser ces loups que l’on empilait jusqu’à atteindre la masse des monstres.

Dix à trente d’entre eux.

Il s’imagina un roc détaché d’une montagne.

Ils mangent en un seul coup.

Leur gueule devait être immense, plus encore que celle des Bêtes du Monde Rouge qui l’avait déjà happé d’un seul coup - il se les figura béantes et larges, hérissées de dents longues comme celles du sabre.
Et ils seront nombreux, elle l’affirma.

Le poil de Justice avait déjà commencé à se hérisser, du peu qu’il le pouvait par sa taille presque rase.
Et quand elle leva la tête vers les cieux, là où pourtant ils n’avaient rien entendu arriver…
Passa la forme immense, pareille à un oiseau sans en être un, d’une créature démesurée aux proportions grotesques.
Ce fut un coup de feu dans le silence pour son corps qui immédiatement se tendit, bandant muscles et articulations sous l’alarme qui hurlait danger. Les babines s’étaient retroussées, les talons s’étaient fléchis, et tout son être enflammé canalisait déjà l’énergie pour livrer ce combat.

Mais déjà l’ombre était passée, continuant de glisser le long des vents en silence, imperturbable dans sa progression.

Le grondement mourut dans sa gorge et lentement le loup se détendit, les yeux bicolores s’attardant sur les filins de nuages en les soupçonnant d’en cacher d’autres.
Sa queue fouaillait l’air de coups secs, mais la pâle géante, elle, s’était assise. Comme si de rien n’était.
Justice ne put entièrement chasser la nervosité bouillante et combattive qui l’avait piqué de ses milles aiguilles, mais il fit en sorte de se calquer à elle qui savait comment s’y prendre, qui connaissait ces prédateurs, dont les réactions seraient langage suffisant pour comprendre si menace il y avait ou non.
L’absence d’égo avait du bon : il ne tergiversait jamais quand il s’agissait de reconnaître une évidente supériorité des capacités de quelqu’un par rapport aux siennes.
Question de bon sens et de survie.

Elle leur fit grâce de connaissances supplémentaires qui se gravèrent dans sa tête. Il savait qu’il ne l’oublierait pas.

— Toi, ton peuple… Si vous ne les combattez pas, comment vous les retenez ?

Car c’est ce qu’elle avait dit, un peu plus tôt. Qu’elle ne les avait pas vus et retenus.
Si on ne pouvait gagner contre eux, mais s’ils devenaient ensuite trop nombreux et les envahissait… Ils ne pouvaient pas rester sans rien faire et simplement se terrer dans les cavernes.

Quelles étaient les armes des Géants, si leurs griffes et leurs crocs n’en étaient ?

Joaquín eut le sentiment qu'on venait de couleur un bloc de béton glacé dans son estomac lorsqu'au dessus d'eux, alors que la géante parlait, l'ombre d'une créature ailée sembla glisser dans le ciel. Surfant avec aisance sur les courants d'air chauds du canyon. Menace silencieuse qui paraissait pouvoir fondre sur vous à tout moment.

Il regarda lentement autour de lui, enregistrant les informations que lui prodiguait l'étrange femelle à mesure qu'elles venaient. Les tunnels et cavernes étaient légion dans ce coin. Certains passages étaient probablement trop étroits pour la majorité de ces créatures, si elles étaient si gigantesques que ça, et à force de l'arpenter nuit et jour, il connaissait ce terrain comme sa poche. Cela avait le mérite de réduire le nombre d'assaillants potentiels.
La caverne où il avait élu domicile n'était accessible que par deux passages particulièrement étroits. Ce félin géant n'aurait pu s'y loger. Dissipant légèrement son malaise, une discrète satisfaction s'infiltra en lui tandis qu'il se confortait dans l'idée qu'il avait fait un excellent choix.
Sa caverne, si grande, si vide. Pouvait protéger.
Peut-être pas que lui. Mais aussi les siens, si siens il y avait.

— Comment sont les plus petits ? demanda-t-il après que Justice ait pris la parole.

Ses priorités étaient clairement plus égocentrées que celles de Justice. Mais c'était ainsi qu'on faisait chez lui, et ainsi qu'on l'avait éduqué. Mettre les siens en sécurité avant tout.
Un besoin compulsif de savoir que sa demeure était sécurisée. Au cas où.
Dans un premier temps.

Mais à défaut d'être un génie, Joaquín n'était pas foncièrement con non plus. Et il savait pertinemment que vivre dans le déni et faire l'autruche ne pouvait que conduire à la catastrophe. On ne pouvait se débarrasser d'une maladie en se contentant d'en traiter les symptômes. C'est donc avec une certaine résignation qu'il finit par ajouter après quelques instants :

— Que doit-on faire ?

