Lost at home l P.V. Littie

Ne t'inquiètes pas.

Alexandrine avait passé peut-être une bonne heure assise aux Dents de Roc à regarder dans le vide, incapable de saisir l'une de ses pensées par la queue pour en remonter le flot, se contentant de papillonner de l'une à l'autre, perdue, menaçant de se noyer complètement. Lorsqu'elle en avait eu marre de rester planter là comme une quiche, incapable d'être maîtresse même de ses propres pensées, elle s'était redressée sans un mot, avait saisi le sac de jute et l'avait ramené au Castel, à l'endroit même où elle l'avait pris, de longues minutes plus tôt. Sans croiser personne, heureux hasard - ou peut-être Alexandrine avait-elle fait preuve d'une discrétion hors du commun, rasant les murs et empruntant des boyaux si sombres que même Sheina n'aurait pu s'y repérer sans son écholocalisation.

Elle ne pensait à rien.

Elle ne pouvait penser à rien.

La jeune louve lâcha le sac au sol, le considéra. Le poussa du bout de la patte.

Perturbée. Perplexe. Elle tournait à vide. Que faire ? Où aller ? Elle inspira une large goulée d'air, la bloqua dans ses poumons. Ferma les yeux. Fit le vide, dans sa tête. Le vide complet. Le vide. Le rien. Le noir. Jusqu'à ce qu'une légère douleur se fasse sentir. Que cette douleur se propage dans tout son corps.

Elle relâcha sa respiration, ouvrit les yeux. Un vertige la saisit, libérateur. Elle dansa d'une patte sur l'autre. La Moere.

Oui. La Moere. C'est là qu'elle devait aller.

Rasant les murs comme elle l'avait fait pour venir, ignorant parfaitement un appel qu'elle n'identifia même pas alors qu'elle franchissait le parvis du Castel, elle disparut en courant entre les pins. Elle reviendrait plus tard. Elle dirait qu'elle n'avait pas entendu. Elle n'avait pas entendu de toute façon, non ? Elle dirait qu’elle ne savait pas. De toute façon même si elle restait, elle n’écouterait pas, elle ne servirait à rien, ça rentrerait par une oreille ça ressortirait par l’autre, elle n’avait pas deux neurones à accorder à autre chose.

Elle galopa. Tellement vite, à travers les plaines. Tellement vite, entre les pins.  Tellement vite, entre les promontoires de roche. Elle ne déploya pas une seule fois ses ailes, déterminée à achever ses pattes avant, déterminée à se crever complètement, courir. Racler de son corps les éléments, la pierre, le bois, sentir l’emprise de la nature sur son corps, les estafilades qui s’ouvraient sur ses flancs, sentir ces plaies alors qu’elle glissait, ratait un tournant, heurtait un arbre. S’arrêtait, pantelante, pour observer le tronc marqué du choc.

Aucune colère, pour l’amener à le frapper davantage. Aucune colère, pour lui donner envie de montrer les crocs.

Que de la confusion, ce sentiment, cette émotion qu’elle ne savait comment extérioriser. Cette pulsion qui lui bouffait le corps, lui disait de repartir, d’aller plus vite, d’aller plus loin. Elle resta là un moment, à observer le tronc. Son flanc, marqué lui aussi du choc.

Comme si elle ne comprenait pas, ce qu’elle voyait. N’arrivait pas à comprendre. Ce qui lui arrivait. Ce qu’il se passait. Elle dévoila ses crocs. Laissa ses babines se remettre en place.

Je ne comprends pas.

Toutes les implications. Tout ça. Tant de choses, qu’elle n’avait pu anticiper. Le moins du monde. Elle-

Elle n’était pas encore à la Moere. Elle ne se sentait pas chez elle, ici. Elle ne se sentait pas bien. Elle ne voulait pas réfléchir devant les géants de roc, elle voulait se glisser sous les larges feuilles des fougères improbables. Se glisser sous les cieux de lianes qu’elle avait passé tant de temps à attraper, à force de bonds insouciants, musclant son arrière main, se construisant jour après jour.

