Chaotique

Au commencement il y avait eu une Voix, sombre et puissante.

Une Voix dans le noir, une Voix qui tonnait dans l’obscurité et faisait trembler le sol et l’espace.

Puis la Voix s’était tue.

Et aujourd’hui après tant d’années s’élevait de nouveau une Voix.
Légèrement différente, légèrement dissonante.

Mais pas moins chaotique.

L’inspiration sifflante qu’il prit entre ses crocs serrés firent s’ouvrir ses yeux en même temps que la première syllabe qui explosa dans ses tympans.
Le goût de cendres qui s’infiltrait sur sa langue, l’odeur de suie et de pourriture qui se bloquait dans ses narines – il les reconnaissait.
Sans avoir même besoin de réfléchir.
Il pensait ne jamais avoir à les ressentir encore.

C’était toujours resté là, pourtant. A l’intérieur. Au fond de ses entrailles, y dormant au chaud comme un reptile qui se serait logé là où aucune serre ne pourrait l’atteindre. Tous les jours il remuait, le reptile, glissant ses anneaux au creux de son ventre. Glacial et incommodant. Il le liait à d’autres, le menait vers des camarades d’infortunes plus sûrement qu’aucune boussole.
Mais surtout il le liait à ça. Cet endroit. Celui qui sous ses yeux grands ouverts aux pupilles dilatées se découvrait dans sa pleine et splendide désolation, parfaitement conforme à ses souvenirs, désespérément identique à ses cauchemars tout de gris et de rouge décorés.

Dans le Monde Rouge il était de retour.

Sans avoir franchi la moindre brèche, sans avoir combattu la moindre Bête.

Il s’était simplement endormi, et maintenant… Et maintenant ce n’était pas une Bête mais une créature toute autre qui se jouait de toi, Justice.
Il le voyait, tâche de violet sombre qui se tordait et se déformait autour de lui, et leurs deux regards s’entrechoquèrent au moment où sonnaient les dernières paroles d’une phrase.

Loup mort et revenu à la vie. Loup mort et revenue à la vie. Loup mort et revenu à la vie.

Ça tournait en boucle dans son esprit, ça le vrillait d’un seul coup d’une puissance qu’il ne saisissait pas. Il ferma violemment les paupières sous l’assaut imaginaire qui frappait son crâne, le perçait d’une douleur aussi forte que si l’on eut voulu écraser un rocher sur la tête.
Il entendit à peine les mots qui continuaient de s’échapper de la créature changeante, frémissait à peine du contact froid et horripilant de ce corps immatériel sur le sien. Un spasme qui le parcourut enfonça aussi bien ses griffes dans la poussière monochrome qui constituait le sol qu’il releva ses babines sur le bout de ses crocs.

Et il gronda.

Les yeux se rouvrant filèrent à la poursuite de l’insaisissable adversaire, cherchèrent avec avidité les spirales hypnotisantes qui tournaient, tournaient, tournaient sans s’arrêter.
Comme cette phrase encore.
Loup mort et revenu à la vie. Mort. Revenu à la vie.
Mort.

Pourquoi ça lui enserrait tant le crâne dans un étau ?
Pourquoi la créature l’avait-il ramené ici ?

Il le regardait tournoyer et s’évaporer, changer de forme encore et encore. Et si ses crocs étaient découverts et que de sa gorge sortait un profond grondement… Au lieu de l’habituel feu qui d’habitude consumait ses muscles pour l’intimer d’attaquer et de se défendre, c’était cette fois-ci une froide et paralysante fatigue qui le clouait au sol et bloquait son souffle au fond de sa poitrine.
Mais le regard crépusculaire ne le lâchait pas, lui, cet ennemi fourbe qui se confondait en formes et en couleurs. Le regard était impitoyable et ne craignait pas.
Sa queue se dressa et fouailla l’air de quelques coups secs et réguliers.

— Ramène-moi.

Pas une supplication, un ordre.
Parce qu’il avait fini par s’habituer à la façon dont les choses se passaient, ici-bas. Il y avait toujours un monstre, quelque part, pour ressurgir du passé et des ombres.
Et certains ne semblaient pas fait d’une chair qu’il pouvait déchirer de ses crocs.