Trouvaille notable — Libre

S'il était là, c'était principalement par curiosité.
Hasard un peu, aussi.

Il s'était récemment remis à fréquenter ce qui était désormais l'ancien territoire Lazuli — Canyon exclu, ça, ça faisait des mois qu'il y vivait et il entendait bien y rester –, intrigué à l'idée de voir comment la situation avait pu évoluer depuis la dernière fois qu'il s'y était rendu, et désireux de changer un peu d'air. De voir ce que devenait le mode, au-delà de ces hautes falaises rouges qui constituaient son terrain de jeu, et plus ou moins son seul univers.

Ses pas l'avaient mené jusqu'au lac, où il avait entrepris de tenter de se désaltérer, jusqu'à ce que son attention soit attirée par le bruit caractéristique d'une cascade. Il était allé voir, comme ça, un peu pour la forme. Ca se serait arrêté là s'il n'y avait eu ce sentiment bizarre qui l'avait incité à trainer dans les parages, à fureter dans les environs, une sorte d'appel au fond des tripes, un signal de son subconscient, quelque chose. A force de trainer là il avait trouvé une grotte. Et étant typiquement du genre à s'aventurer tout seul dans une grotte inconnue et mystérieuse sans avoir la moindre idée de ce qu'il pourrait y trouver et en pleine épidémie de dinosaurite, il s'était tout naturellement engagée dans l'étroit passage rocheux.
Le martèlement de l'eau s'était mué en chuchotis, avait cédé sa place à un silence austère, pesant. Et les ténèbres s'étaient dissipées pour laisser voir d'étranges lueurs.
Il avait fini par débarquer dans un grand hall dont les murs étaient tapissés de pierres précieuses. Au fond de la pièce il y avait une fontaine qui laissait s'écouler un liquide bleu. Luminescent.
Au-dessus, une imposante sculpture représentant quelque créature fantastique dont il ne savait pas ce que c'était mais qui lui rappelait vaguement le Quetzalcóatl des vieilles légendes de chez lui.

Pas besoin d'être un génie pour deviner où il avait débarqué. C'était moins évident que la fontaine mauve des Nakhus : il s'était vaguement imaginé que les temples des Dieux avaient un peu tous la même forme, grandiloquente, glorieuse et sacrée. Un peu, là encore, comme les temples des anciennes civilisations de chez lui. Quelque chose de bâti à la vue de tous et surtout à la vue des Dieux eux-même.
Sauf que les Dieux de chez lui étaient dans le ciel. Ceux du coin étaient... eh bien, il n'en savait trop rien, mais visiblement pas en train de caracoler au milieu des nuages. Etonnant de voir ainsi dissimulés à la vue des impies ces divinités dont les locaux étaient si fiers. Tenaient-ils à les garder pour eux, à les interdire à quiconque n'était pas d'extraction meutarde ?
Joaquín s'était lentement approché de la fontaine, tournant autour pour l'inspecter avec attention sans jamais s'approcher à moins d'un mètre d'elle, curieux. Il se demandait d'où pouvait provenir ce liquide.
De la statue au-dessus, peut-être ? Ca ne répondait pas vraiment à la question.
Quel était-il, ce Dieu-ci ? Il ne se rappelait même pas si la louve ailée — Eva – lui en avait parlé, lorsqu'il l'avait rencontrée dans le temple mauve, peu de temps après être arrivé ici. Tout cela était bien loin, et au final son dédain pour les coutumes locales l'avait vite conduit à ranger les souvenirs y étant relatifs dans un coin difficilement accessible de sa mémoire. Il savait juste que ce n'était pas le Dieu de la Force, parce que le Dieu de la Force était Rouge, parce que Daniel avait eu un glowstick rouge, à l'époque. En défiant le Dieu lui-même. Typique.

Il regarda pensivement autour de lui. Pas d'offrandes, pas grand chose, et surtout personne d'autre. A présent que cet endroit était sur un territoire qu'aucun clan ne revendiquait, tout le monde pouvait-il venir y demander un glowstick ?
Et s'il lui prenait l'envie un beau jour de faire un gros doigt aux Etelkrus et de s'infiltrer — encore – chez eux pour aller réclamer un glowstick à leur fameux Dieu Rouge, aurait-il sa chance ?
L'idée en était presque aguicheuse. Surtout en ces temps assez désespérés pour lui.