Elle abandonna là son tronc malmené, et se remit à courir. Le paysage défilait, familier, si familier qu’elle ne le voyait plus. Capable de repérer la moindre tanière, le moindre arbre, les moindres rochers. Incapable de se perdre.

Le sol sous ses pattes se fit plus spongieux. Plus élastique. Plus humide, malgré les chaleurs qui s’annonçaient de plus en plus. Les arbres feuillus, la végétation plus dense. Elle ne ralentissait pas. Elle fonçait, le pas toujours sûr, les poumons en feu, les coussinets malmenés, la tête en vrac, la tête en vrac

la tête en vrac

Elle s’immobilisa.

Là.

Elle était chez elle. Elle était seule. Elle était à sa place. Là, elle pouvait réfléchir. Là, elle pouvait redevenir une enfant, aussi. Un instant, le temps de réfléchir, le temps de se reprendre, le temps de devenir, le temps de redevenir.

Le temps de s’assoir, et de réfléchir.

Elle s’assit.

Et elle réfléchit.

La première chose qui lui revint, lorsque son cerveau se remit en marche, fut le souvenir des babines d’Holly effleurant les siennes. Naturellement, son coeur se mit à battre un peu plus fort, elle passa une langue nerveuse sur sa truffe, goutant ce souvenir au plus profond d’elle même. Au souvenir de cette promiscuité qui, si elle avait déjà été partagée, n’avait jamais contenu toute cette intensité qui lui donnait aujourd’hui cette signification.

Eh, Holly.

Elle détourne la tête, Alex.

Alors Holly, tu m’aimes ?

C’est ça. C’est tout. C’est tout ça.

Eh, Holly.

Elle se mord les babines, Alex.

Depuis combien de temps, tu m’aimes ?

Est-ce vraiment important ? Un gout amer lui envahit la bouche. Elle relève les babines. Bave plus que ne crache sur le sol, mais la sensation reste. Elle ne veut pas partir. Avait-elle été si amer, si refermée sur elle-même ces derniers temps ? Etait-ce avant le viol ? Avant le lion ? Une seule assurance : probablement pas avant Méridor. Méridor. Ah !

Et lui, Holly. Tu l’aimes ?

Le visage d’Alexandrine s’assombrit.

Qu’est-ce que tu veux, Holly ?

Et moi, est-ce que je t’aime ?

Et moi, qu’est-ce que je veux ?

Trop de questions, trop de fils de pensée qui s’entremêlent et s’entrecroisent, cherchent à ne former qu’une pelote compacte qu’elle ne pourra pas comprendre, qu’elle ne pourra plus démêler. Elle ferme les yeux, de nouveau. Elle les chasse, toutes. Elle a besoin de n’en avoir qu’une, pour la remonter. L’une. Après. L’autre.

C’est quoi, l’amour ?

Est-ce de longues heures passées ensembles, à rire et à discuter, à chasser et à se battre ? Est-ce tout partager, ses doutes et ses peurs, ses joies et ses douleurs ? Est-ce s’embrasser - Alexandrine rougit - est-ce s’embrasser et se chamailler, est-ce pousser plus loin à ces jeux de grands dont on ne parle pas entre petits ? Est-ce comme MamAnette et MaSheina fonder une famille, avoir des enfants, créer quelque chose ? Est-ce ça, l’amour ? Est-ce ça, que tu souhaites, Holly ?

Qu’attends tu Holly, en me disant que tu m’aimes ?

Et moi Holly, est-ce que je t’aime ?

C’est avec toi que je passe le plus de temps, maintenant. C’est plus avec MamAnette et MaSheina. C’est plus avec Floyd. C’est plus avec Narcy, ni Tita. Et c’est toujours bien. C’est toujours génial. C’est toujours fun.

T’es ma meilleure amie, Holly. Alors oui, bien sûr que je t’aime.

C'est une évidence. C'est un fait. Facile à accepter.

Mais est-ce que tu m’aimes comme je t’aime ?

Alexandrine observe sans les voir les feuilles devant elle.

