Phœnix - Eva

Il faisait si froid.

De l'air. Il lui fallait de l'air.
Le loup, couché dans la poussière, ouvrit la gueule, suffoquant. Il lui fallut un moment avant que la première goulée d'air parvienne à se frayer un chemin dans sa trachée pour glisser dans ses poumons. Il geint, c'était douloureux, si douloureux.

C'était une sensation qu'il avait déjà connue, pile deux ans plus tôt. Ne manquait que la chaleur et l'odeur maternelle et le contact de cette fratrie trop fragile, partie bien trop tôt.
Une renaissance. Mais pas vraiment. Car il le sentait, qu'il se trouvait encore dans son corps d'adulte. Doucement, les sens revenaient et, lui, pouvait prendre connaissance de ce qu'il était, de ce qui l'entourait, aussi, lorsqu'il rouvrit difficilement des yeux rougis par ce trop long sommeil.

Le mâle se releva, titubant. Où était-il ?
Son regard vairon se posa sur les multiples tombes. Un cimetière.
Que faisait-il ici ? L'avait-on jeté là ? S'était-il évanoui ? Et lui, qui était-il ?
Ouais, c'était une bonne question, ça, qui était-il ?

Son corps fut secoué par une quinte de toux. Sa gorge lui faisait si mal.
Par réflexe, il y porta l'une de ses pattes et y sentit une cicatrice épaisse, bien marquée sur sa peau.

Et les éléments lui revinrent en mémoire.

Les Nakhus. Cendres. Eva.
Le voyage. La fille de la mer. Isrâ. La nymphe.
L'île aux roses. Anianka. Moiro. Anianka.

Anianka.
La mort.

Il s'était suicidé.

Pourquoi ?
Pour ne pas qu'elle ne le tue, Anianka.

Son corps se tordit et, son museau proche du sol, il fut pris de violents haut le cœur. Il cracha un peu de bile, acide. Désagréable.

Il ne devait pas retourner sur l'île aux roses. Il ne devait jamais reposer les pattes sur cet endroit maudit, hanté par une prêtresse tout juste bonne à lécher le cul d'une déesse qui ne voyait que par elle.
Une déesse qui avait été la sienne, pourtant. Il s'en souvenait, maintenant. Il l'avait aimée, pourtant. Mais elle l'avait trahis, lui retirant son pouvoir, laissant le Monstre se lancer à sa poursuite.

Sa patte glissa sur sa joue, sur le réceptacle de verre vide qui s'y trouvait désormais. Ses griffes se glissèrent derrière. Il grimaça. C'était douloureux.
Un coup sec.
L'objet se brisa contre la pierre d'une tombe alors que le sang coulait le long de sa joue, teintant son poil long de rouge.

Un jour, il avait été un être délicat, un peu con, un peu superficiel. Trop insouciant.
Maintenant, il était en colère. Plus personne ne l'humilierait.
Plus personne.
Plus jamais.

Un bruissement d'ailes et une odeur lui firent redresser la tête. Son pelage se hérissa sur son corps, juste quelques secondes, avant de redescendre. Ses yeux vairons cherchèrent les siens.

- Eva ?

Ce simple mot, prononcé d'une voix bien trop rauque à son goût.
De son suicide, il garderait cette séquelle là.
Parmi tant d'autres...

Voilà bien longtemps qu'elle n'était revenue au cimetière. Mais elle avait appris, lors de sa virée chez les Etelkrus, qu'elle y avait loupé un événement important. Un événement qu'elle se voulait, beaucoup, d'avoir manqué. L'enterrement de Piclou. A cette idée, son coeur se serra. Alors que ses pattes foulaient le sol sec mais bien entretenu du cimetière, ses pensées allaient à ce soir où elle l'avait trouvé, pleurant la mort de sa moitié. La peine d'une âme ayant assez longtemps vécu pour comprendre la valeur d'une vie, et chérir ceux qui s'en vont.