Quand Joaquín se faisait chier, il tendait fortement à l'auto-destruction.

Mais pour l'instant ça pouvait aller. Il venait de trouver un nouveau lieu qui ne manquait pas de l'intriguer, n'était pas sans se demander quels secrets ce temple pouvait receler et, n'ayant strictement aucun rendez-vous de prévu le jour-même ni même aucun jour dans le futur qu'il soit proche ou lointain, il avait donc tout son temps pour explorer le temple. Ca lui faisait un os à ronger en attendant des jours meilleurs.

Il ne l'entendit arriver que lorsqu'elle était trop proche pour qu'il puisse y faire quoi que ce soit. Là, terré dans cette caverne dont l'accès était condamné par un mur de flotte, trop épais et fougueux pour laisser passer le moindre souffle de vent, son nez ne lui servait pas à grand chose.

Par chance, le bruit de ses griffes qui allait trouver écho sur les parois suintantes du tunnel l'avait alerté suffisamment tôt pour qu'il ne soit pas surpris d'entendre une voix s'élever derrière lui. Il se retourna vers la louve, l'observant silencieusement quelques instants avant de humer l'air.
Etelkru. Contre toute attente.
Le poil de Joaquín amorça lentement de se gonfler, et il jaugea la nouvelle arrivante avec méfiance. Celle-ci ne semblait pas particulièrement en rogne ni hostile, quand bien même elle venait de le débusquer dans ce qu'il supposait être une terre sacrée pour les siens. A moins que sa meute ne soit strictement dévouée qu'aux Dieux qu'elle considérait siens et ait fait preuve de plus de laxisme pour les autres.
Ca ne collait pas vraiment avec l'idée — pas franchement flatteuse – qu'il se faisait d'eux. Constat qu'il n'appréciait guère.

Comme il n'appréciait pas vraiment de se retrouver dans la situation qu'il redoutait le plus, au vu de la manière qu'elle avait de bousculer ses habitudes et ses petites routines. Il était face à une femelle. On n'attaquait pas les femelles.
Mais elle était Etelkru.
Bien évidemment.

Le poil toujours légèrement enflé, il avisa la posture pour le moment détendue de la femelle, se balança d'une patte sur l'autre. Dieu qu'il détestait quand on n'entrait pas dans une case. Tous les réflexes de survie qu'il avait acquis au cours du temps se retrouvaient inutiles. Il baignait dans l'inconnu et devait improviser.
C'était en soi excitant, ça lui apportait de la nouveauté, celle-la même qu'il recherchait tant. Mais en même temps, ça le foutait dans des impasses.
Joaquín prit une grande inspiration et se força à se détendre un peu, relevant la tête, décrispant un peu ses muscles, assez pour ne pas avoir l'air prêt à lui sauter au cou, pas assez pour ne pas pouvoir réagir en cas de pépin.

— C'est lequel de Dieu, celui-là ? demanda-t-il en désignant la fontaine d'un signe de tête.

Quitte à avoir un local dans les parages, autant en profiter pour se cultiver un peu.

Ca avait l'air de partir sur une rencontre cordiale. Soit.

Rien n'avait jamais fait grand sens, ici. Que ce soient les monstres visiblement sortis tout droit d'une imagination bien plus débordante et décadente que la sienne, les disparités de biotope sur un tout petit espace comme si ce continent était à lui-même un petit monde en lui-même ou les divinités paraissait-il couleur bonbon haribo, il avait depuis bien longtemps renoncé à tenter de comprendre ce qui se passait autour de lui pour se contenter d'y résister du mieux possible. Il aurait cependant apprécié un peu plus de constance dans les comportements des clans.
Ainsi, il aurait exactement su quelle était la marche à suivre face à une Etelkru comme c'était le cas à présent. Elle l'aurait insulté et attaqué, il aurait riposté, aucune prise de tête, tout aurait coulé de source comme le liquide fluorescent qui s'écoulait paisiblement de la fontaine, juste à côté. Au lieu de ça, il avait la sensation de progresser difficilement en équilibre sur deux cordes, se contorsionnant en tous sens et changeant chaque instant son centre de gravité de position pour ne pas se casser la gueule. Chez lui, les gangs étaient cohérents. Il tentaient généralement de tuer ou d'abuser tous ceux qui n'étaient pas des leurs, et ça lui allait très bien comme ça : il n'y avait pas à réfléchir, juste à se battre, automatiquement, systématiquement.
Ca aurait pu en épuiser certains. Ca lui convenait très bien à lui. Il avait la chance d'être fait pour ça.

