Quiproquo | Eva

Elle se sentait un peu plus prête à accepter la situation : aucune action ne pourrait enlever la présence de ces enfants, ils existeraient et auraient, pour toujours, les gênes de Yersine.

Cela avait été sa conclusion, avant d'aller retrouver Mido. Il n'y avait, après tout, pas d'autre conclusion logique à ses yeux. Les émotions avaient eu beau l'habiter, ce départ pour la mission d'ambassade avait eu beau être également une excuse pour prendre du recul, elle avait toujours eu elle la voie de la lumière verte. Elle remerciait encore une fois la tutelle de Volstein et la bienveillance de la corneille pour avoir pu étendre sa valeur première. Elle était rentrée depuis peu de temps, mais elle sentait déjà qu'il était temps, il n'y avait aucune raison de repousser cette rencontre.

Elle devait parler, au moins dire ses sentiments pour le loup au pelage sombre, et évoquer à Eva qu'elle ne lui en voulait pas. Les accidents arrivaient, ou si c'était un coup de MonaLisa, qu'elle comprenait. Elle aussi avait été victime de l'esprit farceur ; son pelage en gardait les stigmates. Elle s'avança donc dans le sanctuaire, ne sachant trop où trouver l'ailée désormais, ne l'ayant vu à la bibliothèque avec Sobieski. Elle n'avait pas non plus trouver Octavia, l'autre mère. Elle n'arrivait à deviner où elles auraient pu emmener les enfants pour s'en occuper. Alors elle avait prit le parti de plus avancer pour se faire voir, plus qu'une recherche active. Eva la trouverait elle sans doutes. Outre son départ, ses habitudes n'avaient pas vraiment changées.

Elle n'avait que deux familiers en plus maintenant. Mais elle les avaient tous laissés entre eux autre part pour l'instant, pour ne pas être perturbée par leur présences.

Elle voulait être pleinement concentrée. Elle souffla et murmura pour elle-même.

"Bien..."

Eva avait eu assez de temps pour se vider la tête et bien trop de tâches pour la remplir inutilement. Passé le cap du choc, l'instinct maternel si longtemps observé chez ses parents avait pris le dessus chez elle et elle avait accueilli les petits bouts de chou à bras ouverts. Comment en aurait-il pu être autrement ? Elle n'avait rien à se reprocher bla bla bla peut-être, mais ces gamins... N'y étaient pour rien, et les abandonner même brièvement à l'aube de leur vie était un crime. Elle ne pouvait se prétendre Nakhu et adopter telle attitude.

Elle ne pouvait se prétendre louve et adopter telle attitude.

Alors, inconditionnellement et comme s'ils étaient les siens (bon, ils l'étaient à vrai dire), conçus volontairement (ce qui était moins vrai), elle les aimait, les élevait. Les noyait d'amour, autant qu'elle en était capable, comme ses parents l'avaient fait avec elle, avec eux. Parce qu'elle en ressentait le devoir.

Et aussi parce que, comment ne pas s'y attacher ?

C'est à eux qu'elle pensait dans le Dédale alors qu'elle revenait d'une longue excursion aux Plaines Gelées, en de vaines recherches de traces des animaux géants. Elle n'avait pas pris les bonnes routes, les bons tournants, elle n'avait rien trouvé, elle était fatiguée. Tellement fatiguée.

Alors quand elle aperçut Nocera. Droite, fière, dressée au milieu du Sanctuaire, fraichement revenue de son excursion chez les Lazulis. Nocera, qu'elle n'avait pas revu depuis ce jour fatal, tant de temps auparavant. Nocera, à qui elle ne savait pas quoi dire, qui lui avait tant manqué, avait laissé un espace vide et béant dans son coeur, qu'elle n'arrivait pas à combler, de quelque façon que ce soit.

Devait-elle, dans la bataille, perdre une amie ? Une amie si chère à ses yeux ?

Figée, même sa longue queue blanche reposait au sol, inerte. Que pouvait-elle bien faire ? C'est de se ruer dans ses bras qu'elle avait envie, l'accueillir en grandes pompes, lui expliquer combien son absence lui avait pesé, combien elle avait besoin d'elle dans sa vie.

Mais le pouvait-elle ?

En avait-elle le droit ?

Alors, le poil ébouriffé, avec une vague envie de pleurer qu'elle refoulait tout au fond de son coeur, elle l'observait.

Une odeur chaude, l'air un peu renouvelé de l'intérieur.
Puis quelques cliquetis, des griffes.
Quelqu'un arrivait.

