Plus elle regagnait le Sud, plus elle sentait la douce caresse du soleil sur son dos et ses ailes noires s’intensifier.
C’était comme un murmure de bienvenue, une patte tendue pour retourner là d’où elle venait. Elle avait été heureuse et impatiente de découvrir les autres terres et de finalement avoir l’occasion de s’éloigner de chez elle pour plus que quelques heures, et elle l’était toujours – mais sentir les odeurs des terres Etelkrus emplir ses narines lui faisait plus de bien qu’elle ne l’aurait cru.

Elle avait attendu d’être complètement remise de ses blessures pour entreprendre les quelques heures de vol qui la séparait de sa destination. Et elle avait quelqu’un à voir pour le remercier d’un si prompt rétablissement.
C’était également l’occasion d’honorer une parole laissée au détour d’un couloir du Castel, à cette jeune récemment accueillie en leurs rangs. C’est d’ailleurs vers les hautes parois de leur forteresse rocheuse qu’elle inclina sa trajectoire lorsqu’elle put les voir se détacher des brumes, majestueuses et immuables.
Un sourire étira ses lèvres.
Malgré la fatigue, Anita s’accorda le plaisir de laisser son vol durer un peu plus longtemps au-dessus de quelques territoires, lui permettant de venir toucher la canopée de la Moere du bout des griffes – quand bien même elle était prévue en tant que seconde destination, la tentation avait été trop forte.

Elle replia finalement ses ailes parmi les rochers qu’elle connaissait si bien, foulant avec plaisir le sol encore tiède malgré les jours qui diminuaient et les températures qu’elle sentait plus fraîches ici aussi.
La neige et la glace étaient choses amusantes au début, mais elle avait l’impression d’en avoir perdu sensation au bout des doigts à force de ne fouler que leur froideur.
S’engageant dans les boyaux de pierre tout en adressant avec grand plaisir quelques signes de tête à des visages connus qu’elle croisait, Anita se concentra à essayer de trouver l’adolescente grise aux cheveux pourpre. Elle devait déjà avoir grandi, même si Anita n’était pas encore partie trop longtemps.

— Sakura ?

Elle fit halte pour la héler, dressant des oreilles à l’affût d’une réponse. Trouverait-elle la jeune louve parmi les caves de pierre, ou devrait-elle la chasser à travers le territoire pour retrouver sa trace ?

L’adolescente finit par apparaître, surgissant d’une grotte aux alentours. Une odeur de viande fraîche flottait sur son pelage, mais Anita n’y prêta pas attention, saluant la jeune louve d’un signe de tête et d’un léger de sourire avant de fléchir les coudes pour mettre son museau au niveau du sien.
La jeune grise avait poussé depuis la dernière fois qu’elle l’avait vue, mais pas encore assez pour arriver à sa taille d’adulte.

— Ben oui, je te cherche. Tu n’as pas oublié ce que je t’avais dit avant de partir ?

Aucune réprimande dans son ton, seulement sa taquinerie habituelle alors qu’elle inclinait légèrement la tête sur le côté comme pour interroger la jeune louve. Mais elle ne laissa même pas le temps à une éventuelle lueur révélatrice de s’allumer dans son drôle de regard, enchaînant directement pour répondre à sa propre question avec l’enthousiasme digne d’un louveteau.

— On va au temple de Kiro ! Je t’avais dit que je t’emmènerai le voir. Chose promise, chose due.

Avec un dernier sourire rayonnant – qu’il était bon pour l’humeur de se savoir chez soi et de se dire qu’elle verrait bientôt son Anaconda favori ! – Anita se redressa d’un petit bond et tourna autour de Sakura, un éclat joueur dans le regard.

— Allez, ne perdons pas de temps ! Pour être digne de le voir, il faut savoir se montrer agile et vif.

Et sur ces derniers mots elle se propulsa avec légèreté vers l’extérieur du Castel, laissant un éclat de rire s’échapper de sa poitrine. Qu’elle se sentait libre et déchargée de tout soucis quand elle revenait entre les murs qui avaient abrité une partie de son enfance. Elle qui n’avait déjà pas totalement laissé tomber son âme d’enfant la sentait enfler encore plus et reprendre ses droits.

