Si longtemps [Ft Anita ]

Le temps du départ se rapprochait irrémédiablement, elle le savait.
Son retour sur les terres siennes avait été riche et mouvementé, et elle s’attendait à ce que les terres du Nord ne lui offrent pas moins d’émotions. Cela n’était pas pour lui déplaire, évidemment, et le coeur qui battait dans sa poitrine vibrait au rythme de l’excitation qu’elle ressentait à l’idée de se confronter de nouveau à l’inconnu.
Mais si la louve était assoiffée d’aventures en tous genres, elle était aussi profondément attachée à son chez elle.
Et savait à quel point il était nécessaire pour elle d’en faire le plein avant de s’éloigner pour qui savait combien de temps.
Parcourant les territoires tantôt en volant, tantôt en galopant à travers les herbes qui séchaient sous l’emprise progressive de l’hiver, la louve prenait de nombreuses heures à se perdre au creux des vallées et dans le couvert des bois, à grimper sur un rocher pour sauter ensuite sur un arbre.

De temps à autre elle se penchait sur une plante ou sur un caillou, jouant de ses griffes pour l’observer sous tous les angles, et quand l’élément lui plaisait elle le glissait dans sa mitaine pour l’emporter avec elle. Des souvenirs certes éphémères pour certains, mais qu’elle serait heureuse de flairer ou de simplement voir quand commencerait à s’immiscer en elle les sentiments plus mornes que faisait naître la Grève après de nombreuses semaines à en contempler l’étendue monochrome.
A des années lumières du lieu pour lequel elle réservait sa visite finale, sa Moere, si riche en couleurs, si fourmillante de vie.
Perdue dans ses pensées, Anita flânait désormais dans les Dents de Roc. Chaque silhouette que croisait son regard, fut-ce celle de l’un des immenses pins ou un imposant roc dressé vers les cieux, lui rappelait les moments complices et débordant d’adrénaline qu’elle partageait avec sa soeur.
Sereine et pas particulièrement sur ses gardes au vu de l’endroit, elle n’entendit pas tout de suite la présence qui s’approchait d’elle à vive allure.
C’est lorsqu’un bruissement d’ailes de cuir vint caresser l’une de ses oreilles qu’elle se tendit imperceptiblement, réminiscence de ce jour où l’Oiseau Ancien l’avait enlevée dans les cieux sans crier gare, avant de se relâcher presque aussitôt en entendant le cri qui n’était pas celui d’un prédateur géant mais de Te Hari, fille de Tawana.

Ses yeux vifs repérèrent immédiatement l’adolescente en approche et elle dressa ses propres ailes pour accueillir le choc de la brune se propulsant dans ses pattes.
Elle rit d’une voix claire à une telle effusion de joie et passa son museau contre celui de Hari.

— Salut toi ! T’es devenue rapide, dis donc ! Je t’ai à peine vue arriver.

Elle appuya son compliment d’un clin d’oeil. Aucun glowstick ne brillait pour le moment sur la louve, mais Anita n’aurait pas été surprise d’apprendre qu’elle marchait dans les pas de son père pour devenir disciple de Kiro, loin de se douter que son chemin la menait plutôt vers la Renarde.

Elle n’avait pas beaucoup changé, Te Hari, depuis la dernière fois qu’elle l’avait vue.
Hormis ce qui concernait sa croissance et ses aptitudes grandissantes, elle restait la même jeune louve joviale et affectueuse qu’elle avait connue et Anita en fut quelque part soulagée.
La grande famille qu’était leur meute avait parfois pour notable défaut de broyer les âmes les plus douces, si elles n’avaient pas fait le choix d’être fortes en d’autres points pour y résister, en les écrasant sous le poids des responsabilités et du besoin constant de reconnaissance.
Voir la fille de Tawana visiblement épargnée et épanouie apporta à son coeur une forme de réconfort - il était donc possible de s’absenter un certain temps sans que tout ait changé à son retour.
L’adolescente brune s’installa contre elle et Anita la laissa faire docilement, avant qu’elle ne choisisse finalement de se redresser pour la questionner.

L’hybride s’anima d’un léger rire face à son enthousiasme, en même temps que ses yeux fuirent un court instant vers le ciel dont les teintes perdaient progressivement en luminosité.
Ça fait longtemps, oui. Ici le temps passe différemment. Là-bas, tout s’était enchaîné dès leur arrivée, jusqu’à ce combat et sa convalescence, puis enfin son retour ici.
Il était difficile de se rendre compte, au début, de tous les jours - les semaines, même - qui s’étaient alors empaquetés.

