Se méfier de l'eau qui dort [Ft Athelsan ]

Athelstan avait commencé sa journée sur les chapeaux de roue ce jour-là, enchaînant son entraînement avec Solelio, une patrouille de chasse pour renflouer la réserve de gibier, puis un tour des frontières du territoire afin de vérifier que tout allait bien. De drôle d'événements secouaient tout el continent ces derniers temps, et il avait pu vérifier que les tours étaient toujours bien en plus et que rien d'étrange ne paraissait se passer du côté des temples divins. Vers le milieu du jour, après avoir pris le temps de faire son rapport au Castel et d'assigner les patrouilles de l'après-midi, il avait fini par quitter à nouveau le fort de pierre, cette fois-ci en solitaire. Il était conscient qu'il n'était pas recommandé de sortir seul de la sorte, mais il connaissait le trajet de ses camardes durant les heures à venir et s'arrangerait pour toujours être à portée de hurlement. Ses pas le conduisirent vers l'Île Abysse, calme à cette heure où les proies avaient été effrayée par leurs chasses de la matinée. Elles reviendraient sans doute au soir tombant, ou à l'aube. En attendant, l'île se faisait havre de paix et de silence, fouettée par le vent marin de la marée descendante. Au-dessus de lui, les nuages piquetaient le ciel sans se montrer encore menaçant, troupeau de coton sur l'azur qui flottait vers les terres.

Le grand loup atteignit le centre de l'Île sans encombre, et leva le museau pour constater que personne ne semblait s'y trouver. Il inspira profondément, ferma les yeux un instant, puis d'un mouvement rendu automatique par l'habitude, décrocha la chaîne qui se trouvait accrochée à son poitrail et ses épaules. Avec son apprentie, il ne l'utilisait jamais pour les entraînements. Ils en étaient encore au combat classique au corps à corps, et cette dernière n'avait pas exprimé l'envie d'utiliser autre chose que ses griffes et ses crocs. Et elle s'en sortait d'ailleurs très bien sans. Mais de son côté, le Chevalier tâchait régulièrement de prendre du temps pour travailler l'entraînement un peu spécial qu'il avait avec cette arme, vestige de l'enseignement que Méléagant lui avait transmis bien des années auparavant. Il la saisit entre ses crocs et laissa filer un instant.

Puis il se lança dans une sorte de danse, allant d'un côté, de l'autre, bondissant avec lenteur au rythme des cliquetis. Peu à peu, la chaîne se fit serpent d'acier, mordant l'herbe verte et les taillis, alors que la danse s'accélérait, que ses pattes battaient le sol avec plus de puissance. Lorsqu'il s'arrêta, la chaîne claque une dernière fois dans l'air, avant de retomber à ses pieds. Il ouvrit les mâchoires pour la laisser tomber, le souffle un peu court. C'était difficile à admettre, mais il commençait à sentir que sa force d'antan ne l'habitait plus. Malgré son entraînement de chaque journée, il voyait ses muscles qui ne se dessinaient plus autant qu'avant. Il voyait la distance qu'avait la jeune génération avec lui, voyait que malgré leur politesse, il ne faisait pas partie de ce groupe-là, parce qu'ils n'appartenaient pas à la même époque. Et il ne savait trop comment réagir à cette pensée, lui qui avait toujours été à sa place au coeur des combattants Etelkrus, lui qui en avait vu la Génèse et tous les âges. L'âge qui finissait par le rattraper lentement.

Il secoua la tête, comme pour chasser ces tristes pensées, et au même moment une voix résonna non loin de lui. Il tourna la tête, pour constater que Te Hari, la fille de Tawana, s'était approchée. Elle était contre le vent et il ne l'avait pas entendue arriver. Il redressa les oreilles et lui adressa un sourire.

"Dame Te Hari, pardonnez-moi, je n'avais pas perçu votre venue." D'un geste preste, il s'empara de la chaîne et la raccrocha autour de son poitrail. "J'achève mon entraînement, comme vous le voyez. Et vous, qu'amène vos pas sur l'Île Abysse ?"

Il s'approcha à pas lents, guettant sa réponse. Il avait peu échangé avec la jeune louve, mais c'était l'occasion de faire connaissance après tout.

Il acquiesça, acceptant muettement son invitation à la tutoyer - ce qui était amusant étant donné qu'elle-même le vouvoyait. Mais c'était sans doute à mettre sur le compte de la vertigineuse différence d'âge entre eux. Elle lui répondit ensuite en lui disant qu'elle avait passé la journée à s'entrainer et qu'elle venait chercher le repos. Les oreilles du vétéran se redressèrent légèrement à cette affirmation : elle semblait à l'aise avec ses congénères, aussi était-il étonnant qu'elle cherchât le repos ici non pas au Castel. La pensée malicieuse qu'elle faisait cela pour échapper aux corvées que l'on pourrait lui assigner si elle rentrait lui traversa l'esprit, mais elle n'aurait sans doute pas été ravie de le croiser si ç'avait été le cas.

"T'entraînes-tu seule, jeune Dame ?" Demanda-t-il en réponse.

Il ne savait plus si Te Hari avait un mentor ou non, ou si, comme Solelio avant le début de son apprentissage, elle faisait de son mieux pour s'entraîner seule. Cela avait apporté à sa fille une base certaine, toutefois l'expérience lui faisait parfaitement savoir que c'était rarement suffisant. On avait beau avoir la force, l'endurance, la rapidité, lorsque manquait la technique il était impossible de voir venir les coups les plus subtilement assénés par un adversaire. Et le vieux loup avait affronté amicalement nombre d'adversaires au cours de sa vie.

D'un geste du museau, il l'invita à marcher à son côté dans l'herbe grasse de l'Île. Si elle cherchait le repos, elle ne serait sans doute pas contre une promenade tranquille au gré des vents marins.