Leur trajet jusqu’à la Moere serait donc sportif et mouvementé, cela mettrait Sakura dans une forme adéquate pour se présenter à Kiro.
Elles firent ainsi la route en bondissant, se pourchassant, s’évitant et courant à longues foulées ; Anita poussant toujours plus loin la jeune adolescente à laisser son corps s’exprimer.
Une fois arrivées entre les arbres et les lianes si familières à la jeune louve, elle eût l’impression que son cœur allait exploser sous toute la joie et l’excitation qu’il contenait. Ses pas empruntaient d’eux-même ce chemin qu’elle connaissait, exécutaient sans qu’elle n’ait à y réfléchir la trajectoire la plus directe pour rejoindre l’Arbre, se glissant dans les raccourcis les plus curieux, louvoyant sur certains sentiers qu’on aurait pu croire impraticables.
Et enfin, elles arrivèrent. L’arbre se dressait, éternel et toujours aussi majestueux dans cette forme qui lui était unique.
Anita s’arrêta sans un mot, levant simplement les yeux sur la demeure de son Dieu en l’observant avec le même émerveillement et l’exaltation qu’elle avait ressenti toute petite, déjà, la première fois qu’elle s’était présentée devant avec l’intention d’y entrer.
L’appréhension en moins.
Après quelques secondes de silence à admirer bouche bée le tronc noueux, elle cligna des yeux comme pour briser le charme et reposa son regard sur l’adolescente à ses côtés.

— Je dois d’abord voir Kiro toute seule, j’ai quelque chose à lui dire. Tu veux bien attendre ici ? Je t’appellerai quand tu pourras descendre.

La louve lui adressa un sourire et mélangea ses cheveux d’une patte joueuse, avant de trottiner souplement vers l’entrée du Temple en échappant à toute potentielle protestation. Elle vérifia d’un coup d’œil qu’il ne lui venait pas à l’idée de la suivre – puis se tortilla à travers les racines, faisant sa route vers l’intérieur du Temple.
Ici-bas elle retrouvait désormais l’obscurité baignée d’or, l’odeur de terre et d’humidité qu’elle inspira à pleins poumons.
Anita marcha jusqu’à la fontaine, posa une patte sur son rebord et ne perdit pas de temps.

— Kiro. Jamais tu ne nous abandonnes… Et pour ça je ne saurai jamais te remercier assez.

Elle quitte des pupilles le liquide jaune pour remonter le long de la statue, sourire reconnaissait illuminant son visage. Il saurait très bien de quoi elle parlait, elle n’avait besoin de le formuler en d’autres mots plus précis.
D’abord sa chute depuis les cieux surplombant la Moere, puis celle qui l’avait amenée à rencontrer la glace un peu trop durement…

— J’ai pu réfléchir à ce que tu m’as dit. Enfin, en quelque sorte. J’ai pas vraiment eu besoin d’y réfléchir, en fait, je savais déjà que je ne pourrai pas refuser. J’ai aucune raison de refuser.

Les mots sortaient avec fluidité de sa gueule déliée, glissant sur sa langue sans hésiter. Elle versait toujours son âme face à Kiro sans crainte de ce qu’elle prononçait – de toute façon, il pouvait déjà lire en elle comme dans un livre ouvert.
En cette époque bien particulière dans laquelle ils vivaient, les frontières entre les Dieux et les mortels étaient plus ténues que jamais.

— Le seul truc, c’est que ça peut pas être maintenant, tu vois ? D’abord, il y a encore ma mère et je m’imagine pas trop Prêtresse à sa place… Et puis aussi, il y a le Nord. J’y retournerai bientôt. Et je pense que je dois d’abord me concentrer sur tout ce que je dois faire là-bas…. Avant de revenir vers toi.

Elle acheva ce qu’elle avait à lui dire en plantant les yeux dans ceux de la statue, comme tant de fois auparavant, l’observant sans ciller et attendant sa venue avec cette impatience qui fourmillait en elle.
Beaucoup auraient sans doute préconisé de ne pas trop s’emballer à cette idée, prônant la prudence quant aux envies parfois capricieuses d’apparitions des Dieux ; et ils auraient probablement eu raison.
Mais pas pour elle. Pas face à Kiro, pas pour ce sujet, quand l’Anaconda lui-même lui avait demandé de revenir.
Pas une seule seconde la crainte de ne pas le voir venir effleura ses pensées.

Alors elle se contenta de patienter, sa longue queue balayant doucement le sol, comme attendant la venue d’un ami.