— Eh bien, le Nord est très… Mouvementé. Je me suis encore chamaillée avec une grosse bestiole.

Elle sourit.
La première fois qu’elle avait pu faire la rencontre d’une Te Hari toute jeune de quelques jours, elle ressortait déjà d’un combat similaire contre l’une de ces créatures d’antan, descendue bien plus bas que ses semblables.

— Mais ça va, oui ! Parlons plutôt de toi. A quoi donc occupes-tu tes journées, maintenant que tu es une adulte ?

Après tout, elle appréciait d’avoir regagné les terres du Sud pour respirer un air nouveau et préférait ne pas encore ressasser ses aventures dans la glace - pas pour le moment, elle qui savait que d’autres l’attendaient déjà bientôt.
Non, elle préférait se charger l’esprit des mots des autres, des histoires de leurs quotidiens, de leurs envies et de leurs rêves.

L’inquiétude de la jeune louve lui fit chaud au coeur, et elle acquiesça doucement.

— Bien-sûr, qu’on reviendra. On a encore bien trop de choses à faire ici.

Bien évidemment, elle ne pouvait pas le promettre, mais c’était là son désir le plus cher. Le monstre des glaces avait failli lui prendre la vie, et avant lui l’Oiseau Ancien n’avait pas attendu que les Etelkrus voyagent vers la Grève pour venir s’en prendre à elle, lui faire risquer sa vie là encore.
Mais à chaque fois elle en réchappait.
Rien ne garantissait que cela serait le cas à tout jamais, probablement tomberait-elle un jour sous le coup d’un adversaire trop puissant ou victime d’un coup du sort. Vu le train qu’elle menait, les chances qu’elle ne finisse pas sa vie dans une tranquille vieillesse n’étaient pas négligeables.
Mais elle en acceptait la possibilité, et faisait tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas chuter, ne pas être inconsciente et ne pas prendre de risques inconsidérés.
Seulement ceux qui étaient nécessaires. Pour elle, pour eux.

Puis Te Hari lui déclina ses journées. Alors comme ça, elle s’occupait de Serpent en l’absence de Dez ? Anita se souvint de ce fragment de vision de la Moere que son ami lui avait partagé, pendant sa convalescence, par ce lien si particulier acquis avec le reptile de compagnie.
L’hybride lui sourit.

— Ah oui ? C’est un grand honneur. J’espère que tu prends bien soin de lui.

Au final, elle ne doutait pas que Te Hari faisait de son mieux - et au cas où, Tawana serait là pour l’assister.
Anita roula sur elle-même pour se redresser, étirant ses pattes avant tout en laissant ses iris se balader sur l’adolescente dont le corps se développait pour devenir celui d’une adulte.

— Et si tu me la montrais, cette technique en piqué ?

A l’entendre, elle n’avait pu s’empêcher de se rappeler ses propres figures aériennes, face au dinosaure de la Grève.
Peut-être pouvait-elle lui donner quelques conseils - sans la partie finale où de gigantesques mâchoires surgissaient pour la couper en deux, bien-sûr.

Serpent, un peu compliqué ? Elle eut un petit rire. Ça ne l’étonnait pas.
Le petit reptile avait toujours eu son petit caractère, et être séparé du loup gris avec qui il vivait depuis si longtemps pendant de si longues périodes… Il ne devait pas comprendre, et ne pas très bien le vivre.
Sans grande surprise, Te Hari accepta de lui montrer les mouvements qu’elle travaillait, et Anita s’installa un peu plus confortablement pour pouvoir l’observer tandis que déjà s’envolait la jeune louve vers son objectif.

Elle suivit avec attention son vol et sa trajectoire dans les airs, la façon dont elle tournoyait autour de sa cible avant de se lancer, les erreurs qu’elle pouvait faire ou les incertitudes encore présentes.
La brune se rassembla sur elle-même, piqua vers le lac… Puis remonta quelques instants plus tard après avoir brisé la surface de l’eau, mais sans ramener de proie entre ses crocs.
Elle vit sa frustration en ces quelques gestes du corps incontrôlés, ce qui la fit sourire ; mais déjà la jeune adulte se replaçait-elle sur sa trajectoire pour retenter.

Peu encline à rester immobile loin de l’action, les ailes d’Anita s’ouvrirent comme de leur propre gré et s’agitèrent avant de se déployer, noires lames sur le ciel crépusculaires.
D’une impulsion elle s’élança et glissa dans les airs, à l’aise dans les cieux comme sur la terre.

