L'angoisse des premières fois [PV Eva & Ajani]

La demande l'avait en effet rendu très heureux. Il avait fait de son mieux pour apprendre à connaître les trois derniers enfants Nakhus, et la chose s'était avérée plus aisée que prévue. Ils vivaient avec eux, alors il n'était pas très difficile de les croiser - même s'il s'agissait uniquement de salutation ou de regards, puisqu'ils passaient beaucoup de temps en compagnie de leurs mères - et de s'enquérir de leur santé, de leurs occupations. Il avait même passé un peu de temps avec la petite ailée de la portée Ruine, en un moment de jeu innocent qui avait éveillé en lui à la fois joie et nostalgie. Là, il ne s'agissait guère de préparer un jeu, bien-sûr, mais il était véritablement heureux qu'Eva et Octavia lui accordent une confiance suffisante pour lui proposer de faire de leur fils Momon son apprenti, ou au moins d'essayer.

L'idée lui avait pris quelques heures de sommeil, remplacées par de longues réflexions. Il avait eu une protégée en la personne de Moineau - cela faisait de plus en plus longtemps, et son souvenir, qui lui arrachait toujours une pointe de tristesse, s'enfuyait doucement loin du présent - et il avait entraîné Eva, mais jamais il n'avait eu de véritable apprenti. Lui l'avait été de Volstein, et c'était là son seul repère en la matière. Il ne s'attendait pas à pouvoir faire aussi bien que le petit loup blanc, qui avait alors bien plus d'expérience et de sagesse que lui, mais il souhaitait de tout coeur pouvoir au moins apporter un peu à ce jeune loup, autant en matière d'entraînement pur que de sagesse. Il s'était éveillé aux aurores, l'idée le travaillant toujours, masquant une espèce d'angoisse impatiente - il avait le trac - par une longue marche jusqu'au temple de la Corneille. Eva devait l'y retrouver dans la journée pour faire les présentations, et lui profita du temps qui lui restait pour prier la Corneille.

Le temps passa bien rapidement, et la brise qui venait du dehors lui apporta une odeur familière quelques instants avant que la silhouette ne se dessine à l'entrée. Les yeux clairs de l'Oracle parurent s'allumer en même temps qu'il lui adressait un franc sourire et s'approchait avec ce pas un peu lent qui le caractérisait. Ce n'était qu'illusion, simplement due au fait que sa grande taille lui autorisait moins de pas que la moyenne des loups pour couvrir la même distance.

"Bonjour Eva, bonjour Momon." Lança-t-il en baissant les yeux, une fois parvenus à leur hauteur, pour saluer également la petite silhouette qui l'accompagnait.

Il l'avait déjà constaté avec Ruine : s'il y avait une chose qui pouvait se montrer intimidante lorsqu'il était face à un louveteau, c'était leur différence drastique de taille. Il ne s'approcha pas donc pas tout à fait, pour ne pas se dessiner en une silhouette immense face au petit loup qu'il ne connaissait pas encore, et le salua d'un hochement de la tête.

"Je suis heureux de vous voir ici." Ajouta-t-il. "Tu es déjà venu dans le temple de la Corneille ?"

Il prit le parti de s'adresser directement à Momon. S'il le prenait sous son aile, ils auraient sans doute moult conversations, autant prendre la température immédiatement. Il avait légèrement baissé la tête pour être un peu plus à sa hauteur, et peint sur son visage une expression qui se voulait rassurante.

Après un premier salut bégayant, le petit loup sembla prendre un peu plus d'aisance - ou bien prendre beaucoup plus sur lui, c'était difficile à dire - et parla de lui-même. Ajani l'écouta avec attention, remarquant sans mal les allers et retours que faisaient son retour, témoignant du malaise qui persistait. Il était un peu timide, ou peut-être impressionné, mais il était poli et le grand loup reconnut les efforts qu'il faisait pour faire bonne figure et lutter contre l'envie qui le tiraillait visiblement de s'en aller loin d'ici. C'était à l'Oracle de travailler à le mettre d'avantage en confiance, et il eut quelques battements de coeur un peu plus forts en se demandant s'il en était capable. Mais il chassa vite ces doutes de son esprit. Ils ne serviraient qu'à empoisonner un moment qui devait être aussi crucial que spontané pour eux deux. Il n'avait pas besoin d'en faire des tonnes. Si le louveteau ne l'appréciait pas, il aurait de toute manière bien du mal à faire un bon mentor pour lui.

"Je suis certain que tu y parviendras." Répondit-il avec un sourire affectueux. "Tu peux m'appeler Ajani si tu veux."