Celle qui s'en va.

La douleur affichée ce jour là l'avait transpercée. Son simple souvenir pesait sur son museau, la tirait vers le sol.

Là.

Sa tombe.

Sans réfléchir, ses pas y avaient mené. A côté de celle, si faste, si fleurie, qu'il avait faite pour Karrigan. Qu'il avait rejoint.

Elle s'assit. Pinça les lèvres. Et se recueillit d'une prière silencieuse. Pour ce loup qui avait passé sa vie à prendre soin des autres. Qui avait enterré Hanna, la dame grise. Qui aurait enterré Volstein, sans la consécration de Yurai. Qui avait enterré tant de loups, Etelkrus, Nakhus, Lazulis.

Elle resta là longtemps.

Puis un crissement la dérangea, assez pour qu'elle se détourne, se retourne, le coeur légèrement apaisé. Triste, toujours, mais paisible. Quelque chose était en train de se passer. Elle était seule, quand elle était arrivée au cimetière, elle en était sûre. Il faisait sombre, et elle n'avait vu la lanterne d'Horus se balancer entre ses crocs, ni aucune présence parmi les ombres. Peut-être ses yeux l'avaient-ils trahi à son arrivée ?

Elle était prête à tout, en ces terres étranges.

Et heureusement. Car lorsqu'une silhouette se dévoila à elle, et que quelques pas lui reconnurent Exxus... Elle fronça les sourcils. En guise de glowstick, un filet de sang gouttait de sa joue. Elle pinça les lèvres et fronça les sourcils, alors qu'un grondement rauque, cassé, l'accueillit.

Qu'est-ce qu'il faisait là.

Et dans cet état.

Exxus.

Sa voix était neutre, presque froide. Elle le contemplait, et n'aimait pas ce qu'elle voyait.

Qu'est-ce que tu as fait.

Il n'y avait pas de encore dans la phrase, mais le ton l'y plaçait bien assez.

Elle n'était pas contente, Eva. Il le sut bien vite, à son expression, au ton de sa voix, aussi.
Lui, pourtant, ne partageait pas ce sentiment. En l'apercevant, dans ce lugubre cimetière, il sentit un peu de joie remonter à la surface de cet océan d'amertume qu'était son être, actuellement. Il était heureux de la voir, tout simplement, et se demandait bien comment il avait pu, ne serait-ce qu'une seconde, songer à l'écraser.
Alors, là, comme un con venant de retrouver la vie, il lui sourit, à elle, à Eva.

- Je crois que j'ai fait une petite bêtise. Ça arrive même aux meilleurs.

Il s'assit devant elle, entourant ses pattes arrières de sa longue queue.

- C'est compliqué, mais je vais essayer de t'expliquer du mieux possible. Je me suis un peu disputé avec la prêtresse rose, Anianka.

A cette évocation, son visage fut déformé par une grimace écœurée.

- Mais cette... cette... a tellement bien léché le cul de Moiro que celle ci est intervenue en sa faveur. Donc j'ai perdu mon glowstick. Enfin, c'est pas comme si ça m'embêtait de toutes manières. J'en ai plus rien à foutre, de Moiro. Qu'elle reste avec sa foutu prêtresse.

Il fronça les sourcils, mécontent, puis poursuivit.

- Enfin bref. Du coup la Anianka n'était pas super contente, et au lieu de laisser tomber et d'écouter sa grande déesse chérie et d'arrêter, elle m'a poursuivi sur l'île aux roses. Elle voulait me buter, la salope. J'ai vu, dans son regard, que j'allais morfler, qu'elle allait pas me finir comme ça, rapidement. Alors j'ai pris les devants et je me suis tué.

Il leva le nez en l'air, songeur.

- Mais je suis revenu. Je suis pourtant certain de ne pas m'être loupé. Enfin, je crois.