Il était certes peu probable que sa misérable petite personne puisse réussir à contenir une armée de monstres, mais avec une meute de zombies pacifistes à l'ouest et une meute de zombies nazis à l'est, il avait quelques réservations quand à l'aptitude des meutards du coin à accomplir quoi que ce soit de productif. Pouvoirs magiques ou non.

Les réponses de la Géante ne tardèrent pas à venir, et encore le mâle noir se fit attentif.
Car de sa gueule sortirent des mots denses et nombreux, des mots qui s’imbriquaient les uns aux autres d’une manière qu’il n’avait encore jamais entendue ici.
D’une manière plus… brute, primitive. Toujours un peu plus loin vers ce chemin abstrait qui semblait les relier. Ses oreilles se pointèrent davantage à chaque information nouvelle qu’il jugeait devoir retenir.
Les Feux. Il n’est pas sûr de ce dont il s’agit – une appellation pour d’autres grands loups comme elle, ou bien de véritables brasiers qu’ils allument ?
Au cas-où, il retint que si possibilité de créer des flammes il y avait, il s’agirait peut-être d’une arme pour se défendre face à eux.
Moi, Arbre. Là encore, son esprit buta un instant. Était-ce son nom ? Au vu de celui qu’il portait lui-même, la possibilité ne lui parut pas étrange. Beaucoup d’êtres portaient les noms de choses.
Au moins un arbre était-il quelque chose de concret, quand lui ne se résumait qu’à un concept.

La voix rauque de l’autre solitaire choisit ce moment pour s’inclure à nouveau dans la conversation, et Arbre lui répondit à lui aussi.
Ses oreilles s’agitèrent d’avant en arrière aux mots qu’elle lui donna. Il n’était pas certain que tous deux se soient compris.
Roakine voulait sans doute s’enquérir des monstres plus petits que l’ombre qu’ils venaient de voir obscurcir les cieux. Car si les cavernes et les lieux décrits quelques instants plus tôt pouvaient empêcher ceux d’une pareille carrure, il y en avait d’autres, comme le fauve au pelage doré, qui pouvaient plus aisément s’y glisser et possédaient d’autres redoutables attributs. Savoir lesquels aurait pu être une façon supplémentaire de se préparer à leur présence.

Justice n’intervint pas pour autant, happé par quelque chose qu’Arbre prononça. Au sujet des lumières, qui avaient eu le mérite de redresser tout son corps d’un demi-centimètre supplémentaire.
Outre le fait qu’il comprenait que de nombreux loups porteurs d’artefacts s’étaient donc réunis dans un même but, au Nord, ce qui lui paraissait étonnant… Elle avait avoué qu’elle ne connaissait pas le Violet.
Cela sous-entendait qu’elle connaissait tous les autres, et toutes leurs significations – pourtant elle-même n’en portait pas, si l’on excluait ces pierres orange à son cou. A ses yeux les cailloux n’avaient rien d’un glowstick, mais… Qu’en savait-il, après tout ?

— Le violet, c’est Yurai.

Sa voix s’était d’un seul coup fait un peu plus vivace lorsqu’il enquilla ces quelques mots derrière les siens.
Ce n’était pas grand-chose. C’était même très maigre, par rapport à tout ce qu’elle leur avait dit - il aurait aimé pouvoir en dire davantage, au moins sur la forme animale qui lui était attribuée puisque les autres semblaient en avoir une, mais il n’était pas certain de laquelle il pouvait s’agir.
Cet élan de vouloir un tant soit peu aider et contribuer s’était néanmoins brusquement déclenché en lui, et il avait voulu le saisir.

Ensuite, elle continua de répondre à l’autre mâle.
Elle continua de les aider, en leur tendant une patte.

Alors elle pouvait revenir.
Sigi était son nom, et il raya Arbre de son esprit pour y insérer les deux syllabes à la place, quand bien-même cette appellation fut réitérée et qu’il fut un peu plus convaincu qu’il s’agissait là d’une forme de grade. Au cœur vert… Vert, pas comme ses pierres orange.
Ses sourcils se froncèrent face à cette énième couleur venue s’ajouter à l’énumération, buttant contre le fil de logique qu’il avait tenté de dérouler pour se repérer dans cette conversation inhabituelle.
Il s’efforça de retenir le hurlement qu’elle leur offrit. Il lui semblait que son cœur battait un peu plus fort.

Une alliée venait de surgir du néant, et même s’il n’était pas sûr de saisir tous les éléments qui gravitaient autour de cet instant, il se sentit un moment touché par un mélange de sérénité et de puissance.

Le loup noir inclina brièvement le museau face à elle.

— Je suis Justice.

