Se battre comme des filles ✠ Anita

Aujourd’hui était l’un de ces jours pour lesquels on se réveillait en sursaut, le cœur battant un peu follement et le ventre fourmillant d’une excitation difficilement contenue.
Aujourd’hui était l’un de ces jours qui marquait une étape. Cela faisait plusieurs mois qu’elle suivait l’enseignement de sa tante, qu’elle en voyait les effets sur son corps déjà travaillé qui n’avait eu de cesse de se galber davantage. Comme prévu, elle avait progressé – aurait-il de toute manière pu en être autrement en ayant pour maîtresse la petite mais redoutable Pepper ?
L’entraînement pour lequel elle la rejoignait en trottinant dans les boyaux du Castel était particulier et emblématique, l’un des épisodes clés d’une formation auprès de la guerrière aveugle. C’était aussi le créneau après lequel son frère, une paire de mois auparavant, avait pu prétendre à son glowstick en offrant une performance dite époustouflante à Pepper.

Bien. Elle avait hâte d’en faire de même !

Tout comme elle avait hâte de retrouver Kiro pour le défier à son tour, après Narcy et après Dez, pour enfin obtenir ce qu’elle avait longtemps pensé aller réclamer au jour de ses un an.
Ce qui ne l’avait pas empêché de lui rendre une petite visite et d’en ressortir fortifiée par un petit cadeau de souffle divin.

Cette simple pensée suffit à ramener un sourire encore plus affirmé sur ses babines déjà rieuses. D’aucuns auraient pu qualifier cela de triche, mais elle préférait y voir une confiance et un avant-goût de ce qu’elle deviendrait plutôt qu’un simple cadeau illusoire et destiné à disparaître. Si elle avait déjà pu remarquer le changement qui s’était opéré suite à son entrevue avec Kiro – elle était rendue plus forte, encore plus agile et se fatiguait moins rapidement – de par cette drôle d’impression d’avoir un corps plus léger et moins soumis aux aléas de la faiblesse qui parfois prenait même les jeunes, elle ne comptait pas pour autant en rester là : son objectif était de parvenir par elle-même à maintenir ces aptitudes même une fois que l’aura de l’Anaconda se serait dissipée.
En attendant, elle espérait bien en faire voir de toutes les couleurs à sa mentor et se donner encore plus que jamais.

Celle-ci l’attendait déjà dans l’espace qui accueillerait leur combat à l’aveugle, fière et droite ; et son apprentie vint s’assoir devant elle, arquant déjà l’encolure pour anticiper le mouvement de sa tante qui viendrait apposer le bandeau sur son yeux.

— Es-tu prête, Anita, à composer dans l'obscurité ?

Elle hocha la tête d’un geste bref mais rigoureux en même temps qu’elle y donna de la voix.

— Plus prête que jamais !

Et en cet instant elle-même ne pensa pas une seule seconde à cet attribut qui s’invitait si souvent de lui-même dans son quotidien et qui lui serait probablement plus utile que jamais en ce jour, car il était rare de s’attarder sur des éléments tant naturels qu’ils faisaient partie de soi lorsque l’esprit dansait déjà dans un tourbillon de pensées hétéroclites.

Dressée sur son corps musclé, l’Alpha lui noua le bandeau derrière les yeux d’un geste expert.
Les couleurs de la grotte déjà sombre disparurent, la lumière orange revenue orner la silhouette de sa tante s’éteignit.
La voilà qui était plongée dans le même monde de ténèbres que celui de sa mentor, un monde noir qu’aucun éclat de lune ou d’étoile ne pouvait venir égayer, un monde dont elle pourrait bientôt émerger quand Pepper y était à jamais plongé. Ses hautes oreilles se redressèrent plus encore, prenant conscience de toute leur importance en cet instant. Privée de la vue, Anita se reposerait sur tous ses autres sens et déjà ses tympans s’éveillaient aux multiples sons qui se révélèrent plus clairement, des sons auxquels elle n’avait pas fait attention auparavant. Le grincement du cuir des accessoires lorsque Pepper se mouvait, le poids que l’on pouvait presque sentir passer d’une patte à l’autre quand l’air serpentait autour de leurs corps.
A chaque parole de sa mentor elle prenait conscience d’un nouveau degré de profondeur encore inexploré dans la richesse des informations que l’on pouvait soutirer à chaque sens qui en cet instant se renforçaient pour venir l’épauler dans la perte de ses yeux.