Un bruissement léger de plume et un frottement morne, un poil balayant le sol lisse. Des parfums de muscade, de lait, des pins et des hauteurs remplirent la pièce. Elle n'eu même pas besoin de la voir pour la reconnaître. Sans cérémonie, son corps se tordit dans un demi-tour statique pour ne plus être de dos. Elle accueillit Eva d'une simple et sobre phrase.

"Ah, tu es là."

Pas de surprise dans sa voix, sa logique venait de payer. Elle avait bien pensé qu'Eva voudrait lui parler, tout comme elle avait désiré aller vers elle. Au vu de ce qu'elle savait de la pie, cela n'avait été que l'hypothèse la plus probable. Elle se décrocha de sa place et avança de quelques pas, avant de soupirer ses mots suivants avec un visage neutre mais ostensiblement détendu.

"J'ai eu le temps de réfléchir," entama-t-elle. "Personne n'est coupable dans cette situation, et il était inapproprié de ma part de réagir ainsi."

Elle ne se jugeait pas immature ni irraisonnable d'avoir subit cette vague de sentiments, elle n'avait pu la contrôler. L'important était simplement de pouvoir venir et accepter la situation, et ses torts. Elle avait probablement blessé avec ses actions, aussi bien son silence que son départ. Elle avait tiré ses conclusions. Elle baissa la tête et ferma les yeux une longue seconde.

"Je n'ai aucun droit sur Yersine."

Elle n'avait jamais rien dit, après-tout.

Elle attend. Elle écoute.

C'est avec tant de naturel, qu'elle s'exprime Nocera. Tant d'aise et de fermeté, tant de calme alors qu'Eva a l'impression d'être une boule de nerfs prête à exploser, une bille que les émotions submergent - ou presque. Son coeur cogne dans sa poitrine et elle fait passer son poids d'une patte sur l'autre.

Chaque parole la rassure.

Chaque parole apporte calme et espoir dans son coeur. Parce que Nocera, c'est longtemps qu'elle a attendu ton retour, c'est avec beaucoup d'appréhensions aussi. Et si tu ne voulais plus lui parler ? Et si tu lui reprochais quelque chose, quoi que ce soit, avec injustice peut-être mais parée d'une armure qu'elle ne pourrait percer ?

Une pause, un silence. Eva observe son amie, en cet instant suspendu dans le temps.

Puis elle couvre l'espace qui les sépare et leurs poitrails se heurtent, le museau d'Eva se glisse dans son cou et vient s'appuyer sur sa nuque, l'attirant à elle d'une étreinte délicate ; ses ailes viennent couvrir son corps, de celle qu'elle veut tenir auprès d'elle.

Tu m'as tellement manqué.

Elle n'était pas partie longtemps.

Mais avec le poids de la tristesse et de la peur, ça avait paru mille ans.

L'étreinte la surprit.
Son corps se tendit sous la surprise. Elle cligna des yeux plusieurs fois, ne pouvant voir que le bout des ailes de la pie. Une bouillie lui prit la tête, alors que tout lui avait semblé si clair la seconde précédente. Elle représentait la logique, mais n'était pas une machine, elle ressentait, et il lui faudrait prendre le temps de détailler ce qui lui passait dans le cœur.

Pourtant cette action représentait un contraste avec à quoi elle s'était attendue. C'était presque disproportionné. Elle avait dû la blesser pourtant, en partant sans communiquer, en s'éloignant sans la soutenir dans la venue de ces enfants. Elle n'avait même pas encore prononcé de réelles excuses pour cela, alors qu'Eva elle l'avait soutenue quand Volstein avait disparu. Elle aurait pensé qu'elle tiendrait des distances, et qu'elle n'aurait sans doutes... plus vraiment voulue être son amie. Ah. Voilà. Elle avait pensé que ce moment les aurait éloignées. Elle avait dû se tromper. Même si leurs interactions avaient été moins nombreuses qu'avec son frère ou Yersine, Eva était une figure à laquelle elle s'était attachée. En y réfléchissant, Eva était joviale, sociable, démonstrative et surtout, était sans doutes tout sauf rancunière. Nocera avait sans doutes trop projeté ses propres sentiments. Il lui restait une culpabilité visiblement. L'impression de ne pas avoir apprécié Eva autant qu'elle, l'appréciait.

Elle se mordit l'intérieur de la joue.
Finalement son propre regard s'embua et elle contrôla son souffle pour réguler le négatif qui lui venait. Tout irait bien, elle ferait mieux. Elle s'assurerait d'être là pour Eva, cette fois. Elle répondit à l'étreinte après ce temps incertain, maladroitement certes, mais avec sincérité.

"Je suis désolée."