— C’était pas mal ! Attends, laisse-moi essayer. Je l’ai fait quelques fois.

L’hybride lui adressa un clin d’oeil - puis en quelques battements d’ailes elle gagna de l’altitude, les yeux rivés vers la voûte céleste, avant de les clore et de se laisser retomber.
Elle sentit les courants d’air brosser son corps et l’enlacer, tandis que son poids changeait d’axe.

Et puis, repliant fermement ses membranes contre son dos, elle se laissa tomber et prit de la vitesse, plongeant comme une flèche vers le lac.
Le vent siffla à ses oreilles puis elle perça l’eau quelques instants plus tard - ouvrit la gueule, se saisit de l’un des êtres qui s’agitait à son intrusion.

Et ressortit aussi tôt, jetant le poisson sur la rive et laissant s’échapper un éclat de rire.

Quelques battements d’ailes pour regagner la rive, où elle rejoignit le poisson qui suffoquait et s’agitait pour espérer retrouver l’eau - et d’un coup de crocs bien placé il cessa de se débattre.
Elle profita de s’être posée pour s’asseoir à demi, ailes ni tout à fait ouvertes ni tout à fait rassemblées, et observer la nouvelle tentative de la brune qui reprenait déjà la voie des cieux.

Reprenant les mouvements du début avec application, elle tournoya, se prépara, piqua… Et entra en collision avec un canard qui avait mal choisi son moment pour survoler le lac.
Sa patte monta à sa gueule en même temps qu’un sourire y fleurit et elle ne put retenir une exclamation amusée.
Te Hari alla s’échouer dans l’eau sans la moindre maîtrise et s’y débattit, gênée par son épaisse chevelure et ses ailes devenues bien inutiles en pareille situation.
Anita trottina pour aller la rejoindre à l’endroit où elle finit par se traîner hors de l’eau, plaintive.

— Y’a encore du travail ! Tu dois viser quand tu plonges, pas tomber. Faut garder un oeil sur ta cible mais surtout rester attentive à ce qui vient autour de toi et pas perdre le contrôle de ta trajectoire. Tu vois beaucoup d’aigles se prendre des canards, toi ?

Ses yeux brillaient de malice et elle asséna un coup de patte à l’épaule de la louve.
Le spectacle avait été divertissant, mais assez taquiné - Hari était restée trop concentrée à vouloir maîtriser une technique en particulier mais avait peut-être négligé les bases et les échelons pour y parvenir en douceur.
Les ailes anthracites s’ouvrirent dans son dos, voiles sombres tâtant la brise, et Anita s’ébroua pour se remettre en mouvement.

— Allez, suis-moi.

Après tout, elles étaient aux Dents de Roc. Ce n’était pas chez elle comme la Moere l’était, mais l’endroit talonnait juste derrière en terme de lieu favori dont elle connaissait les recoins. Elle avait déjà appris avec sa soeur à être reines de ces crocs de pierre et des immenses résineux quand elle n’avait pas encore d’ailes - s’en voir dotée n’avait été qu’une occasion supplémentaire pour approfondir sa maîtrise des parcours que la forêt rocailleuse offrait.

Attrapant son poisson dans sa gueule, l’hybride trottina en levant quelques secondes le nez au ciel, comme pour se décider sur la direction à prendre, puis d’une poussée et d’un claquement d’ailes elle bondit pour attraper un courant.

Maintenant, il faudrait suivre, et elle ne s’arrêterait pas constamment pour vérifier si la brune était toujours dans son sillage.

Enfin, elle commencerait doucement ! Le but était de l’aider à s’échauffer et à prendre confiance en douceur, pas de la pousser dans le vide.
Elles survolèrent quelques minutes la forêt, ses yeux violet sondant le paysage, avant qu’un déclic ne s’opère et qu’un sourire presque avide n’envahisse ses babines.

Là.

Et sans prévenir, Anita fléchit les ailes et bascula son poids de sorte à prendre une brusque virée latérale, filant soudainement bien plus vite dans les airs jusqu’à se rapprocher dangereusement de l’un des pics de roc - pour finalement passer dessous dans une courbe maîtrisée après avoir évité les larges branches qui avaient entravé sa route.
L’exercice n’était pas encore très difficile, l’arche formée par les rochers et les ramifications des arbres était large et on pouvait s’y engouffrer sans grande précision sans risquer de s’érafler pour autant.

Elle voleta un peu plus loin, plus doucement, avant de se poser à une certaine distance pour voir comment sa comparse s’en sortirait.