Sa tête pivotait pour suivre la trajectoire de la petite louve, ses déplacements, se calibrant et s’habituant peu à peu. L’excitation de ces sensations nouvelles se développant fit frémir son corps, onduler sa queue. Oui, elle était prête.
Elle ne se sentait pas démunie, non. Seulement exaltée à la perspective de cette épreuve qui la pousserait dans ses retranchements, loin de ce dont elle avait l’habitude. Le dépaysement avait tendance à la charmer.

Quittant la posture assise pour se redresser, elle se lança sur ses premiers pas, d’abords lents et mesurés. Elle communia toute entière avec la sensation de ses coussinets épousant le sol rocailleux, de ses griffes dont elle fut attentive au léger raclement quand elles glissaient avant de s’élever hors du contact.
Ses foulées devinrent plus rapides et plus assumées quand elle commença à tourner en cercle autour de la grotte, longeant les parois et tentant de garder Pepper au centre de sa manœuvre circulaire. Le combat pourrait bientôt commencer, elle se sentait prête à s’adonner à la danse des ombres.
Mais il fallait y mettre un peu d’ambiance.

— Pareille à la terrible Oxomo, cruelle solitaire déchue, c’est une ennemie plus redoutable encore qui rôde autour de Dame Pepper… On l’appelle Anita, saura-t-elle vaincre la légendaire guerrière des Etelkrus ?

La voix qu’elle força à être sombre, lugubre et sifflante ne put totalement se départir de la tonalité de malice qui déformait ses intonations.
Elle accéléra, encore.
C’est alors qu’ils commencèrent à se faire entendre, se joignant à la marche forcée des autres sens poussés à leur pleine puissance. Elle n’y faisait même pas attention tant ils étaient communs pour elle – les petits sons aigus surgissaient parfois en écho de sa respiration même, à chaque fois qu’une de ses pattes retombait sur le sol et que son souffle s’expulsait, entraînant dans son sillage une brève ultrason.
De ce don qu’elle possédait depuis la naissance elle n’avait encore jamais eu usage contre quelqu’un, jamais la faculté n’avait ressenti le besoin de s’éveiller dans similaires circonstances.

Mais là, pour tenter de remplacer sa vue abandonnée… Ils jaillissaient à un rythme régulier, l’aidant à se repérer bien plus efficacement dans cet espace sans même qu’elle n’en ait conscience.
Quand elle put finalement déclencher un galop et courir quelques premières foulées avant de bondir vers un recoin en hauteur de la paroi de roche elle eut simplement la sensation d’avoir dressé une bonne carte mentale de l’espace, d’avoir su mémoriser les caractéristiques de leur arène. Une fois encore, elle prenait simplement avantage de son environnement.

De cette alcôve qui lui servit de bref appui, Anita tordit son corps vers l’autre sens au rythme d’un nouvel ultrason. Elle sut où viser, où lancer son attaque.

Et elle plongea vers Pepper, toutes pattes en avant.

Ses pattes percutèrent l’épaule de la mentor, la jeune hybride déchargea toute l’énergie de son élan dans le coup porté. Si sa mentor avait repéré son approche alors cela avait été un instant trop tard - ou bien elle avait délibérément choisi de l’encaisser et de la laisser venir sur elle pour mieux l’avoir à sa portée pour une sévère réplique.
Elle sentit les muscles se tendre, ne put voir l’air sur le visage de sa tante –avait-elle été fière de son entrée en jeu, avait-elle été surprise de son angle d’attaque ? – mais anticipa dans l’air chargé d’une tension électrique l’amorce de la contre-attaque. Si Pepper avait pu vaciller sous son élan, il lui faudrait cependant bien plus pour qu’Anita espère la faire tomber. Avec la petite taille de l’Alpha venait tout un style qu’elle avait exploité et raffiné – Pepper était compacte, solide et ancrée au sol, du bout de sa truffe jusqu’à la pointe de sa queue tout était fait pour que l’on ne puisse jamais se saisir d’elle et seulement laisser rouler les puissants muscles.

Anita en était l’opposé sur ses hautes pattes, son corps long et sculpté de courbes, jusqu’à cette queue si fluide mais si outrageusement longue qui aurait pu permettre à quelqu’un de l’immobiliser en l’attrapant.
Mais elle aussi pousserait ses atouts à leur paroxysme. Ce long appendice narguerait quiconque voudrait l’attraper – mais toujours se déroberait, la jeune louve repartant filer avec le vent dans une énième cabriole.