Mais dans un monde moins manichéen que le sien, les mille nuances de gris qui séparaient l'ennemi de l'allié finissaient par brouiller sa perception tant elles se liaient les unes aux autres. Il aurait voulu quelque chose de moins complexe, moins intellectuel. A trop réfléchir il se sentait s'épuiser. Et s'affaiblir.

A défaut de savoir à quoi était associé le bleu, il apprit le nom de celle qui s'avéra être une déesse. Ao. Pas la moindre idée de quelle pouvait être sa valeur à elle, sans doute quelque chose d'assez mystique, au vu de l'ambiance générale qui baignait les lieux.
Joaquín avait toujours bien aimé le bleu. La couleur des rêves. La couleur des yeux d'Arabella. La couleur du ciel, par un bel après-midi d'été. Le bleu avait quelque chose d'apaisant, qui tranchait radicalement avec la violence radicale dans laquelle il avait grandi, et avait le mérite de calmer les tourments.

Il secoua vivement la tête lorsque la femelle lui demanda s'il souhaitait rejoindre les fanatiques de la divinité.

— Je n'ai pas besoin de Dieu.

Bien au courant du fait que cela ne justifiait pas sa présence ici, et pas franchement désireux de passer pour un dévot, il ajouta rapidement :

— Je suis tombé ici par hasard.

Il se sentait un peu comme un gosse, lui qui n'avait supposément de comptes à personne et encore moins à un Etelkru, mais son orgueil lui refusait de passer pour quelqu'un que la religion pouvait toucher, que ce soit de près ou de loin.
Le concept avait ruiné son pays, la culture de ses ancêtres, son héritage. Il l'abhorrait.
Avoir un guide aurait sans doute pu l'aider. Quelqu'un ou quelque chose pour donner un peu de sens à sa vie, un gouvernail pour le mettre sur la bonne voie, égayer un peu ce quotidien bien morne et vide de sens qui était sien.
Mais il se souvenait bien de ces grandes églises de pierre blanche que les colons avaient érigé sur les terres de ses aïeuls, véritable bras d'honneur fait à tout ce que ces derniers avaient pu bâtir chez eux au cours des générations. Il se souvenait de ces histoires de sacrifices, de mépris, de prosélytisme. De conversions forcées. De familles détruites.
Il se souvenait de ces croyants miséreux qui survivaient à peine, trop vautrés dans leur dévotion envers un être dont il n'avaient jamais eu preuve de l'existence pour envisager de prendre leur propre vie en main.
La religion dégénérait. Se soumettre à un Dieu c'était placer son destin entre des pattes qui n'étaient pas les siennes. C'était une forme d'abnégation de soi.
Il ne renoncerait pas à sa liberté. Encore moins pour se placer sous la protection d'un héritage qui n'était pas le sien.

— Qu'est-ce qu'une rouge vient faire ici ? demanda-t-il en baissant brièvement les yeux vers le bracelet que la louve avait à la patte.

Il s'était imaginé que les disciples se cantonnaient généralement au temple de leur propre divinité.

Croire que rien n'arrivait par hasard c'était admettre qu'une force supérieure nous gouvernait.
La réponse de la femelle lui fit plisser le nez, agacé. Certains auraient pu avancer l'idée du destin ou ramener sur le tapis des entités divines qui les auraient manipulés comme des marionnettes, tirant leurs fils, quelque part au-dessus de la scène. Il lutta contre l'envie soudaine de lever les yeux au plafond.
Si force supérieure il y avait présentement, il ne s'agissait que d'un mélange indigeste d'ennui et de curiosité.

— Je venais voir si la terre se soignait, répondit-il en haussant les épaules. J'ai trouvé le temple par hasard. Sa voix se fit plus appuyée, dure, traduisant l'amenuisement d'une patience déjà bien maigre.

