Une autre vie. ○ Isrâ, Mildred

Moiro n’avait pas voulu d’elle.

La phrase tournait en boucle dans sa tête depuis ce jour récent, traînant avec elle son lot de pensées noires et de ressentiments. Elle qui s’était finalement sentie sur une pente ascendante à force de prendre le temps de s’accepter et d’aller de l’avant – pour finalement rouler tout en bas de la pente. Rejoindre sa Déesse aurait été le démarrage d’une nouvelle étape, pour elle. L’occasion de se sentir digne à nouveau, de s’élever au même rang que ceux de sa fratrie ayant déjà fait allégeance.
Mais Moiro n’avait pas voulu d’elle.
Et le goût amer de ce constat restait incrusté dans sa gueule, la suivait partout alors qu’aujourd’hui encore elle restait loin de l’Île aux Roses. Loin de sa maison. Loin de la silhouette de ce temple qui avait été autrefois phare – était désormais une ombre projetée qui la recouvrait et l’étouffait, lui rappelant sans cesse ses défaites.
Loin de Mère, qui ne savait pas car elle avait pris soin de ne laisser personne la voir dans la demeure de la Déesse, mais dont le regard d’ambre semblait percer en elle plus profondément encore que les mots de la Tigresse. Elle était sa prêtresse, après tout, peut-être pouvait-il sentir l’échec qui émanait d’elle.
Alors pour la première fois depuis sa captivité chez les Etelkrus elle s’était éloignée d’elle. Volontairement. L’idée l’avait angoissée, l’acte lui faisait mal ; mais elle craignait de venir s’effondrer à ses pattes si elle y passait trop de temps, de laisser éclater sa faiblesse et de tout confesser.
C’était inacceptable. Il lui fallait d’abord rebâtir ses forces, par elle-même.

Alors elle rôdait sur les terres désolées, qui ne l’étaient plus tellement pour certaines. Aujourd’hui ses pas l’avaient menée vers ce qui fut autrefois le quartier général des Lazulis.
Elle n’y était jamais vraiment allée, s’était contentée de le voir de loin sans rentrer. Après tout la majeure partie de son enfance s’était fait sur l’Île, sans se mélanger au reste de sa meute ; et puis après il y avait eu les Etelkrus… Et les Lazulis ne furent plus.

Mue par la curiosité d’un temps révolu, la louve s’approcha, se laissant guider le long des hauteurs qui s’approchaient du gouffre, suivant des chemins qui n’étaient plus marqués depuis longtemps.
Avant de se figer, nez en l’air.
Deux odeurs. L’une familière, l’autre réminiscence d’un souvenir presque oublié.

Mildred se remit en marche, adoptant cette démarche plus prédatrice que détendue qui venait s’emparer d’elle lorsque l’idée d’une confrontation quelconque se profilait.
Elle vint se poster aux côtés d’Isrâ, silhouette aux similaires couleurs chatoyantes, pour jeter un regard froid vers ce que contenait la caverne en contre-bas, ce qui avait reçu les invectives.

Queen.

Ses babines tiquèrent, tant de surprise que de mécontentement, dans un déplaisir partagé avec Isrâ que de la revoir se pointer ici, elle dont elle n’avait vu trace depuis tout le temps de son retour, ce qui avait été très bien comme ça.
Pourtant… Pourtant à son égard elle ne sentait plus grand-chose, pour le moment, à part cet éternel et vague mépris pour ce qu’elle était. Sur le reste, leurs querelles étaient celles de l’enfance et d’un début d’adolescence. Si leur rencontre s’était fait entre quatre yeux, dans l’intimité de leurs deux regards pâles, peut-être que les choses auraient pu repartir sous un angle nouveau.
Peut-être bien, oui.
Mais il y avait Isrâ.
Il y avait cet adelphe, à mi-chemin entre le frère et la sœur maintenant qu’elle ne savait plus très bien où le classer ; cet adelphe qui s’était hissé hors de la faiblesse à son inattendue manière.
Cet adelphe qui faisait ressortir et suinter tout ce qu’il pouvait y avoir de plus mauvais en elle quand elle s'en trouvait proche, car ce besoin de s’affirmer était constant sous les yeux d’un concurrent. Car Isrâ n’était qu’un être empli d’encore plus de mépris que tout ce qu’elle avait pu porter un jour, et que pour cela il était hors de question de lui montrer le moindre côté lisse. Pour qu’il ne se sente pas l’envie de prendre le dessus sur ce qu’il restait de la fratrie dans leur petite communauté. Face à lui –ou elle, elle ne savait plus –  Mildred ne pouvait qu’être impitoyable et taire le reste.

Oui, si Isrâ n’avait pas été là, tout aurait pu être bien différent.

Mais elle se laissa envahir par le venin à son tour, prit un sourire torve et posa les yeux d’argent sur la silhouette en contre-bas.

— Tu n’aurais jamais dû revenir ici. Ces terres commencent à peine à se remettre, nul besoin de leur infliger nouvelle souillure.

Elle coula un regard presque jubilant à son congénère tandis que se relevait sa queue au long pelage pour venir retomber en panache sur son dos.
Un regard complice, dans ce dédain partagé de l’enfant bâtarde qui s’était offerte pour cible à leurs langues avides de perfidie.