Elle n’eut nul besoin d’ultrason ni de la vue pour savoir que maintenant qu’elle avait fait mouche il lui fallait repartir immédiatement, s’éloigner d’un bond de l’Alpha qui allait vouloir se saisir d’elle pour vaincre. A cet entraînement elles ne se feraient pas de cadeau : il était décisif.
Alors à peine ses pattes eurent-elle retrouvées le sol qu’elle bandait de nouveau ses muscles pour s’envoler dans un saut de côté, hors de portée – elle en avait été bien avisée car elle sentit le déplacement d’air de sa tante qui fondait sur elle, ressentit presque la caresse d’un croc le long de son poil, entendit clairement le claquement de la mâchoire qui avait manqué de justesse de se refermer sur sa patte arrière.

— Woops !

Un éclat de rire galvanisé s’échappa de son souffle court – elle aimait tant cette sensation de se tirer avec brio d’une situation compliquée, l’accélération brusque de son rythme cardiaque et la sensation de chaleur qui se répandait dans sa poitrine.
L’adrénaline montait.

Elle retomba légèrement un peu plus loin, la torsion de son corps se délia pour la remettre droite sur ses pattes – instinctivement ses yeux cherchèrent l’Alpha mais seule l’obscurité s’offrait à elle, aussi laissa-t-elle entendre quelques ultrasons pour sonder l’espace et localiser au plus vite la louve qui s’était probablement déjà déplacée pour le prochain mouvement.

Sans surprise lui revinrent les informations attestant du déplacement de sa mentor. Elle ne lui laisserait pas la tâche aisée, et cela tombait bien – puisque Kiro lui avait donné un coup de pouce, Anita voulait que sa tante donne le meilleur d’elle-même. Être ménagée ne l’intéressait pas.
Ses oreilles elles aussi s’appliquaient à mettre en œuvre tous les conseils donnés, s’agitant et s’orientant de manière à récolter le maximum d’informations sur la situation. Le moindre gravier roulant un peu plus longtemps, le faible cliquetis du métal, la respiration ténue mais présente de sa tante ; tous ces éléments qu’elle devait lire au-delà de sa propre cacophonie corporelle – elle n’avait jamais remarqué à quel point un organisme pouvait être bruyant rien qu’à son souffle et aux battements du cœur.

La voix de Pepper lui parvint et la surprend quelque peu, elle qui guettait d’ores et déjà une attaque. Mais sa phrase la fait sourire et redresse sa queue dans une ondulation alors que l’hybride prenait tout juste pleinement conscience des ultrasons qui perçaient l’air de temps en temps et que sa mentor avait bien dû entendre – après tout, les tympans des autres loups avaient tendance à être agressées par un tel
son alors qu’elle n’y prêtait même plus attention tant elle en avait l’habitude.

— Oh, je ne les maîtrise pas vraiment, je crois ! Pas pour l’instant. Ça vient tout seul.

Mais déjà repartait sa tante après un petit rire – Anita se crispa, chassant le bref moment d’hilarité pour retrouver toute sa concentration et anticiper la prochaine action.
Le son des foulées la perturbait quelque peu – c’était changeant, elle n’arrivait pas tout à fait à en déterminer la position. Les ondes qui revenaient vers elle pour lui donner vue dans le noir avaient leurs limites et ne lui étaient pas toujours utiles, elle le savait déjà ; leur portée limitée ne permettait pas de couvrir un espace trop grand et leur latence, bien que faible, empêchait de saisir avec précision un mouvement trop vif avant qu’il ne soit trop tard.
Le don lui était parfait pour dresser une carte mentale dans l’obscurité mais était grandement faillible pour suivre un adversaire en action.

Elle s’en rendit compte quand elle sentit Pepper arriver sous elle – bien plus proche qu’elle ne l’aurait cru, elle qui la pensait encore suffisamment loin pour l’esquiver de quelques foulées.
Il était trop tard pour partir sur un côté ; elle devait s’éloigner autrement du coup que Pepper allait porter.
Elle bondit sur place en même temps que son adversaire se redressait pour la soulever de terre – mais sa tante parvint tout de même à l’atteindre, l’envoyant rouler un peu plus loin sur le sol avec un glapissement de surprise. Mais pas sans donner un minimum de réciproque : de sa longue queue elle frappa la mentor à faible puissance, mais c’était toujours ça de pris pour lui laisser le temps de se relever et de reprendre ses esprits.

Elle s’ébroua rapidement une fois sur ses pattes, secoua la tête pour se revigorer et être prête à essuyer un nouvel assaut.
Au moins ne s’était-elle pas fait mal, à part pour l’air qui s’était retrouvé chassé de ses poumons par le choc – quand on apprenait à crapahuter dans les arbres et les rochers, on apprenait aussi à tomber en évitant les dégâts.