Voilà qu'il se justifiait de nouveau. Lui qui n'était venu là que parce que l'envie le lui avait pris, et parce qu'il avait cru percevoir derrière le martèlement de l'eau qui s'éclatait contre la roche de la cascade un vague écho. Comme un vide qui appelait à la découverte.
C'était une bien belle excuse qu'il présentait là : simple, factuelle, au plus haut point crédible, surtout pour un solitaire, probablement faible d'esprit et particulièrement inconsistant dans son essence-même aux yeux d'une fière Etelkru. Habile effet de passe-passe pour cacher à l'autre et un peu à lui-même le motif d'une excursion plus poussée que d'habitude.
Il cherchait la compagnie. Bonne, mauvaise, médiocre, dangereuse ou amicale, qu'importe, pour peu qu'elle ait été.
Compagnie qu'il avait trouvé ici, non pas dans la présence invisible d'un Dieu, mais dans la jeune meutarde qui l'accablait de question depuis son arrivée.

Il tolèrerait l'agacement, songea-t-il. Il prendrait tout.
Car tout était l'inverse d'absence.

Ses yeux se plissèrent légèrement, et il arqua la tête sur le côté. Il y avait quelque chose chez cette louve, dans son apparence, qui paraissait trouver écho en lui.
Il avait dit que sa fille évoluait maintenant dans une meute.
Joaquín huma pensivement l'air, tentant de déceler dans son odeur une note commune, une piste, peut-être. Un écho, là encore. Ne sachant trop quoi penser, et guère emballé à l'idée de laisser la curiosité de la femelle guider cette conversation, il finit par demander :

— Pourquoi tu veux aider un solitaire, Roja ?

Elle n'avait rien contre les solitaires.
L'expression de Joaquín se figea un bref instant. C'était un peu à croire qu'il avait un don pour tomber sur des Etelkrus qui n'avaient rien contre les solitaires.
Il fallait aussi dire que la plupart des loups de cette meute qu'il avait croisés, il les avait rencontrés en Terres Libres. Cela devait probablement jouer. Peut-être existait-il des Etelkrus particulièrement chauvins qu'il n'était possible que de croiser au coeur même des terres de la meute. Là-bas, renfermés sur eux-même et bien à l'abri de toute nouveauté, ils pouvaient se complaire dans des idées délétères qui, si elles paraissaient bien vieilles, bien hors d'usage, semblaient toujours trouver moyen de se frayer un chemin jusqu'aux esprits. Quel que soit le continent, quelle que soit l'époque. Les mêmes erreurs étaient commises.

— Je viens d'un pays où l'union fait la force, lâcha-t-il sans trop réfléchir suite à la question de la louve.

Peut-être était-ce une erreur, peut-être en était-ce déjà trop sur lui, mais tant pis.

— Je sais accepter aide quand besoin.

Mais aide pour quoi, présentement, il ne savait pas trop. Aide pour se sentir moins seul, certes, mais ce seul échange suffisait amplement à satisfaire ce besoin.

— Tu connais d'autres solitaires ? demanda-t-il en tournant la tête vers elle, toujours assis à la même place, tandis qu'elle lui tournait autour.

Comme un vautour, peut-être. Comme des hyènes autour d'une proie.
Cependant il ne se sentait présentement pas en situation de danger imminent. Il restait sur ces gardes, mais rien dans l'attitude de la louve ne laissait présager une attaque immédiate. Aussi bien cela était juste prescrit en lieu sacré. Ils étaient dans un temple.
Mais pas un temple de sa meute.
Va savoir.

Il écouta consciencieusement l'énumération de la louve, l'air grave, le visage tendu et les sourcils froncés alors qu'il tentait du mieux qu'il pouvait de faire le tri dans les informations qu'elle lui donnait. Bataillant entre un travail de traduction de moins en moins nécessaire mais toujours important, un nombre élevé d'éléments, et une tendance à oublier de se concentrer totalement sur ce qu'elle lui racontait, son attention divaguant vers les solitaires que lui-même connaissait, tentant de trouver des points communs. De mettre un nom, un visage sur une description.
Mais personne ne lui venait à l'esprit. Difficile cela dit de pouvoir identifier clairement des personnes avec la manière dont la louve décrivait ces solitaires qu'elle paraissait franchement apprécier. Cela dit, il se pouvait très bien qu'il reste encore sur ces terres un nombre important de loups sans clan qu'il ne connaissait pas.
Une perspective alléchante, mais après tant d'années passées à arpenter le continent de Punk Wolf et surtout ses terres libres, il en venait à se demander comment il avait pu rater tant de gens. Et comment il pourrait les trouver, s'ils avaient réussi à lui échapper tout ce temps.