C'était en réalité la première fois que quelqu'un l'appelait "monsieur", et c'était... étrange. On l'appelait par son prénom ou de surnoms, par son rang parfois, et il y avait bien-sûr Lewis qui le qualifiait d'un patronyme assez long et pour le moins original. Mais jamais on ne s'était adressé à lui avec le respectueux et distant "monsieur". Il n'était pas certain que c'était une bonne base pour une relation de confiance. Mais il devait reconnaître qu'Eva et Octavia avaient élevé un enfant très courtois.

Ce fut à son tour de ne pas trop savoir quoi répondre lorsque Momon lui affirma que sa maman lui avait dit de gentilles choses à son propos. Il eut un regard bref vers Eva, un regard presque gêné, débordant de cette affection sans faille qu'il avait à son égard, un peu malicieux aussi. Il espérait qu'elle n'avait pas exagéré les quelques qualités qu'il pouvait avoir, au risque que son fils soit ensuite déçu. Il finit par secouer la tête et faire demi-tour, pour inviter d'un mouvement de la queue le petit loup à le suivre - ainsi que sa mère si elle le souhaitait.

"Puisque tu ne l'as jamais vu, je peux t'emmener voir la statue de notre déesse, ainsi que sa fontaine." Lança-t-il avec un sourire.

Il se souvenait de l'étrange impression qu'il avait eue la première fois qu'il était entré dans ce temple, aux côtés de Volstein. La majesté qui émanait des lieux, la lumière irréelle de la fontaine qui tâchait tout ce qui l'entourait de violine et de couleurs pastels. Et cette sensation aussi, qu'il avait à chaque fois qu'il s'approchait de la statue, d'une présence à ses côtés. Tant de choses qui, soudain, lui tardait de partager avec ce futur potentiel apprenti. Du mentor ou du jeune loup, le plus enthousiaste n'était sans doute pas celui que l'on aurait cru.

Il s'avança donc dans l'allée centrale, jusqu'au puits de lumière au-dessus duquel se dressait la haute statue de la corneille. Il s'arrêta non loin devant pour attendre ses invités, et adressa un signe de la tête déférent à la figure de pierre.

Lorsqu'il tourna la tête pour s'enquérir de l'avancée du petit loup, il le vit s'arrêter au centre de la grande allée de pierre pour lever le museau vers les Corneilles. Machinalement, Ajani suivit son regard et posa ses prunelles claires sur les oiseaux. Lui qui passait tant de temps ici n'oubliait pas leur présence, mais elle était aussi normale que celle de ses congénères. De temps en temps, les corneilles s'envolaient, étaient absentes pendant un temps, laissant l'édifice en silence. Puis le lendemain elles étaient de retour, silencieuses, laissant échapper un coassement plus rarement. Leurs yeux étaient des puits de ténèbres, mais qu'il ne craignait pas.

Le cliquetis des griffes sur la pierre finit par lui indiquer que Momon achevait la distance qu'il lui restait à parcourir pour parvenir jusqu'à lui, et il baissa à nouveau le museau vers lui. Avec un léger sourire, il le vit regarder la haute statue, puis se pencher sur le puits de liquide magique dans lequel se déversait la fontaine de Yurai. Enfin, il s'assit et sa voix un peu fluette s'éleva pour lui poser une candide question, qui ne ut qu'attendrir encore d'avantage le grand loup blanc. Il eut un hochement de tête et répondit :

"La Corneille est plus belle encore que toutes les statues et les dessins la représentant."

Il était bien placé pour le savoir, lui à qui elle était déjà venue bien des fois. La rencontre avec une divinité était une expérience difficile à décrire, unique dans une existence. Pour Ajani, qui avait tout d'abord grandi comme Raeder, puis avait appris à connaître les dieux grâce à Volstein, cette rencontre avait été d'autant plus étrange et bouleversante. Il laissa filer un instant de silence, les yeux perdus dans le liquide lumineux, puis tourna la tête vers le petit loup pour demander doucement :

"Tes parents ont donné leur bénédiction, mais j'aimerais avoir ta réponse. Souhaites-tu devenir mon apprenti, Momon ? Je t'apprendrai à combattre, mais aussi à apprendre des autres, à réfléchir, à poser sur le monde le regard que nous posons nous les Nakhus. Un regard sans haine, un regard de sagesse. Mais je ne désire pas t'imposer quoi que ce soit. Je ne le ferai que si tu en as vraiment envie."

Il lui lança un sourire encourageant. Eva étaient trop loin pour les entendre, il n'y avait personne pour donner au petite loup une pichenette dans la direction qui serait jugée comme bonne par tout autre que lui. Et c'état sans doute mieux ainsi.