Les doigts de ses pattes glissèrent sur l'épaisse cicatrice au niveau de son cou. Comment avait-il pu survivre d'une telle blessure ? Et surtout, pourquoi s'était-il retrouvé largué au cimetière si il n'était pas mort ? L'avait-on soigné ? Combien de temps était-il resté mort... ou inconscient ?
Tout était flou, incertain, et lui un peu perdu.

- Voilà, ce que j'ai fait.

Il souffla.

- Tu vas bien, toi ?

Elle l'écouta débiter son histoire du début à la fin, lèvres pincées.

Quel imbécile.

C'était un enfant qui n'apprenait pas. Un enfant qui se complaisait dans ses erreurs et en tirait même de la fierté. Un enfant qui, dans son corps et ses pulsions d'adulte, faisait des actions dont il ne mesurait pas la portée. Les conséquences. Au point d'en venir à se mettre à dos sa divinité, et devoir se suicider.

A son attitude guillerette, Eva n'offre que ses crocs. S'il ne comprend pas les explications les plus simples, s'il s'arrête de penser dès que son esprit passe à quelque chose de nouveau, peut-être la peur qui déjà lui enrayait le fond de la gorge parviendrait-elle à quelque chose. Son ton est dur. Implacable.

Tu as fait une série de choix, tous mauvais, qui t'ont amené à renier ta déesse, que tu n'aurais imaginé quitter quand sa couleur t'ornait, qui t'ont amené à renier ta prêtresse, qui t'ont amené à t'ôter la vie.

Elle avait détaché les derniers mots, comme autant de couperets.

Tu as mené à ta propre mort. Et tu ne penses qu'à recommencer, toi qui bénéficie d'une seconde chance, un espoir de renouveau, un espoir que bien d'autres plus méritants que toi n'ont pas trouvé ?

Sans répondre à la question d'Exxus, elle plaça la sienne en suspend.

Menaçante.

Curieusement, cette fois, Exxus ne s'agaça pas. Par ce qu'il avait conscience de certaines choses, déjà, quand bien même certaines, autres, le chiffonnaient un peu. Il pencha la tête sur le côté, sourcils froncés.

- Tu as raison, je ne l'aurai pas reniée avant. Par ce que je l'aimais, Moiro et que je ne pensais pas qu'elle réagirait ainsi. Mais le jour de ma mort, elle m'a déçue. Alors aujourd'hui, le maintiens ce que je dis : J'en ai plus rien à foutre d'elle, qu'elle reste avec sa foutue prêtresse. Je ne me reconnait plus en cette divinité, alors pourquoi regretter l'époque ou j'étais disciple sien ?

Cela lui semblait logique. Il ne ressentait pas le moindre chagrin au souvenir de son glowstick disparu. Le devrait-il ? Était-ce ce qu'elle attendait de lui, Eva ?

- Pour répondre à ta question : Non, je ne recommencerai pas. Je n'irai plus jamais sur l'île aux Roses. Je le reconnais, je n'ai pas fait ce qu'il fallait. Cela m'a coûté la vie.

Il hésita.

- Pourtant, je reste en colère contre elle, contre Anianka. Par ce qu'elle m'a insulté. Par ce qu'elle se sent supérieure, de par son rang et son sang, et c'est insupportable, elle m'a menacé et ça m'a énervé. Je t'avoue que c'est pas l'envie qui me manque de lui mettre la misère.

Il souffla.

- Je sais que si je retourne la voir maintenant, je mourrai encore. J'aimerais quand même bien passer le cap des trois ans, à défaut d'avoir vécu jusqu'à mes deux ans, lors de ma première mort, je t'avoue. Mais je veux lui faire du mal, à Anianka. Je veux qu'elle ai peur, comme moi j'ai eu peur. C'est légitime, non ? J'imagine que pour toi, le plus simple serait de laisser couler... Mais je sais pas si j'y arriverai. Je sais que si j'ai l'occasion de l'atteindre, je la saisirai sans hésiter, là, maintenant.