— En fait ce sont différents oiseaux.

Qu'il ne connaissait pas tous, certains venant de chez lui, d'autres glissant sur le ciel des terres qui séparaient le Mexique d'ici. Egarant parfois des plumes. Qui se retrouvaient elles-mêmes parfois sur sa route.
Il leva la patte pour désigner les deux longues plumes vertes agrémentées d'autres plumes rouges accrochées derrière son oreille. Elles étaient sans le moindre doute les plus belles de sa collection, et si elles les avait accompagnés lui et sa grand-mère pendant plusieurs décennies, elles n'avaient rien perdu de leur éclat originel. Tout au plus avaient-elles été un peu abîmées depuis qu'il en était le porteur, ayant clairement plus tendance qu'Arabella à se fourrer dans des situations difficiles.

— Ca c'est des plumes de quetzal. C'est un oiseau important dans mon pays.

Et accessoirement, l'oiseau sacré de ses lointains ancêtres. Un bout d'héritage culturel qu'il gardait toujours avec lui.
Et qui disparaîtrait malheureusement à sa mort, selon toute probabilité.

Joaquín la regarda, surpris.

C'était de mémoire la première fois que quelqu'un le questionnait autant sur ses origines. Il y avait eu certes des questions rapides, le minimum syndical, auxquelles il avait répondu de manière succincte — le minimum syndical là encore. Ce n'était jamais allé très loin. Plus une vague curiosité empreinte de politesse, jamais vraiment stimulées par l'allure austère qu'il pouvait dégager.
Aussi sans doute parce que s'il était fier de ses origines et aimait son bout de désert plus que tout, se replonger dans le passé ne pouvait guère lui amener plus que de l'amertume.
Misiek avait aimé ses plumes.
Il n'avait pas envie de penser à Misiek non plus.

— Mh... merci, fit-il après une vague hésitation. Elles étaient à ma grand-mère.

Et elles lui allaient bien mieux qu'à moi.

— Il n'y a pas vraiment de meutes comme ici chez moi. C'est plus des familles. Et des gangs. Mais il n'y a plus beaucoup de gens qui portent des plumes, et c'est surtout les femmes.

Plus quelques lointains descendants des tribus autochtones, comme lui, qui choisissaient d'embrasser leur héritage. Etre typé loup natif lui permettait au moins d'éviter les regards interrogateurs et de porter ses plumes sans trop risquer de se faire juger par les autres. S'il n'avait eu du sang "primitif" aussi évident dans ses veines, il aurait au mieux risqué de se faire traiter d'efféminé par les autres mâles qui ne partageaient pas ce trait, au pire pu se faire battre à mort dans un fossé pour ce qu'un tel choix esthétique pouvait impliquer.

— Et toi ? Les cornes viennent de tes parents je suppose ?

Il avait dit ça en fronçant légèrement les sourcils, se demandant à quel point ces dernières, particulièrement longues sur l'arrière de son crâne, pouvaient s'avérer un atout ou un handicap. Difficile de crapahuter dans les taillis ou de se faufiler dans des galeries étroites avec ça sur la tête.
N'était-ce pas lourd ?
Tombaient-elles d'une saison sur l'autre, comme les bois des cerfs ?
Ne risquait-elle pas de crever un oeil à quelqu'un par mégarde, un jour, juste en tournant la tête ?

Les yeux de Joaquín se plissèrent à la mention d'une donneuse de gène démoniaque, qui n'était par ailleurs pas la même personne que sa mère — après, cette partie-là pouvait vite être justifiée par l'adoption.
Restait que selon ses dires cette fille était à moitié démone.
Ca, c'était un peu nouveau.
Un peu, dans le sens où il y avait probablement des croyances de ce genre un peu partout sur Terre — les démons avaient toujours eu la côte, et même les peuples indigènes dont il descendait avaient leurs propres légendes et mises en garde à ce sujet –, mais où c'était bien la première fois qu'il se retrouvait face à une incarnation en chair et en os — et en cornes, pour le coup – de ce genre de créature chimérique. C'était bien la première fois où il était tenté d'y croire, aussi.
Pas que la louve face à lui ait eu l'air particulièrement diabolique. Loin de là.
Juste qu'il en avait tellement vu, depuis qu'il était arrivé ici, qu'il supposait que son esprit cartésien avait fini par être dompté par une succession continuelle d'aberrations de la nature. Résigné à la perspective d'une vie fondée sur des principes qui ne s'appliquaient pas partout. Ne s'appliquaient surtout pas ici.
Il se sentait trop vieux pour renier et râler, à présent. Si cette fille prétendait être à moitié démone, eh bien soit. Qu'importe.