Un simulacre de nom qu’il se sentait là en mesure de confier, comme une porcelaine que l’on craignait de voir se briser et ne trouvait grâce que dans des mains sûres.
Il lui devait bien ça. Et… Il se sentait presque plus en sécurité de lui avoir légué, à elle, la Géante du Nord.

Si lui aussi pouvait les aider, de sa petite taille et de son cœur noir, il le ferait.
Probablement pas en se mêlant aux autres Petits. Mais autrement peut-être.

Ses lèvres ne trouvèrent pas d’autres mots à ajouter, et il sentit son corps contracter quelques muscles de ses pattes, comme pour lui signifier que le temps était venu de mettre fin à la rencontre.
Mais il attendrait que l’autre mâle en ait lui aussi fini, écouterait les dernières paroles de Sigi si elle en avait.

Jusqu’alors, il darda sur elle ses yeux perçants en essayant d’y transmettre sa gratitude.
Et ce qui pouvait ressembler à du respect.

Feux, Arbre. Entre les sourcils froncés de Joaquín, qui peinait à distiller l'information au milieu de ces termes étrangers qui brouillaient à ses oreilles de profane le sens des mots de l'indigène, un creux se formait peu à peu. Il s'abstint cependant d'intervenir, écoutant studieusement. Peut-être par politesse et respect pour cette femelle si singulière — fascination aussi, peut-être, sans doute –, par vanité, peu désireux de couper sèchement une parole trop complexe pour lui comme n'importe quel pékin de son Cañon natal l'aurait fait sans la moindre hésitation, ou juste parce qu'il était trop absorbé.
Sa question avait en effet été mal comprise par la louve mais d'une manière qui le surprit lui-même il ne s'en agaça même pas. Au final, peut-être s'était-il lui-même mal exprimé. La faute à l'accent, si ça se trouvait.

Une moue offensée lui fit plisser le nez lorsqu'elle mentionna la possibilité de fuir. S'il n'éprouvait d'ordinaire aucune répulsion à laisser leurs problèmes aux autres — si énormes et néfastes et globaux soient-ils –, la perspective de fuir ici sans demander son reste le révulsait. Peut-être était-ce là une simple réaction égoïste, ne sachant à quel point sa tanière était sûre et à quel point il pouvait évoluer à l'abri des nouveaux dangers que déversait sur eux le monde d'où venait la louve. Peut-être s'était-il un peu plus attaché aux lieux qu'il ne voulait l'admettre.
Peut-être s'ennuyait-il trop dans sa vie aussi vide de gens qu'elle était vide de sens pour laisser passer une occasion pareille.
Cela faisait des mois que l'esprit de Joaquín se mourrait d'ennui. Voilà de quoi égayer un peu son quotidien. Et s'il y passait, il n'y aurait pas grand monde pour le pleurer, pas même grand monde pour s'en apercevoir.
Si tant est que quelqu'un s'en rende jamais compte.

Pas question pour autant qu'il aille joindre ses forces aux meutards du Nord. Premièrement, parce qu'il avait été mention de glowsticks rouges, et que Joaquín savait que celui-là était aux mains des Etelkrus, et qu'il était hors de question qu'il n'envisage de collaborer ne serait-ce qu'un seul instant avec eux — sentiment sans aucun doute réciproque.
Deuxièmement, parce que la perspective de lier ses forces à ces meutes qui le débectaient tant sans qu'il ne sache au final pourquoi faisait instantanément naître en lui la menace d'une colère sourde. Et il n'avait pas franchement envie de se foutre en rogne devant celle qui se présentait finalement à eux comme Sigi, et qui leur indiquait présentement comment l'appeler en cas de besoin. Il se serait senti con et rustre.
La perspective de pouvoir invoquer à loisir ou presque l'étrange femelle le réjouissait plus qu'il n'irait jamais l'admettre. Probablement parce que cette vague fraternisation avec ce putain de mastodonte ravivait en lui un instinct social qui dépérissait à petit feu mais ne perdait pourtant pas espoir. Ca lui donnait l'impression d'être lié aux autres, un peu, en tout cas un peu plus qu'il ne l'était dix minutes plus tôt. Ca lui donnait le sentiment de construire quelque chose. D'exister à travers autre chose que la simple masse d'os, de muscles et de crocs à laquelle il se sentait réduit ces derniers temps.
D'être.
Aussi parce qu'elle l'intriguait franchement, la Sigi.

— Joaquín, dit-il sobrement après que Justice se soit présenté à son tour.

Ses yeux quittèrent finalement Sigi pour aller trouver ceux de Justice. Ce dernier semblait presque sur le départ, lui-même sentait que l'échange touchait à sa fin. Il ignora le vague sentiment de déception qui le gagnait et releva une dernière fois le nez vers la louve blanche.