Autre plan d'existence

Le jeune loup se lève, ne regarde que droit devant lui alors qu'une tension déjà le saisit. Les yeux carmins auscultent le ciel déglingué, qui bouge, se strient de lignes comme des glitchs. Il surprend des cubes à la place des nuages et il ne comprend rien. Il y a trop de couleurs dans ces formes qu'on appelle arc-en-ciel mais qu'il n'associe à ce phénomène, il y a des arbres qui n'appartiennent à rien de connu.
Où est-il ?

Son souffle reste un instant en suspend, comme s'il craignait de surprendre ne pas pouvoir respirer dans l'atmosphère de ce monde inconnu. Il en était capable sous l'eau, pourtant. Il était peut-être fait pour résister à des endroits où il n'aurait dû poser patte. Il s'avère qu'en effet, il respire sans peine.
Et c'est tant mieux.
Il a si chaud...
Gueule désormais grande ouverte il halète, Désastre, laisse sa langue pendre entre ses crocs alors qu'un frisson parcoure dans un spasme ses flancs. Il a chaud et froid à la fois, il se sent comme un instant avant le malaise. Des sueurs froides, c'est de ça qu'il est saisit. Enfin... Une forme nouvelle. L'impression est étrange, le ressenti malaisant.

Rien ne lui plait.

Ni ce qu'il ressent.

Ni ce qu'il voit.

Mais que fait-il ici ?
Il faut qu'il se retourne vers la grotte jusqu'alors dans son dos pour que cette question, déjà, lui revienne. Il faut qu'il se retourne pour soudain faire un bond en arrière et gonfler son échine, voir sa queue se hérisser comme celle d'un chat et se prostrer entre ses cuisses, s'accolant à son thorax. Par surprise, par crainte, par un peu de ces deux choses.
Ses babines, elles, se retroussent fugacement sur ses crocs, alors que toujours sa gueule reste ouverte.
Il ne gronde pas, cependant, reste muré dans un silence qui lui est propre.
Petit Soldat ne s'était soupçonné ainsi observé, à moins d'un mètre de lui, dans une distance qui aurait pu lui valoir mort si...hostile ? avait été cette créature. Il pense qu'elle ne l'est pas, parce qu'elle ne l'a pas attaqué.
Mais que fait-il ici ?
La créature le force à se le demander, dans cette voix dont à moitié il emprunte son langage, quand son canon est un son plus étrange encore que la langue du solitaire avec qui il avait échangé enfant.

Il reste immobile, dans cette position partagée.
Les babines retombent, il continue à s'aérer à en suffoquer, entre ces quatre mots qu'il lâche.

« Je ne sais pas. »

Désastre ne sait ni mentir ni inventer, il ne peut que lui dire ça. Comme il aurait pu lui dire aussi qu'il était perdu. Comme il aurait pu lui dire aussi qu'il ne voulait pas être ici.
Ses yeux balayent une nouvelle fois les environs.
Il lui faut cette deuxième observation, pour enfin les deviner.

Les Monts Célestes.

Il plisse les yeux.
Avec difficulté il ressasse le moment d'avant ce réveil, qui lui est bien trop flou. Que faisait-il ? Dans les Monts Célestes, il était certain de ne pas y avoir été aujourd'hui, restant sur ces terres siennes siennes. Et de son existence, il ne s'y était rendu que deux fois. Enfin, deux fois et demi. Une fois pour voir un corps tomber de la montagne. Une fois pour voir une ascension avec Narcisse avortée par la présence du monstre aux yeux de tourbillons. Une fois pour tuer les Dragons Noirs.
...
Etait-ce un mélange entre le monstre aux yeux de tourbillons et les dragons Noirs ?
Un cauchemar. Son cauchemar.
Il est un adolescent peu adaptable. Il se fait mal à ce qu'il ne connait pas. Il apprécie la routine bien établie, le fait de connaître avec précision de quoi sera faite sa journée.
Situation inconfortable qu'est celle-ci.
Un cauchemar, oui...

Ou peut-être... Peut-être, oui... Il c'est empoisonné.
Il lui était déjà arrivé de prendre en gueule une plante hallucinogène, et de voir ces mêmes couleurs, ces mêmes formes. Une erreur, on ne l'y avait plus repris. Il ne pense pas l'avoir refaite, non, il a beaucoup apprit depuis.
Mais qui sait.

Désastre recule d'un pas, désormais ne quitte plus des yeux cet animal. Il doit être en crise de quelque chose, il doit avoir un problème de l'esprit qui le plonge dans cette histoire inventée à laquelle son esprit veut qu'il croit. Ou est-ce l'oeuvre de l'Autre, encore. Ou...quelque chose de vrai et de nouveau.
Il a vécut des choses étranges, depuis sa naissance qui elle-même en est une.
Il s'est même transformé en coq dans un même rêve éveillé. Peut-être se réveillera-t-il avec devant lui un objet qui le raccordera à ce qu'il pensera irréel.

Restons sceptique et attentif.
Observons ce que fait l'Abomination.

Ce n'est pas un cauchemar.