Les secondes prirent la liberté de s’allonger, peut-être un peu plus qu’à l’accoutumée, mais Anita n’y prit pas réellement garde ; pas plus que ne lui vint l’idée de s’en formaliser. Tout ce qui compta à ses yeux fut de voir apparaître les éléments jaunes brillant, se reconstituant pour former une enveloppe hybride à Kiro comme c’était souvent le cas. Un sourire ravi réhaussa encore ses lèvres et sa longue queue s’agita d’une joyeuse mesure.
Son Dieu n’avait pas l’air tout à fait emballé par ses réponses, lui, mais elle savait qu’il comprendrait.
Il s’exprima néanmoins et la louve ne put retenir le rire qui la secoua. Kiro, en grand enfant qu’il était et que tous aimaient ainsi, ne voulait pas faire de choix : il préférait tout prendre, tout avoir, peu importe que les autres Dieux ne choisissent qu’un seul prêtre ou prêtresse, lui voulait en posséder deux !

— Oh, j’y avais pas pensé ! Si tu veux, alors. Ça me va. C’est mieux comme ça. Dès que j’en ai fini avec les terres glacées elle pourra me montrer les ficelles du métier.

La louve fit un clin d’oeil à l’Anaconda. Quelque part, l’idée nouvelle fit son chemin et la libéra d’un certain poids. Être Prêtresse apprentie aux côtés de sa mère lui plaisait bien mieux que de prendre sa place un beau jour, le temps que... Le temps que Sheina préfère d’elle-même s’en aller et lui céder pleinement le rôle, ou que le temps ne la rattrape d’une autre façon...
Mais cette deuxième option, Anita détestait y penser.
Alors elle la chassa simplement de son esprit, rattachant son attention sur Kiro. Il semblait réfléchir, ou bien il prenait le temps de digérer la situation - peut-être les deux.
Et elle lui retrouva expression bien plus habituelle dans la malice avec laquelle il lui réclama ensuite un présent.
Elle rit, encore.

— Tout ce que tu voudras. Je te trouverai le plus beau des cadeaux.

Il méritait bien ça, après tout.
Anita gratta un instant le sol meuble du bout des griffes, sourire toujours ancré sur les babines, avant de relever le museau vers l’entité divine.

— Si tu veux bien, il y a quelqu’un que j’aimerais te présenter.

Elle n’en dit pas plus - le reste, ce serait à Sakura de le faire, pour sa première rencontre avec un Dieu Etelkru, et pas des moindres !
Se détachant de Kiro, Anita fit quelques pas en arrière et esquissa un souple bond vers le tunnel qui remontait à la surface pour héler la jeune grise.

— Sakura ! Tu peux venir !

L’appel étant lancé, Anita revint un peu plus proche de la fontaine - mais se glissa le long de l’un des murs humides plutôt que de retourner juste devant le liquide, se fondant avec l’obscurité pour laisser à l’adolescente la place de se confronter au Dieu Anaconda.
S’asseyant et rassemblant sa longue queue autour de ses pattes, Anita se fit silence, attendant avec une certain malice de voir se dérouler la rencontre.

Contrairement à ce que la jeune louve pensa en l’imaginant complice, Anita fut toute aussi surprise de constater sa peur que l’adolescente ne l’avait été en se trouvant nez à nez avec l’une des formes de Kiro.
La chauve-souris ne s’était pas attendue à une telle réaction de sa part, n’avait pas anticipé l’effroi qu’elle pourrait ressentir face à une créature ni totalement reptilienne, ni totalement lupine. Anita était née Etelkru, au sein même des terres bénies par l’Anaconda, bercée dès le premier jour par les histoires sur les Dieux, apprenant à penser à eux avec respect, bienveillance et amour en les sachant êtres protecteurs de leur meute. Des parents spirituels aux côtés de leurs parents de chair. Et elle en avait oublié que pour une louve comme Sakura, les Dieux n’étaient peut-être qu’un concept abstrait, peut-être pas même de véritables entités ; et qu’elle ne pouvait pas forcément savoir à quoi s’attendre.
Elle s’en trouvait presque désolée et hésita à sortir de l’ombre pour aller la rassurer et passer ce moment à ses côtés, mais son Dieu la prit de court.

A sa remarque, elle ne put s’empêcher de se laisser aller à un bref éclat de rire.