Plus Exxus parlait, plus les babines d'Eva s'étiraient. Un sourire... Pas exactement très gentil. Un sourire.

Ironique.

Tu vois Exxus. Ce que tu ressens contre Anianka. C'est ce que le monde ressent envers toi. Tu comprends maintenant ?

Il n'y a aucune méchanceté dans son ton.

Elle souriait, mais de façon pas très gentille. Mhh. Ses paroles le firent grimacer.

- Ouais. Je sais, maintenant. Enfin pour certaines personnes.

Lui aussi sourit bien vite, angélique.

- ... Mais mes conquêtes n'étaient pas de cet avis haha ~ Curieusement, dans ce genre de situations, personne ne m'a rien dit. C'est quand même vachement compliqué, les sentiments des gens.

Ah, il en était fier, de ses conquêtes. Comme il se sentait beau en les évoquant. Durant les chaleurs, il avait pu fricoter avec pas moins de trois louves, dont certaines très mignonnes. Certaines d'entre elles n'avaient pas manqué de flatter son ego, à son plus grand plaisir.

Conquêtes.

Le mot lui fit pincer les lèvres, un gout âcre envahit sa gueule. Elle pensa à Octavia, son amie, pleine malgré elle de trois enfants. Elle se souvint des larmes de Yersine, en apprenant la nouvelle. Elle se souvint de son propre désespoir, en se rendant compte de... De tout ça.

Elle pinça les lèvres, fort, avant de lui répondre, sans une once de rire dans la voix cette fois :

Et les gamins ? Qui grandiront sans leur père ? Dont les conquêtes ne voudront peut-être pas, tu y a pensé ? Penses tu parfois ? Es tu certain de n'avoir pas pris avantage de la faiblesse psychologique de ces louves, de leur avoir offert un fardeau. Ne crains tu pas avoir donné naissance à des loups qui seront malheureux toute leur vie ?

Le ton était monté, elle avait fait un pas en avant. Le regard empli de tristesse.

N'anticipes-tu donc rien ?

Un souffle :

Tu ne comptes pas prendre la responsabilité de tes actes, je présume.

Qui se durcit.

Tu ne le pourrais même pas si tu le souhaitais.

Son sourire ne resta pas longtemps sur ses babines.
Non, maintenant, Exxus il tirait la gueule. Par ce que ce n'était pas très agréable, de se faire gronder comme si il était un enfant.

- Eh, Eva ! Je n'ai forcé personne ! Je pense qu'aucune de ces louves ne s'attendait à me voir rester pour m'occuper des gamins ou quoi. D'ailleurs, elles sont vite parties de leur côté.

En vérité, il ne comprenait même pas sa colère. Il pencha la tête sur le côté.

- J'ai moi même grandi sans père. Ça lui allait très bien, à ma mère, d'avoir un gamin toute seule... Et elle m'a aimé pour deux ! J'ai jamais ressenti le moindre manque. Comme quoi, on peut-être heureux même en ne suivant pas le schéma familial traditionnel.

Il pinça les babines.

- Quant à prendre mes responsabilités... Ben c'était pas prévu comme ça. J'ai rien promis à personne. Après, ouais, si mes gosses veulent me rencontrer, évidemment que je les repousserai pas. Je suis pas un monstre. Mais je me vois pas les élever patiemment comme un bon petit papa.

Merde, il ne manquerait plus que ça.
Il n'y avait pas beaucoup songé, en vérité, à part pour faire son armée de gosses pour envahir les Nakhus avec Anianka... Mais maintenant que ce n'était plus du tout au programme ? Il les avait totalement oubliées, à vrai dire, ces gosses à naître. Évidemment, il ne les désirait pas. Être un papa attentionné, c'était à mille lieu de ce qu'il espérait faire, dans sa vie.

- Je sais pas si ils seraient beaucoup plus heureux avec moi, de toutes manières.

Elle pince toujours les babines.