Ses pattes tremblent, légèrement.

Est-ce qu’on s’aime pareil, Holly ?

Elle ouvre à demi la gueule.

Et si je t'aime, comment est-ce que je t'aime, moi ?

Quelques gouttes tombent de la large feuille au sol, nourrissant la terre.

Comment on trouve ces réponses là ? Et comment on en parle, de ces choses là, sans faire du mal ?

Elle était arrivée à une impasse. Ses pensées butaient sur le manque de réponse. Elle ne savait pas. Et comment trouver la réponse, quand aucune piste ne s'offre à nous ? Comment trouver le gibier, lorsqu'aucune effluve n'effleure notre museau ? Pourquoi s'agiter, quand rien ne veut s'ouvrir ? Elle a vu plusieurs chemins, en a suivi certains, délaissé d'autres, ils se sont dessiné sous ses pattes, instables mais présents. Mais maintenant chaque chemin qu'elle souhaite visiter l'amène à de nouvelles questions sans réponses.

Pourquoi s'est-elle enfuie ?

Elle pince le museau, Alexandrine.

Si elle m'aime, si l'amour est un beau sentiment, si c'est vraiment ça alors... Pourquoi allait-elle si mal ?

Elle sent, confusément au fond d'elle, qu'une part de sa désorientation est née de celle d'Holly, captée comme un navire prend le fleuve. Non pas qu'elle retrouve maintenant son chemin, alors que le calme de la Moere l'entourait. Elle penche la tête sur le côté, elle fronce les sourcils.

Elle sent poindre la bille au fond de son ventre avant de sentir son effluve, et ne l'y associe pas.

Lorsque les branches craquent derrière elle, annonce délibérée d'un corps qui aurait pu parfaitement s'en passer, Alexandrine fait volte face avec une violence surdimensionnée. Elle ne veut pas encore voir quelqu'un. Elle ne veut pas en parler. Elle n'est pas prête, pas encore, ça n'est pas le moment des autres, c'est le sien. Elle ira plus tard, chercher, chercher- non. Non, elle doit se débrouiller un peu seule. Sheina a ses problèmes. Anette a ses problèmes. Ils n'ont pas besoin de ses enfantillages.

Lorsqu'elle découvre la silhouette féline et attentive de Désastre, elle range ses crocs et ses épaules se relâchent. Complètement.

Il ne juge pas. Il ne questionne pas.

Astre.

Murmure rassuré qui lui échappe dans un souffle. C'est ainsi que l'a appelé MamAnette.

Elle reste là, indécise. Elle ne sait pas quoi lui répondre, déjà. Il est vrai, qu'elle n'est pas de nature solitaire. Il est vrai que sa présence ici, à cette heure, n'est pas des plus classiques. La sienne non plus. Et cette bille, au fond d'elle, qui s'est faite titane et qui lui lamine le ventre.

Elle ouvre la gueule, comme si elle souhaitait parler.

La referme.

Que lui dire ? Lui, dont le mentor et ami s'est fait agresser sauvagement si peu de temps auparavant. Lui, qui chassa. Lui, qui traqua. Lui, qui prit part à la mise à mort, d'une certaine façon. Aux premières loges de l'horreur, aux premières loges du drame, pleine vue sur les larmes et le sang, ah ! Rejouez la scène, projecteur ! Il n'a pas eu le temps d'imprimer les monstrueuses premières minutes ! Bis, messieurs dames, bis ! Encore une dose de violence et d'enfer, allez ! Haut les pattes et haut les coeurs !

Elle ouvre à demi la gueule, Alexandrine, prise d'une envie de vomir.

Il est l'heure d'être des adultes.

En ce temps où MaSheina vit le crâne vrillé par les migraines, la truffe pointée vers le nord, vers des monstres dont les pattes font un demi-loup de longueur.

En ce temps où MamAnette s'allonge sur une couche, le corps et le coeur perclus de douleurs et de doutes, de peurs et d'angoisses.

En ce temps où Floyd se jette sur les lions parce qu'elle n'a pas été assez forte, parce qu'elle a failli.