— Hah, je n’avais pas pensé à l’effroi que tu pouvais provoquer !

Puis elle observa l’interaction se dérouler entre les deux, suivant de ses yeux lumineux l’approche de Kiro vers la grise, la longue griffe venant s’écraser avec douceur sur la truffe de la mortelle.

Elle avait tout de même fait un pas en avant, se détachant des ténèbres pour permettre à Sakura de la distinguer, sa silhouette surlignée par la lumière jaune s’échappant de la fontaine.
Un clin d’oeil et un sourire encourageant furent envoyés dans sa direction.

Je suis là, et tout va bien. Il ne peut rien t’arriver en ce temple.

Alors montre-lui qui tu es, maintenant.

Un sourire resta gravé sur ses babines devant l’air renfrogné de Sakura. Plus de peur que de mal - elle savait la jeune louve forte, elle se remettrait bien de cette surprise un peu brusque et serait prête à affronter les apparitions des autres Dieux, ou bien de toute autre créature magique que l’on pouvait parfois trouver sur les terres.
La jeune louve se défendit farouchement de sa réaction, et sa gêne était palpable. Fort heureusement, Kiro n’était pas vraiment du genre à se vexer facilement, quand lui même taquinait si volontiers. Peut-être lui faudrait-il profiter de cette sortie toutes les deux pour qu’Anita lui dise quelques mots sur le caractère de chacun, afin qu’elle soit préparée à leur diversité et qu’elle évite les faux pas.
L’Anaconda s’amusa encore de quelques facéties, tournoyant à sa manière dans les airs dans des paroles qui annonçaient une fin prochaine de son apparition.

Quand il s’adressa à elle, elle hocha la tête avec enthousiasme.

— Compte sur moi !

Puis sa langue vint provoquer une dernière fois Sakura, et le Dieu disparut dans une nuée de paillettes.
Anita ne put retenir un petit éclat de rire, avant de s’approcher de la jeune louve en trottinant. Elle passa rapidement le museau sur sa joue, comme pour la raccrocher à la réalité et signer la fin de l’entrevue divine.

— Viens, Sakura, sortons.

Elles remontèrent le tunnel jusqu’à regagner l’air libre, Anita inspirant profondément l’air de la Moere, pleine d’énergie. Elle fit volteface pour observer la grise, les yeux pétillants.

— Alors ? Drôle de personnage, non ?

Le clin d’oeil qu’elle lui accorda était à la fois malicieux et empli de bienveillance. Vu le caractère de sa camarade du jour, nul doute qu’elle râlerait encore un peu, mais elle comprendrait bien vite qu’il n’y avait pas eu volonté de la piéger et cette expérience lui serait profitable.

L’hybride ne put s’empêcher de rire encore. Quelque part elle comprenait la réaction de Sakura, mais c’était tellement éloigné de ce qu’elle avait pu elle-même connaître en tant qu’enfant Etelkru que c’en était fascinant et déconcertant. Eux étaient préparés dès l’enfance à ce jour où ils iraient se présenter à un Dieu, où celui-ci apparaîtrait sous l’une des multiples formes qu’il était possible d’adopter. Et ils cultivaient tous une forme d’impatience à cette idée, quand bien même elle puisse être mêlée d’angoisse à l’idée de eux, simples et jeunes mortels, se présentant devant un Eternel.
En tant que solitaire, la jeune grise n’avait en rien été préparée à tout cela.
Anita se dit finalement qu’elle avait bien fait, tout de même, de l’emmener dans un temple avant le jour où l’adolescente finirait par choisir un glowstick. Quel fiasco cela aurait pu être d’avoir une telle attitude face au Dieu qu’elle était censée venir servir !

— J’aime beaucoup les serpents et les reptiles, ce doit être pour ça qu’il ne me gêne pas. Et il ne nous mangera pas ! Sauf si on n’est vraiment pas sages.

Et encore. Le seul loup qu’elle avait vu vexer Kiro s’en était sorti avec une malédiction qui quelque part n’en était même pas vraiment une.

— Ils sont similaires oui, mais chaque Dieu a son caractère et tous ne sont pas aussi… Extravagants. Kiro est le plus taquin d’entre tous, les autres ne chercheront probablement pas à te faire peur, ils te bousculeront tout au plus. Aka le Grizzly est très bruyant et grossier, il peut t’insulter pour te motiver. Dairo la Renarde valorise les traits d’esprit, je l’imagine mal jouer avec tes nerfs… Enfin, pas de la même manière.