Tu ne sais pas Exxus. Et c'est bien là le problème. Peux tu me garantir que ces louves voulaient de toi une portée, et ne souhaitaient te revoir ? Tu peux me garantir que ces gamins grandiront dans de bonnes conditions ? Ce sont aussi les tiens, et même si tu ne les portes pas, même si tu ne les mets pas au monde, tu porteras à jamais cette responsabilité en toi, que tu le veuilles ou non.

Elle est chagrin.

Tu ne sais pas, et tu ne te poses même pas la question, car tu penses toujours avoir raison.

Elle enfonce le clou.

Et si comme avec Anianka, tu avais tort ?

Elle sait que c'est un point qui fait mal. N'en a-t-il pas déjà bien assez parlé comme ça, en des termes plus rudes encore ?

Ouvre toi bon sang...

Ses oreilles à plumets se plaquèrent sur l'arrière de son crâne.

- Ouais, pour une, j'en suis certain. C'était tout ce qu'elle voulait, des gosses.

Son regard se posa dans celui de la louve ailée. Elle semblait si triste. Pourquoi ? Pourquoi le sort de ces gosses qui n'étaient même pas les siens la préoccupait-elle à ce point ? Il se rapprocha d'elle, doucement, sans une once d'agressivité. En fait, il était plus perdu qu'autre chose.

- Nan... Je dis pas que j'ai totalement raison. Peut-être que je me plante mais... 'Fin je sais pas, je vois pas le problème en fait. Dans ces cas là, elles auraient du me le dire directement, qu'elles souhaitaient un père pour leurs gosses. Je vais te passer les détails mais quand tu te retrouves avec une fille qui te chauffe direct sans décliner son identité et se barre aussi sec, bon.

Il serra les crocs.

- Du coup, je dois faire quoi ? Aller les voir en mode "Coucou, tu te souviens de moi ? J'suis le père de tes gosses, on a pas discuté de ce que tu voulais, alors, on fait quoi ? Garde partagée ?" Puis je t'avoue qu'il y en a une... Que j'ai pas tellement envie de revoir.

Elle était quand même sacrément moche, cette fille de la mer.

- Je comprend pas... Pourquoi ça t'affecte à ce point, Eva ?

Elle soupire. Son esprit va à Crystal. Lestat. Coton. Tous les autres.

Sais tu le nombre d'orphelins que les Nakhus recueillent ? Le nombre de gamins chassés par leurs parents, qui n'ont pas mesuré la conséquence de leur acte ? Qui se rendent compte, une fois le gamin sur les bras, du travail que ça représente ? Avoir un gamin, Exxus, c'est lui dédier sa vie.

Son regard traine sur les tombes, se pose sur celle d'Hanna. La fixe.

C'est être prêt à donner sa vie pour eux. Parce qu'ils sont si importants que ça.

Elle serre les crocs.

Ca n'est pas parce que ta conquête est bête que le gamin doit en souffrir.

Sa propre expérience résonne en elle. Avec l'injustice, en plus, de n'avoir rien fait pour le mériter. Son regard s'assombrit.

Tu fais bien ce que tu veux, Exxus. Je ne suis pas ta mère. Mais à qui préfères tu ressembler ? Si ta mère n'avait pas été là. Quel père aurais-tu voulu avoir ?

Quel est l'exemple que tu voudras suivre, Exxus ?

Oulah, non, il n'avait pas DU TOUT pensé à tout ça au moment de faire ses gosses. Leur dédier sa vie... C'était quand même beaucoup lui demander. Il n'avait que deux ans et encore tellement de choses à faire que d'élever des enfants ! Pourtant, elle ne le laissait pas insensible, Eva. Mais c'était bien là le problème, il ressentait plus l'envie de faire plaisir à la louve ailée, ce qui était déjà un sacré progrès, que de s'occuper de ses propres rejetons. Serait-il d'ailleurs capable de les aimer, eux aussi ?
Il fit la moue.