Elle ferait mieux.
Les Nakhus étaient sa famille, et Eva en faisait partie. Elle les aimerait tous décemment, tâcherait d'être plus démonstrative.

Nocera ne la repoussa pas, et finit même par lui retourner son étreinte. Un énorme poids quitta les épaules de l'aviaire. Voilà. C'était fait. Ca avait été aussi difficile et aussi simple qu'avec Ajani. Un poids qui ne l'avait pas quitté, un premier pas qui semblait impossible à faire.

Et quelques mots, une étreinte qui avait tout chassé.

Parce que le reste n'importait que peu. Eva finit par se dégager et lui donner un petit coup de museau sur la joue. Elle prit quelques pas, et s'assit. Elle se mordilla les babines et détourna le regard. La joie de la revoir et la retrouver n'ôtait pas tout le reste, et elles devaient parler.

Moi aussi, No'.

Ce fut un peu plus difficile de continuer :

Nous n'avons rien... Fait. Je ne connais même pas vraiment Yersine. Personne...

Elle jeta un coup d'oeil autour d'elle pour vérifier que personne n'écoutait... Et surtout pas un gamin. Surtout pas un gamin.

Personne ne voulait.

Elle déglutit.

Mais ils sont là. J'espère que tu leurs laisseras une chance. Ils sont innocents.

Elle avait du s'en persuader aussi, au début. Ca n'était pas... Si simple. La louve bicolore hésita. Elle avait revu Yersine. Ou plutôt, elle l'avait traqué jusqu'à le retrouver. Devait-elle le mentionner ? Evoquer la tristesse et la douleur du petit être, ses pensées qui en premier étaient allées à elle, son amie ?

En avait-elle le droit ?

Eva confirma d'abord ce qu'elle avait déjà dit.
Des mots de ce jour là, imprimés dans son esprit, quand bien même elle n'avait pas écouté. C'était désormais chose faite, elle absorbait les paroles, leur ton, et leurs implications. Pleinement. Le simple geste de la pie d'observer autour ajoutait du poids à la confession pesant, qui fit courber l'échine de Nocera.

Puis Eva formula une demande, seule et unique.
Une étoile d'altruisme dans la nuit du destin imposé par ces esprits sombres, les émotions égoïstes, et les réactions maladroites. La seule bonne réaction face à toutes ces âmes qui n'avaient que subies les facéties du monde dérangé qu'était le leur. Autant parents, qu'enfants, que proches. Une sorte d'action pour reprendre le contrôle aussi, pour se saisir de cette situation et la retourner et l'élever vers un avenir positif. Tout cela, dans une promesse de chance et d'amour pour ces âmes imposés.
Personne n'avait jamais rien demandé, surtout pas eux.

Nocera hocha la tête.

"Bien sûr."

Ils existeraient et auraient, pour toujours, les gênes de Yersine.
Elle en revint alors à lui. L'As se pic qui avait dès le premier jour percé son indifférence par la candeur qu'elle avait vu mourir dans son œil unique. Par la détermination qu'elle avait vu y prendre place. Dont elle avait d'abord toujours vu les blessures plutôt que la force et le courage qu'il avait développé pour mener ses batailles. Qui l'avait repêché et sauvé à son tour dans le manoir, et qu'elle avait appris à laisser repartir dans la même nuit qui formait ses cheveux ondulés. Tant d’historique, qui la rappelait à une autre histoire qu'ils avaient partagés, avec le Roi. Le loup à la couronne d'os, que devenait-il ? Elle avait trouvé des informations, alors elle irait bientôt le chercher.
Devait-elle en faire de même avec Yersine ?
Sans doutes.

"Sait-il ?"

Elle devait d'abord obtenir quelques perles d'informations de la part d'Eva aussi, pour aller retrouver l'As. Elle retint son souffle. Mais la fille des étoiles avait posé un regard chargé d'espoir et de questions tues qui suivaient la seule qu'elle avait posé. Qu'avait-il dit, quelle avaient été ses réactions.
Ainsi saurait-elle comment agir en conséquence.

Bien sûr.

Une réponse qui apporte encore une vague de soulagement à Eva. C'était logique, évidemment. Mais elle ne demanderait pas une attitude logique face à cette situation. Elle ne demanderait pas grand chose, à vrai dire, et était particulièrement soulagée de la façon dont ça se passait. Elle avait imaginé... Le pire.

La question de Nocera lui fit relever la tête.