Au final, chaque entité était tout de même là pour tester leurs limites avant d’accepter un disciple parmi leurs rangs. Mais chacun à leur manière.

— Puisque ce sont des Dieux, ils prennent la forme qu’ils veulent. Ils nous apparaissent le plus souvent sous forme de loup, pour nous ressembler, mais j’imagine que tout est à leur portée. Et Kiro aime bien s’en tenir à son nom d’Anaconda.

Et elle devait bien avouer qu’elle ne se lassait pas de ses apparitions hautes en couleur.

— J’espère que ça ne t’as pas dégoûtée de l’idée d’avoir un Glowstick.

Gardant son sourire, Anita haussa un sourcil interrogateur dans la direction de la jeune.

Anita n'eut pas réellement besoin d'entendre sa réponse pour capter le malaise de la jeune lorsqu'elle posa les yeux sur elle.
Elle stoppa sa marche pour se retourner vers elle et s'asseoir un instant, le temps qu'elle lui confie ses doutes, qu'elle écouta oreilles dressées.
Rassurée d'apprendre qu'au moins elle désirait quand même obtenir un jour un glowstick, elle tenta de comprendre l'essence de ses craintes pour les adresser au mieux.

— Tu n'as pas à avoir peur d'eux. Ce sont les gardiens de notre meute, ils nous aiment à leur manière et ne te feront jamais de mal tant que tu ne veux pas causer du tort à l'un de leurs disciples. Tu verras, ils deviendront pour toi une lumière dans la plus sombre des nuits. Leurs valeurs t'aideront à faire des choix.

Le ton de sa voix portait la bienveillance et la dévotion qu'elle ressentait envers les Dieux de sa meute, qu'elle savait prompt à aider leurs mortels quand ils avaient eu besoin d'eux.
Elle ne doutait pas que les solitaires et les non-croyants avaient leurs propres moyens d'établir leur morale et d'effectuer les choix difficiles qui se posaient à eux, mais si face au désespoir et à une situation impossible à débloquer l'image d'une entité supérieur n'apparaissait pas dans leur esprit pour les apaiser, alors quoi ? A de nombreux moments, garder foi en Kiro lui avait permis d'entretenir l'espoir.
Bien évidemment, entrer dans les rangs de leurs disciples ne signifiait pas s'abandonner pour autant en effaçant tout dilemme et toute personnalité pour se fondre uniquement dans leur ombre.
Il fallait trouver un équilibre, cela venait avec le temps.

— Quand tu passeras ton épreuve, le Dieu testera tes limites, c'est normal.

A cela elle ajouta néanmoins un sourire encourageant.

— Mais ils ne cherchent pas à te faire volontairement échouer, seulement à vérifier que tu es prête. Certains pouvoirs sont puissants, vois-tu - et leurs mauvais côtés peuvent être lourds à assumer. Il faut être capable de les endurer, quels qu'ils soient.

Sa propre sœur avait d'abord échoué auprès du Grizzly avant d'être bénie de sa lumière d'une exceptionnelle manière, après tout.

— Aka te fera combattre, contre une créature qu'il aura créé le plus souvent. Kiro jugera ton agilité, ses épreuves sont très variées et imaginatives. Chez Dairo, c'est moins sportif ! C'est la plus intellectuelle de nos divinités, vois-tu, elle préfère savoir ce que tu as dans la tête.

Elle laissa un petit rire s'échapper. Au-delà du très bon souvenir que lui avait laissée la Renarde dans son enfance, il était vrai qu'elle connaissait un peu moins son épreuve. Elle était bien plus... Intime, de ce qu'elle avait compris, et était prompte à grandement varier. Dans tous les cas, elle demeurait Déesse de la ruse - et frapper sans réfléchir était probablement un comportement proscrit dans son épreuve.

— Eh, tu sais quoi ? Tu n'auras qu'à demander à plusieurs loups comment s'est passée leur épreuve ! La plupart veulent bien un parler, ça te donnera une idée et ça fera un moyen d'engager la conversation.

Anita lui fit un complice clin d’œil - elle se doutait bien que s'intégrer ne devait pas être chose aisée dans sa situation.