- Quelqu'un de bien. Quelqu'un qui m'aurait aimé comme m'a aimé ma mère. Quelqu'un qui porte tes valeurs et qui se soucie sans se poser de questions.

L'une de ses oreilles s'agita.

- Mais je ne suis pas cette personne. Je me sens pas capable de leur donner de l'amour sans faire semblant. Est-ce qu'un gamin peut vraiment être heureux avec quelqu'un qui se force ? Peut-être que ça pourrait changer en les voyant mais... Mais si c'est pas le cas ? Si je ne ressent absolument rien pour eux ? Est-ce que ce serait pas pire pour eux, de subir le rejet ?

Il soupira.

- Puis regarde, je galère déjà à sauver ma propre vie. J'ai conscience de faire des choix de merde et il y a des choses que je maîtrise pas encore. Est-ce qu'ils ont vraiment envie de cotoyer quelqu'un comme ça ? Est-ce que toi, en tant que gosse, tu aurais voulu cotoyer quelqu'un comme moi ?

Elle s'adoucit. Il progresse. Là où il tâtonnait avec ses valeurs, certaines s'ancrent de plus en plus en lui. Il a de bonnes pensées. L'égoïsme est toujours là, mais il se projette. Dans son lui enfant, un exemple simple, mais qui ne le laisse pas insensible. Un lui qu'il n'est plus, mais qu'il a été. Un être dans le besoin. Dans l'attente.

Alors la voix d'Eva s'adoucit. Une récompense à ses efforts. Elle ne tance plus, elle conseille. Elle propose. Elle ouvre les possibles :

Personne ne naît père. On le devient. Ca s'apprend.

Elle hésite, et reprend.

Tu n'es pas obligé de les côtoyer pour t'assurer qu'ils ne sont pas malheureux.

C'est un compromis. Un qu'elle n'accepterait pas pour elle. Mais qu'elle comprend pour un autre. Pour... Yersine, par exemple. Qu'elle aurait pu comprendre. S'il s'était donné la peine de venir les voir. Rien qu'une fois. Une bête fois. Pour parler avec eux. Avec Momon, surtout, qui souffrait de l'absence d'une figure paternelle. Une souffrance que même l'amour de deux mères ne pouvait entièrement apaiser.

Chacun est différent.

A la question qui lui est adressé, Eva plante ses yeux dorés dans ceux, vairons, de son interlocuteur.

Je ne peux pas te répondre en tant que gosse, Exxus. Mais en tant que moi, ces réflexions t'amènent sur la bonne voie. Tu en es capable, si seulement tu le souhaites. Si tu ne laisses pas les autres te manipuler. Si tu ne laisses pas tes émotions te manipuler.

Elle souffle.

Si tu fais des efforts. On pardonne toujours les erreurs de celui qui essaye. Rarement celui qui blesse par péché.

Que voulait-elle dire, par là ? Qu'il pourrait se contenter d'une rencontre avec chacune des mères pour s'assurer que les gosses allaient bien ? Qu'ils étaient heureux et aimés ? Pouvait-il en être certain, de cette façon là ? Il pencha encore la tête sur le côté, curieux.

- Comment être certain qu'il le sont, heureux, sans les côtoyer ?

Il se permettait la question, puisque Eva lui répondait toujours avec intelligence. Enfin, il trouvait ses paroles censées, en tout cas, et elle l'aidait à sa façon. Puis son ton, plus calme sonnait comme une récompense à ses oreilles. Parviendraient-ils à s'entendre, un jour ?

- J'essayerai. Je ne promet rien, ce sera peut-être difficile et je t'avoue que ça me fait un peu peur... Mais j'essayerai.

A sa question les babines d'Eva s'étirent encore plus, la bienveillance sourdait de son corps. C'était une réflexion qu'elle n'attendait pas de lui, qu'elle ne lui imaginait même pas venir quelques mois plus tôt. Elle reporta son attention sur ses yeux vairons :

Tu ne le peux, sans faire confiance à un tiers. C'est disons... Moins pire que de ne rien faire du tout ? Mais tu l'as dit toi même. Ca n'est pas satisfaisant.