En ce temps où elle a le plus besoin de son amie Holly, et que cette dernière perd pattes aussi, perdue dans des questions qu'Alexandrine ne fait qu'effleurer, perdue dans un schéma trop grand, un schéma trop large pour qu'elle puisse le porter de ses deux seules pattes.

En ce temps où les viols et les meurtres se trouvent non pas nouveaux, mais remis au gout du jour au sein de la meute. Que son ainé respectable et si doux, Tawana, en est victime.

En ce temps où Désastre vit avec quelque chose qui lui ravage le corps, lui si fort. Et si fragile.

En ce temps, aussi, où Piclou est parti.

Il est l'heure de tenir la barre, eux les jeunes.

La mâchoire d'Alexandrine tremble, alors qu'elle force un sourire. Et force encore. Le sourire qu'elle a offert à Tawana. Le sourire qu'elle a offert à Holly. Le sourire qu'elle lui doit, à Désastre.

Alors que les larmes dévalent ses joues.

Elle ouvre l'une de ses ailes, pour l'y inviter.

Loin des autres, oui.

Qu'elle est bête.

Il la fixe. Il recule. Il s'assoit. Et il la fixe.

Le tremblement de sa mâchoire se transmet à sa gorge, puis ses épaules. Ses ailes. Celles-là que ne pouvait plus voir Tawana sans un effroi qu'elle ne parvenait pas à masquer. Celles-là, que portait Shinkaku, ce loup qui avait tant amoché Désastre, qu'Astre avait tant amoché. Ces ailes, qu'elle lui offrait.

La tristesse se fait désastre. Même ça, elle n'en est pas capable. Même un sourire, un réconfort, une parole amie.

Une épaule solide.

Elle ne peut pas l'être. Cette épaule qu'elle a vu faillir, chez Tawana face aux lycaons. Petite louve qui comprend que les adultes peuvent tomber. Puis chez MamAnette, le même soir. Petite louve qui comprend que les adultes ne peuvent pas tout, même les plus forts. Puis chez Holly, face au lion. Jeune louve, qui l'avait cru infaillible. Chez Floyd. Jeune louve qui voit son frère impétueux faire des erreurs, à son tour. Chez Anette, de nouveau. Jeune louve qui dans sa témérité emporte sa mère.

Elle ne veut pas être cette épaule qui flanche, cette épaule sur laquelle on ne veut plus s'appuyer, de peur qu'elle ne se brise.

Elle veut être cette épaule que rien n'arrête, et qui prend les bonnes décisions.

Celle d'offrir une aile en offrande à celui qu'une aile a blessé.

Elle la referme, cette aile, recule précipitamment et se place face à lui, face à ce loup gris. Face à son ami. Relevant le buste. Se redressant. Cachant de son corps les ailes de cuir, qu'elle plaque résolument contre le tronc derrière elle.

PARDON.

Elle crie.

Elle ne sait pas faire autrement. La colère commence à l'envahir. Contre elle-même. Si bête. Si inutile. Devrait-elle les arracher, ces ailes ? S'en débarrasser, si c'est pour qu'elles soient à jamais marque de douleur dans le regard de ses amis, de ceux qu'elle souhaite protéger ? Est-ce le prix à payer, pour voir disparaître ce voile si blessant ? Il lui semblait bien maigre.

Pourquoi tu te forces ?

Elle baisse le regard, frotte ses yeux d'une patte tremblante, les frotte, pour faire disparaître les larmes, disparaître les traces de son incompétence, de sa nullité. Tita, n'aurait pas eu ces problèmes. Narcy non plus. Floyd non plus. Ils auraient offert à Désatre, tout ce dont il avait besoin. Une épaule. Un sourire chaleureux. Une colère libératrice. Un soutien objectif et sans faille.

Là où elle ne lui offrait que des larmes et des souvenirs douloureux.