Le rouge et le orange lui plaisaient, alors ? C’était une bonne chose, qu’elle puisse commencer à s’imaginer porter leurs couleurs. Un pas de plus dans son intégration, et cela rassurait Anita de savoir que finalement, leurs Dieux n’étaient pas effrayants au point de la refroidir.
Quant à son glowstick à elle… Toute une aventure ! Comme pour tous les autres disciples jaune, probablement. Elle n’imaginait pas Kiro délivrer sa couleur sans avoir déballé de grand jeu de l’athlétisme dans des épreuves qui les tenaient en haleine de bout en bout.

Puisqu’elle avait suggéré à la jeune louve de demander aux autres Etelkrus de conter leur épreuve, elle se ferait donc exemple en étant la première à le faire.

— Eh bien, Kiro veut nous voir courir et faire des acrobaties, alors il nous prépare à chaque fois quelque chose de très intense. Pour mon épreuve il a fait apparaître un double de moi, il l’a appelée Kiranita. Et il a relâché dans la Moere un colibri que je lui avais ramené quand j’étais petite, mais en bien plus rapide. Je réussissais l’épreuve si je parvenais à l’attraper avant mon clone.

Elle n’avait pas douté de réussir, mais elle avait dû donner tout son corps et toute sa volonté.

— Bien évidemment, j’ai réussi !

Une patte se leva pour aller caresser avec déférence le tube jaune qui pendait à son collier.
L’hybride s’étira ensuite de tout son long, jetant un oeil vers le ciel.

— Bon, que dirais-tu de rentrer au Castel, maintenant ? En faisant la course, bien-sûr ! Après tout nous sommes sur les terres du Dieu de l’agilité, il faut l’honorer.

Anita lui fit un clin d’oeil malicieux en remuant ses longues griffes dans la boue, tout son corps tressaillant d’envie de se défouler.
Mais elle lui laisserait un peu d’avance, sinon, ce ne serait pas très juste.

Ici était chez elle, son domaine, elle en connaissait les recoins et avait un corps taillé pour s’y faufiler. Ce qui n’était pas le cas de la jeune grise, qui devait bien pourtant s’exercer à progresser en terrain inconnu.

La méfiance de la jeune louve était palpable - et attendrissante, mais elle finit par se lancer.
Anita resta un certain temps en retrait, à voir sa silhouette s’éloigner et progresser sans grâce à travers le marais, retenant un rire d’une patte sur les lèvres. Elle s’était attendue à ce que Sakura ne soit pas très à l’aise dans une course au milieu de cet environnement, mais à ce point !
Il n’y avait pourtant pas de moquerie dans son amusement, et elle n’avait pas lancé ce petit défi pour la mettre dans l’embarras.
Seulement pour l’aider sur une discipline qui semblait lui faire défaut.
Après tout, savoir se battre en tapant fort, c’était bien - pouvoir le faire sur n’importe quel terrain sans être déstabilisé par un milieu inconnu et peu praticable, c’était encore mieux.

Sakura comprendrait plus tard qu’elle lui rendait service.

Estimant que la grise avait pris suffisamment d’avance, l’hybride se mit à échauffer son corps de quelques mouvements, abaissant son avant-main vers le sol pour mieux faire onduler son arrière-train ; et après ces souples gesticulations, elle s’élança.
Il ne lui fallut pas très longtemps pour rattraper la jeune cornue, mais au lieu de la dépasser en flèche, elle stagna plutôt à son niveau.
Courant à ses côtés, Anita lui asséna quelques coups de museaux pour la faire accélérer ; la rattrapant par la peau du cou quand elle manquait de glisser et trébucher.

— Allez, encore un peu de courage !

Les arbres typiques de la Moere se faisaient de plus en plus clairsemés, bientôt le sol regagnerait sa consistance normale au lieu du tapis mou du marais, et Sakura se retrouverait en terrain connu.
Enfin elles émergèrent et Anita se laissa aller à un rire de bon coeur, cessant sa course pour regagner un trot de croisière.

— Pas trop mal, pas trop mal. Un conseil, continue de travailler ta souplesse, ça te sera toujours utile. Même si tu ne comptes pas faire la course avec ton clone chez Kiro.

Un nouveau clin d’oeil et un dernier éclat de rire, puis s’engagea le trajet qui les ramènerait au Castel - où Sakura pourrait se reposer de ses émotions, et Anita trouverait sans doute une autre occupation avant de considérer le retour prochain dans les terres gelées.