Maîtriser ce don si utile mais si sauvage, l’idée ne pouvait que lui plaire.
Sa longue queue ondula dans ce mélange d’anticipation et d’excitation, la jeune louve faisant de son mieux pour ne pas se laisser déconcentrer malgré l’humeur si allègre de sa tante qu’elle aurait eu envie d’entretenir d’un rire elle aussi.
Seulement elle avait pour tâche de guetter le moindre de ses mouvements et de ne pas céder aux tentatives de l’adversaire de l’amadouer pour mieux la charger.

D’autant que l’adversaire en question était redoutable et bien qu’elle ne puisse plus la voir, elle imaginait sans mal les yeux jaunes vissés dans sa direction, le corps robuste et rapide ramassé sur le sol et toujours prêt à poursuivre.
Anita calma sa respiration, apaisa la cacophonie interne pour laisser plus de place à tous les autres sons autour d’elle. Oreilles droites et quelques ultrasons traversant l’air l’informèrent de la position de sa mentor, puis les foulées qui démarrent ; la gorge qu’elle oblige à demeurer close pour ne pas se retrouver perturbée par les ondes dont elle avait pu constater la faiblesse dans les attaques rapides.
Et comme le combat n’était pas qu’une question de force ou d’agilité mais aussi de stratégie elle décida de laisser Pepper venir à elle, avec cette ambition de l’attraper encore, de peut-être lui attraper une patte.

Cette fois-ci elle attendrait le tout dernier moment mais en pleine connaissance de cause. Quand alors l’Alpha serait sûre de l’avoir à sa portée, elle décollerait dans un bond pour s’esquiver à l’attaque – épuiserait un peu plus la si féroce louve, qu’elle n’avait pas réel espoir de pouvoir physiquement renverser tant qu’elle n’approchait pas d’une fatigue critique.

Le cliquetis du harnais s’amplifia. Elle reconnut l’intensité de cette foulée décisive dans le pas un peu plus lourd que l’on appuyait contre la roche, quand le corps se rapprochait du sol pour mieux bondir et filer de l’avant dans une accélération soudaine.
C’était le moment.

Elle poussa sur ses postérieurs au moment même où elle imaginait Pepper en faire de même, se propulsant dans une trajectoire qu’elle ne saurait rectifier à cet instant – et une fois encore les crocs se refermèrent sur un courant d’air.

Il n’y avait pour le moment plus de place pour les paroles dans le rythme soutenu qui s’installait, plus de temps pour un soupir relevé d’une joyeuse note.
Anita s’était envolée et dérobée mais déjà devait réfléchir au prochain pas, se positionner pour localiser au mieux la provenance de la prochaine attaque ; sa truffe et ses oreilles remuaient à l’unisson pour emmagasiner odeurs et sons tout autour de leur espace clos.
Elle se dit un instant qu’il y aurait eu plus de défi encore à exécuter l’exercice en pleine nature – là où les sons étaient absorbés et brouillés par tant d’autres fourmillements, là où milles senteurs venaient se mêler et surcharger un odorat aguerri.

Même si tout cela était déjà bien assez difficile. Leurs poumons se gonflaient d’une respiration de plus en plus profonde mais personne ne semblait réellement prendre le dessus pour l’instant, elles en étaient presque encore à se jauger, à tester leurs différentes stratégies et aptitudes, se rapprochant de plus en plus dangereusement l’une de l’autre dans des mouvements parfois risqués.
N’était-ce pas après tout le moment idéal pour expérimenter et prendre le risque de rater – dans cette joute bienveillante plutôt qu’en dansant une valse mortelle ?

Anita retint son souffle quand elle entendit Pepper se remettre en mouvement.
Plus le temps de s’attarder dans ses pensées : le présent allait la rattraper et l’absorber toute entière.

Mais elle qui s’attendait à l’entendre surgir sur l’une de ses pattes ou de ses flancs analysa sa position bien plus loin – perplexe elle s’en assura d’une ou deux ultrasons, sa mentor s’était bel et bien éloignée. Quelle était cette nouvelle stratégie ?
Il y eut un nouveau son – tout proche d’elle cette fois-ci et la jeune louve se tendit, bandant ses muscles et s’apprêtant à bondir. Mais ce qu’elle entendait était étrange, bien loin du son qu’aurait fait une patte de Pepper, tandis qu’à l’opposé et en direction de son autre oreille -
C’est là un son bien plus familier qu’elle perçut à temps et elle ne se laissa pas tromper, même si elle avait failli.

Une nouvelle pirouette déroba son corps d’un leste bond, l’arrachant à la charge de l’Alpha qui n’était pas disciple de Dairo pour rien.