La crête de poils sur son dos reste érigé, sa queue reste en berne et une fois encore les crocs menacent de divulguer leur agressivité par ses babines qui, cette fois-ci, frémissent plutôt que de se découvrir. Plus que de se sentir menacé par la situation présente, le fait que ce qu'il vivait actuellement était donc dans une certaine mesure la réalité... Désastre se focalise sur cette faculté de lecture de son esprit.
Il se sent sondé, surpris dans l'intimité même de son esprit, là où il n'aurait voulu trouver personne. Il craint soudain par le flots de pensées qui l’inonde, par les souvenirs qu'il a cherché à retrouver, de divulguer des informations sur sa meute.
Il est le garant de grands secrets, dans la confidentialité des cheffes Etelkrus. Ceux qu'il pense devoir tant préserver qu'il lui vient l'extrême pensée qu'est celle de s'assommer, voir de sauter de la falaise, pour ne rien divulguer à son encontre.
Il ne veut pas trahir, surtout pas.
C'est son devoir.
Ainsi qu'un ordre premier.

Il essai de rassembler d'autres pensées. Se focalise sur le monstre, sur le paysage, sur l'Autre.
C'est compliqué.

Chaque mouvement qu'il exécute autour de lui est suivi. Il se demande s'il a surpris sa volonté de le fuir, pour ainsi l'encercler. Ou s'il ne s'agit qu'une façon de se mettre en scène, de le détailler de plus ample façon.
Ne deviens pas aussi paranoïaque que ta naisseuse, Désastre.
Il retient son souffle.

Une confidence se distille, dans une tonalité différente qui le fait tiquer. Il ne sait pas si c'est sa présence qui l'énerve, ou autre chose. Ni même s'il est véritablement énervé.
De savoir qu'un autre loup, au moins un deuxième, s'était retrouvé abandonné chez lui...
Il regarde dans son dos, se retourne, regarde partout comme si un congénère allait surgir. Pour vérifier s'ils étaient toujours seuls. Il n'était pas rassuré, depuis que sa présence n'avait été surpris par ses sens pourtant affutés.
Excepté l'ouïe, qui de moitié manquante n'entend pas ce murmure. C'est trop éteint, pour lui, ça se mélange au bruit de son souffle trop fort et trop rapide. C'est une faiblesse cachée et inconnue de beaucoup, qui pourtant là s'immisce comme telle.
Dommage, intéressante aurait-été cette information. Mais c'est comme ça, hein Désastre.
On a la poisse.

Plus que sur cette notion de frontières, qui revêt chez les Etelkrus une signification forte... Désastre ne pense qu'au premier venu, alors. Celui qui n'a plus l'air d'être là, dans ses narines qui se dilatent et cherche en humant l'odeur plus connue d'un loup.
Il ouvre la gueule et sa voix grave doucement tonne.

« ...Qu'est-ce qu'il est devenu ? »

Est-il mort, dévoré ?
Est-il rentré chez lui ?
...Je veux rentrer chez moi, comme je l'espère ce premier.

Ils l'ont ramenés.
Ainsi, pour de bon, peut-il les classer dans cette catégorie autre. Une créature étrange et inconnue qui ne lui est hostile. Plus encore. Qui aide... C'est une abomination intelligente mais non agressive, capable de parler sa langue en même temps qu'elle en murmure une autre. C'est loin des Dragons Noirs et du monstre aux yeux de tourbillons, mais peut-être que d'une certaine façon est-ce lié à ce dernier.
Il faut qu'enfin il se détende, Désastre, fasse quitter sa queue jusqu'alors resté collé à son ventre.
Il voit ses crocs, mais il ne sent la crainte l'envahir, comprenant que ce n'est pas contre lui que ceux-ci se tourneraient.

Ses épaules se haussent. Ses yeux, encore, ne le quitte pas, se permettent pourtant de découvrir davantage ce paysage. Assez pour s'en souvenir, au cas où il y est dans celui-ci des informations qui viendraient se joindre à ce qu'il lui distille à demi-mots.
Quelques informations aussi légère que des volutes de fumées, dont il ne tire rien mais qui s'inscrit pourtant dans une démarche nouvelle de réflexion.

Les mondes se rejoignent, c'est une conséquence.
Désastre, à voix basse, murmure cette phrase quand dans le ciel rouge orange un cube se décompose. Et il redresse la tête, il veut en savoir plus. Du danger qu'il peut en découler, de la fréquence de ces venues.
Des conséquences. Il veut parler des conséquences.

Mais l'animal bouge et se rapproche de lui, il n'a pas le temps de parler, de questionner. Mmh. Il recule d'un pas, même s'il n'appose plus sur lui tant de méfiance et d’aprioris. Jamais il n'aurait pu accordé pleinement sa confiance, Désastre, exception faites de quelques membres. Mais lui... Lui...
Quand il le touche ses crocs se découvrent brusquement, réflexe du jeune soldat.

Et soudain tu as mal et tu te dis que tu avais eu tort, de ne pas le penser agressif.
Un glapissement t'échappe et c'est le noir...

...

Quand il rouvre les yeux, les couleurs sont fades et le ciel est gris. Il se redresse, saisit de quelques vertiges. La différence entre cet autre monde, hypnotique et maladif, et le sien, le perturbe et le fait tanguer. L'estomac jusqu'alors au bord de sa gueule se calme un peu, ne l'empêche de se sentir encore nauséeux.
Au moins autour de lui le ciel ne tourne plus.
Au moins n'a-t-il plus mal.

Il est rentré chez lui et il ne sait plus quoi penser, Désastre.
Pour le moment... Il doit rentrer.