Elle laissa passer un instant, de quoi ordonner ses pensées. Au moins, elle lui facilitait la tâche, abordant d'elle-même les points saillants de leur discussion. Eva se dit qu'était là peut être une façon de se racheter, si jamais elle avait quelque chose à racheter. Elle commença d'une voix sourde :

Oui. Sous le choc, comme nous tous.

Elle s'approcha de nouveau d'un pas pour venir murmurer à son oreille.

Secret, pour elle seule.

A ton image, sa première pensée fut pour toi.

Un souffle.

Un ouragan à peine audible.

Un malstrom, destiné à Nocera seule.

Maelstrom.
Des mots à un volume si faible, qui balayèrent pourtant sa conscience. Eva n'aurait pas pu mieux les choisir, elle avait distillé une situation pour en délivrer l'essence à Nocera. Elle, se prit tout simplement leur force en plein visage. Happée, frappée. Hébétée par l'idée que la première pensée avait été pour elle, une affirmation qu'elle avait été sa priorité. Ses entrailles s'en tordaient : galvanisant pour elle qui avait eu peur qu'elle ne soit reléguée, et déchirant, culpabilisant, car ces enfants méritaient d'obtenir la responsabilité de tous leurs parents. D'au moins avoir cette chance. Elle ne pourrait jamais repousser l'euphorie qui l'assaillait et passait pour le moment devant la culpabilité ; à ton image.
Il était son miroir, ressentait alors la même chose qu'elle. Le ressentir était une chose, faire face sourde aux pérégrinations du mâle en avait été une chose, se douter plus tard d'un potentiel melt-down et jalousie de sa part encore une autre mais... que cela soit évoqué par un tiers, c'était époustouflant.

Ses yeux s'ancrèrent dans ceux d'Eva, onde tourbillonnante et conductrice de l'électricité qui la parcourait, à force de toutes ces pensées et émotions. Elle se leva à moitié, dansa sur place en observant la sortie. Elle avait envie d'aller le trouver, de tout confirmer définitivement. D'au moins tout dire pour sa part, car en cet instant ses sentiments débordaient, agités par la pauvre et menue phrase d'Eva.

Mais où était-il ?
Elle devait aussi retourner en terres désolées. Ses responsabilités arrivant sous peu, l'horaire incongru de départ et le manque d'informations n'auraient rien donné de concret. Elle inspira une goulée d'air et observa le sol, agrippant d'une patte de fer ses ressentis.
Du calme.

"Où l'as-tu vu pour la dernière fois ?"

D'abord, des informations. Ensuite, elle s'organiserait et irait le trouver.

Elle les sentit plus qu'elle ne les vit. Ces sentiments, qui s'agitaient en elle. Lui tordaient les tripes. Lui faisaient tourner la tête, le manque d'oxygène, l'euphorie. Elle ressentit cette force qui la balayait, observait le résultat de ses révélations avec... curiosité. Nocera, elle qui savait offrir froideur à ses connaissances, chaleur à ses amis. Elle, dont le regard se tournait maintenant pleinement vers quelqu'un. Elle sourit.

Parce que c'était beau, cet amour. partagé. Un amour qui brillerait parmi les étoiles, si les deux de cette constellation parvenaient à se retrouver. Eva réfléchit, une seule seconde, avant de lui offrir ce qu'elle cherchait :

Je l'ai croisé aux Côtes de Nacre. Il allait voir Moiro.

L'île aux Roses.

Hâte toi.

Côtes de Nacres, Moiro.
Elle nota tout cela dans son esprit : quand n'avait plus tant d'importance, il avait déjà dû bouger depuis. Elle le savait mobile, et dans une quête qui le menait dans tous les coins du territoire. Ce serait au moins déjà une base que de savoir cela. Un plan montait déjà dans sa tête : aller au nord voir Avalon, écrire une page de cette histoire inachevée, et ne poser le stylo que le temps d'aller vers les terres désolées où elle essaierait de chercher Yersine en premier. De là, ensuite, elle aiderais à raviver les terres tout en continuant de le chercher si elle ne le trouvait pas d'emblée.

Elle devait, en attendant, une fière chandelle à celle qui venait de l'informer. Tant de la position sentimentale que géographique du loup noir. Elle s'approcha d'elle alors, et renoua une étreinte, plus forte. Elle jurait, sur les étoiles, qu'elle ferait désormais tout pour la protéger et l'aider. Le front contre son épaule, ce qui sortit en un gargouillis positif, exprima plus que le seul mot qui le composa.

"Merci."

Elle la lâcha, non sans s'être attardée une seconde, et avec un dernier regard, ses deux orbes vert d'eau dans ses deux pupilles dorées, elle fit demi-tour et s'éloigna, le pas déterminé.
Se préparer.
Et agir.