T'as pas-

Elle redresse le museau, ce museau strié de larmes. Il est là, devant elle, immobile. Le bout de sa queue effleure le sol, en rythme. Il n'est pas dans une position de relâchement. Il lui fait penser à un animal prêt à prendre la fuite. Eh. Est-ce elle, qui lui fait peur ainsi ? L'idée ne lui semble même pas aberrante, déboussolée par la tristesse, derrière le souvenir des sursauts de Tawana à son égard.

T'AS PAS.

Elle crie. Parce que ça veut pas sortir. Parce que ça doit sortir. Est-ce que c'est ça, la boule qu'elle a au fond du ventre ? La boule qui lui massacre les intestins, qui la ronge, qui la dévore ?

MAL ?

Elle crache le dernier mot, ses soubresauts cessent, elle se fige, gueule à demi ouverte, haletante.

Ses yeux carmins fixés dans ceux, si brillants. Si éclatants. Et si difficiles à lire.

Plus que ça.

Elle a crié. Elle a hurlé. Elle s'est exprimé. Mais la bille ne part pas. Elle est là, prête à mordre, prête à lui bouffer le ventre, prête à lui remonter la gorge à la faire vomir. Elle est là, elle veut pas dégager, elle veut pas se déloger, elle qui normalement se dissous lorsque les émotions s'expriment.

Elle est là.

Autant que toi.

Lui qui se plaquait au sol, prêt à bondir. Lui qui s'affaissait, fatigué. Si fatigué. Elle se fige. Statue. La bille est toujours là. Au fond. Dans son ventre. Dans son estomac. Mais les émotions sont sorties, un peu. Elle prend le temps. D'ouvrir les yeux. D'ouvrir les oreilles. D'ouvrir son coeur, d'écouter, de voir. De chercher, de réfléchir. De comprendre. Elle prend le temps. D'hoqueter, une fois. Deux fois, avant d'essuyer ses yeux trempés de larme de nouveau, pour pas qu'elles ne brouillent sa vue. Ses pensées. Elle cherche.

Elle cherche.

Que doit-elle faire ?

Elle a des problèmes, oui. Comme tout le monde. Et elle s'énerve. Elle hurle. Elle crie.

Elle a honte de son attitude.

Avait-elle vraiment besoin de pousser Désastre à les dire, ces mots ? Avait-elle besoin de l'entendre dire qu'il avait mal ? Avait-elle besoin de l'obliger à en parler ? Ne l'avait-elle pas deviné ? Anticipé ? N'était-ce pas. Une. Evidence ? Etait-elle obligée de transformer son indécision, son ignorance, son mal-être en colère ?

Contre Désastre ?

Lui qui subit ?

Lui qui aide ?

Lui qui souffre ?

Elle a envie de pleurer, de nouveau.

Et les larmes jaillissent, de nouveau, son corps incapable de contrer les émotions qui toujours la submergent. Mais cette fois elle clôt ses babines fermement, pour retenir les sanglots. Elle se fait plus petite. Elle passe sur patte sur ses yeux, encore, pour chasser les larmes. Qui reviennent. Et reviennent encore, dans le plus grand silence. Flot ininterrompu qui trempe son pelage et menace de la noyer. Elle finit par se calmer assez pour prendre la parole, sans oser regarder le petit corps gris qui l'observe, sachant pertinament qu'elle n'y verrait qu'une tâche floue se mélangeant à la terre.

Je ne sais pas, comment, vous aider.

Sa voix yoyotte, oscille et faiblit avant de cracher certains mots.

Et cette bille, qui lui broie les entrailles.

Toi. Maman. Holly. Vous souffrez. Tellement.

Et d'autres. Tant d'autres. Elle aimerait que ce soit plus simple. Qu'il lui suffise d'ouvrir une aile - ces ailes si abhorrées à cet instant - et de faire oublier le monde un instant. De promettre que tout irait bien, d'offrir une protection fragile mais rassurante. Qu'il suffise d'un mot si simplement trouvé, d'un geste si naturel qu'il en devient norme. Elle voudrait offrir sa présence comme MaSheina et MamAnette offrent la leur à tout instant.