Il avait envie de lui demander ce qui avait bien pu l'amener à se faire engendrer par une créature du Mal — supposait-il –, et quel avait pu être le prix à payer, mais au vu de la manière dont elle mentionnait sa "donneuse de gènes", il supposa que ce n'était pas l'idée la plus délicate du siècle. Et que ça ne le regardait pas. Même s'il était quand même curieux.
Il choisit donc de se rabattre sur un terrain plus facile, superficiel. Un terreau propice à une conversation tranquille.
Il n'avait pas envie de chercher la bagarre. Peut-être que l'atmosphère bleutée du temple le calmait. Le bleu était une couleur réputée pour apaiser les esprits.
Ca lui rappelait les yeux de sa grand-mère, et elle, elle avait toujours su l'apaiser. A l'époque.

— C'est sûr que ça a l'air pratique. Mais lourd.

Le genre de truc qui te niquait les cervicales et te filait la migraine si tu ne prenais pas le temps de te poser une petite heure en milieu d'après-midi. Ou qui pouvait se prendre dans les branchages. Ou crever un oeil par inadvertance, pour peu que tu fasses volte-face un peu trop vite.
Non, décidément, Joaquín était bien comme il était. Pas d'attribut en trop, pas d'attribut en moins.
Juste le plus normal et chiant des pauvres gars qui pouvaient crapahuter sur cette terre.
Et pour le coup, ça lui allait très bien comme ça.

Il la regarda avec curiosité, son regard allant de l'extrémité de ses cornes au bijou qui luisait d'une discrète lueur rouge à son poignet. Se demandant comment Diable il avait pu se retrouver ici, en plein après-midi, dans le temple d'un Dieu Bleu, à converser nonchalamment avec la disciple d'un Dieu Rouge.
La Force, avait-elle dit.
C'était un glowstick rouge que Daniel était parvenu à obtenir, du temps où il habitait encore ces terres. S'il n'avait jamais eu l'occasion de connaître lui-même l'énergumène, il avait suffisamment entendu son entourage répéter à quel point Nacho et ses autres fils ressemblaient à leur défunt paternel pour se faire une idée du mastodonte qu'il avait pu être.
Tout chez Daniel avait suinté la force. Une brute épaisse plus proche de l'ours que du simple loup dont un seul coup de sa large patte aurait suffi à vous assommer, pour peu que vous le le réceptionniez pas correctement. Quitte à obtenir un glowstick, le rouge allait de soi.
La louve face à lui, si elle était clairement robuste, demeurait relativement svelte. Pas de gros tank bodybuildé dopé à la testo comme il aurait pu l'attendre venant d'une disciple d'Aka.
Et un esprit sans doute plus aiguisé que celui de Dani, à n'en pas douter.
Tant mieux.

— J'ai entendu parler d'un solitaire qui avait obtenu un glowstick rouge, il y a longtemps.

Une époque où les fontaines étaient libre d'accès à tous, et non pas jalousement gardées par une horde de zélotes à la religion très exclusive.
Il pencha légèrement la tête sur le côté.

— Je suppose que ce ne serait plus possible, maintenant, non ?

Le nez de Joaquín se fronça, au même titre que ses sourcils, son visage crispé par l'agacement.
Il secoua rapidement la tête, piqué au vif.

— No. J'essaye de comprendre. Comment c'était avant, et comment c'est maintenant.

A moins qu'elle n'ait été bien plus vieille qu'il n'y paraissait, il était impossible que Sakura ait été dans les parages à l'époque où cela s'était produit. Il poussa un soupir contrit.

— Ce pays n'est pas comme le mien. Il change beaucoup.