Elle laissa un instant passer. Ses paroles firent étinceler ses yeux. Cette idée lui plaisait.

Si Exxus. C'est une très bonne idée. Promets moi de faire de ton mieux, et d'aller toujours vers le haut.

Elle pinça les lèvres.

Je pourrais t'offrir quelque chose en échange. Y a-t-il quelque chose - de raisonnable - que tu désires et que je puisse te donner ?

La demande lui paraitrait peut-être plus honnête ainsi.

Donner, pour recevoir.

Ce n'est pas satisfaisant.
Devait-il donc se contenter de cet acte bancal mais pas trop ennuyeux, tout en se convaincant que cette solution là était la meilleure pour tout le monde ? Ou bien devait-il dépasser sa propre zone de confort, se confronter à de nouveaux risques, avoir peur mais être fier de lui, plus qu'il ne l'avait jamais été, si il y parvenait ?
Il se mettrait cette contrainte comme un défi, par ce que c'était ce qu'il fallait faire, il le sentait. Peut-être que ce serait bien, aussi, d'avoir une famille, de passer des moments avec ses enfants.
Ses enfants.

- Je le jure.

Il ne faudrait pas oublier ces paroles là, ni ses bonnes résolutions.
Il était capable du meilleur, de prendre un tournant ou ses actions ne pousseraient pas ses congénères à lui faire la peau.

A la proposition d'Eva, il hésita. Que pouvait-il souhaiter, de raisonnable ?

- Je cherche la sécurité... Mais ça, ce n'est pas quelque chose qui se donne. Alors, s'il te plait, si tu croises Anianka ou l'un de ses gosses... Ne leur dit jamais que tu m'as vu, quel que soit le contexte.

C'était sa seule demande.

Je le jure.

Elle ne s'y attendait pas. Une réponse en demi-teintes, peut-être. Une hésitation. Une réluctance, n'importe quoi. Pas une embrassade presque épiphanie de cette idée. Mais c'était une bonne chose. S'il parvenait à s'y tenir. Si ces paroles avaient un impact, quelconque, sur son attitude. S'il parvenait à réfléchir un minimum, il ne pouvait faire preuve de bêtise crasse la seconde d'après n'est-ce pas ?

Elle ne l'aurait pas parié.

Sa demande, cependant, l'étonna aussi. Décidément, pour renouveau c'en était vraiment un. Malgré son qualificatif elle s'attendait à quelque chose d'absurde. Au contraire, c'était une considération très terre à terre mais aussi plus qu'acceptable qu'il avait.

Bien sûr. Je ne connais les enfants ni cette Anianka. Mais tu as droit à la rédemption.

Qui ne l'avait ?

Il eut un soupir de soulagement.
Parfait, si Eva ne parlait pas de lui... Il devrait pouvoir vivre encore un peu. C'était un échange, si l'on pouvait nommer cela ainsi, acceptable : D'un côté il faisait preuve d'assez de sérieux et de courage pour aller affron... voir ses gosses, de l'autre, elle ne grillait pas sa couverture.

- Merci.

Et maintenant ?
Il était peut-être temps d'y aller... Sur Morne-Oeil ? Avant de se dégonfler, tant qu'il sentait en lui assez de courage. Même si il aurait aimé passer davantage de temps avec Eva.
Exxus lui sourit.

- Bon, j'y vais. J'espère te revoir, Eva.

Elle était importante, à ses yeux.

Il esquisse même un sourire. Il a presque l'air agréable, ainsi. Malgré les horreurs qu'il est capable d'envoyer. Malgré la façon dont il retombe encore, encore et encore dans les mêmes trous d'eau dans lesquels il se noie. Elle hoche paisiblement la tête pour prendre congé :

A bientôt, Exxus.

A bientôt.