Elle aimerait lui crier. L'obliger à lui dire. Dis moi comment t'aider ! Mais elle ne supporterait pas qu'il ne sache. Ou qu'il le taise. Alors elle ne dit rien. Elle ne le dit pas. Elle se contente de chasser et de chasser les larmes.

J'aimerais... T'aider.

Sa vision s'affermit légèrement. Si légèrement.

Je suis si... Désolée.

Elle ne sait pas quoi dire d'autre. Elle ne sait jamais quoi dire, quand c'est important. Elle se perd dans ses propres mots, ses propres émotions.

On ne peut pas tout savoir faire. On ne peut pas tout résoudre.

L'agacement et le jugement de Désastre sont autant de flèches qui lui transpercent le ventre et la tourmentent. Ses reproches. La façon dont sa queue fouette le sol. Dont son corps, tendu, lui fait face. Lui habituellement si calme. Si composé. Et ses paroles, dont elle n'est prédisposée qu'à choisir les mauvais côtés. Qu'elle tord. Qu'elle interprète mal. Les mots amis qu'elle réussit à manipuler pour en être blessée.

Quel intérêt de l'avoir déjà aidé par le passé, si elle n'en était pas capable sur l'instant présent ? Non pas qu'elle balaye les efforts fournis, mais le passé n’apaisait pas le sentiment d'incapacité présent. Et puis Désastre, il sait tellement aider. Il est capable de soigner MamAnette. De traquer ceux qui font du mal. Il est capable de soigner les blessures, même les plus profondes. Il est capable d'enseigner, l'un comme l'autre. Il est fort. Il est utile.

Inestimable.

On ne t'en voudra pas.

Mais était-ce suffisant ? Elle ne voulait pas qu'on ne lui en veuille pas. Elle voulait... Elle voulait être comme MamAnette. Comme MaSheina.

Elle voulait tant être celle qui sait tout résoudre.

Rêve d'enfant, poursuivi depuis le premier jour. Silhouette diaphane, après laquelle elle courait joyeusement et à chaque occasion. Lumière éclatante qui chaque jour la guidait, la poussait à se lever, s'entraîner, se dépasser. Illusion, qu'elle espérait encore effleurer, envers et contre tout. Qu'au fond d'elle, elle espérait atteindre. Qu'elle espérait devenir.

Espoir.

Tu ne dois pas vouloir devenir cette seule personne.

Désastre ne mentait pas. Il parlait la vérité. Ainsi, tout ce à quoi elle aspirait n'était pas bien. Que devait-elle faire alors ? Abandonner ? Laisser tomber ? Trouver quelqu'un pour prendre cette place qu'elle convoitait ? Trouver une autre place ? Une autre place. Ce qu'elle voulait n'était pas bien. A quoi devait-elle aspirer, alors ?

Déconvenue.

Enfance passée à observer miroiter des promesses qui n'existaient pas.

Elle chasse les larmes qui lui embuent les yeux, encore. Mais plus un son. Elle ne regarde plus Désastre. Elle détourne le regard. Elle ne peut pas parler. Elle ne peut plus parler. En plus de son estomac, c'est sa gorge qui se coince. Se tord. Se noue, empêche les mots de sortir. Elle déglutit, sa mâchoire tremble.

Elle veut s'excuser, encore. Mais elle n'en a pas le droit.

C'est trop, de toute façon. Elle ne veut plus de la présence de Désastre. Elle ne veut plus que cette solitude.

Je-rfjqlih

Elle ne sait même pas ce qu'elle voulait dire. Elle vacille, recule, piétine la terre humide et spongieuse.

jj-j-OnSeVoitP-PlusTard-

Plus tard.

Elle l'insupporte, c'est évident. Et c'est trop, bien plus que ce qu'elle peut encaisser encore aujourd'hui, de toute façon. Elle recule encore de quelques pas, s'emmêle les pattes, s'échappe sur le côté, et l'oreille basse s'engouffre sous une énorme fougère. Disparaît. Plus agile et discrète ici que dans n'importe quel autre biome.


Perdue. Chez elle.