Et Joaquín n'avait que rarement l'occasion de croiser des congénères, aussi devait-il profiter des quelques interactions non houleuses qui égayaient sa vie pour grapiller des informations. Aussi bien parce qu'il était curieux, et aimait savoir dans quoi il était fourré, que parce que sa survie pouvait dépendre directement des informations en question. Il aurait pu y avoir une nouvelle meute en quête acharnée de solitaires pour effectuer des sacrifices vaudou en place depuis des mois qu'il aurait tout à fait été capable de ne pas être au courant, reclus comme il était.
Et à mesure que le temps passait et que le poids de l'âge gagnait lentement ses membres et alourdissait son pas, ce genre de petite enquête devenait de plus en plus nécessaire. Ca l'emmerdait, mais il avait fini par l'accepter.

Dans tous les cas, quoi qu'il se soit passé depuis l'époque de Daniel, il n'était visiblement plus possible pour un solitaire de demander un glowstick rouge. Certes, cette information n'influait pas directement sur sa propre existence, et relevait pour le coup plus de la curiosité que du vital. Mais il avait voulu demander, quand même. Sans trop savoir pourquoi.
Peut-être qu'il aurait bien voulu tenter, oui.
Pour pouvoir prouver qu'il était tout aussi fort que Daniel. Qu'il était plus qu'un rebut familial, un mauvais tirage à la loterie génétique. Un échec en bout de lignée.
Pour se donner plus de chances. Lui qui avait toujours été si fier de sa résistance et de sa capacité à se débrouiller seul, demeurait hanté par les trop nombreux échecs qui se succédaient, et un mauvais oeil qui le suivait à la trace depuis des mois.
Pour le challenge.
Pour faire chier. Les Etelkrus.

Pour tromper l'ennui, un jour de plus.

— C'est qui, les exceptions ? demanda-t-il en penchant légèrement la tête sur le côté.

Ca, en revanche, c'était une info intéressante. Etait-il donc possible pour un vil solitaire de s'attirer les bonnes grâces de la glorieuse meute Etelkru ?

Il écouta comme plus tôt les paroles de la louve avec attention, contrebalançant les informations glanées avec ce qu'il savait déjà de la meute. Elle semblait ainsi moins réfractaire à accepter des solitaires dans ses rangs qu'il ne l'aurait supposé de base, néanmoins, cela ne répondait pas à sa question principale : était-il possible d'obtenir l'un de leurs glowsticks, sans pour autant devenir l'un des leurs ?

Mais ces interrogations se dissipèrent rapidement, car au milieu de tout ce qu'avait pu lui dire la rouge, il était un fait, énoncé brièvement, qui avait retenu son attention plus que le reste :

— Tu n'es pas née Etelkru ?

Venait-elle d'une autre meute, celle qui prétendait jadis au temple dans lequel tous deux se trouvaient, peut-être ? Ou était-elle elle-même née solitaire ?
Cela aurait pu expliquer pourquoi elle se montrait si loquace et avenante avec lui.
Il préférait largement cette hypothèse à l'idée que cette meute soit finalement bien plus ouverte que ce qu'il avait pu penser jusque là.

Une fille de solitaires, avec une vague ascendance Etelkru.
Joaquín se demanda vaguement si c'était là ce qui avait pu motiver son choix de rejoindre cette meute. Une telle décision lui paraissait si folle.
Il ne chercha cependant pas à en savoir plus, estimant qu'il avait bien assez fourré son nez dans les affaires personnelles de la femelle. Dans cette caverne tout de bleu nimbée, difficile de savoir combien de temps avait pu s'écouler : il aurait pu faire à présent nuit qu'il n'en aurait pas eu la moindre idée. Son regard alla machinalement vers le tunnel qui menait à la sortie lorsque la louve manifesta son désir de s'en aller. Il réfléchit quelques secondes, avant de répondre :

— Je vais encore rester un peu.

Pas forcément envie de forcer la conversation plus longtemps, pas sûr non plus d'avoir envie de retrouver cette froide réalité qui l'attendait une fois sorti du temple. Son esprit était apaisé et il avait envie d'en profiter quelques minutes de plus.
Il lui adressa un petit hochement de tête en guise de salutation.

— Adios, Roja.

Quelques minutes de plus, oui.
Ce n'était pas comme s'il avait qui que ce soit pour attendre son retour, là, dehors.
Il pouvait prendre son temps.