Promenade hivernale | Cheza

Il faisait froid... mais un peu moins froid que d'ordinaire. On leur avait raconté de nombreuses fois déjà, ce à quoi ressemblait l'été, la belle saison. Pourtant Hedwige et sa fratrie n'avaient encore connu que les frimas de celle qu'on appelait hiver. Pour eux, l'extérieur était un endroit plein de froid et plein de vide. Chasse était quelque-chose de difficile, parce que les proies pouvaient les voir sur le blanc manteau de la neige, parce qu'elles étaient rares aussi. Même si les Nakhus étaient un peuple habitué à la fraîcheur, le coeur de la saison froide ne les épargnait pas plus que les autres.

Mais ce jour-là, lorsqu'Hedwige avait accompagné son frère pour une sortie à l'extérieur, elle avait eu la surprise de constater que de neige il n'y avait plus. Elle s'était changée en eau, imbibant le sol, et rendait bruyants chacun de leurs pas. L'air lui-même était plus humide que d'ordinaire, et nulle brume ne sortait de leur truffe. Elle n'avait pas ressenti l'habituel picotement au bout de ses coussinets. A pratiquement une année révolue, elle découvrait que le grand froid n'était pas toujours maître du monde. Et celà était fascinant.

Elle trottinait à côté de Cheza, silhouette encore trop courte sur pattes pour son âge, qui promenait avec elle la peur grandissante que sa taille n'imitât ses cheveux, en ne grandissant jamais. Autour de son corps, ses grands ailes repliées lui donnaient une forme presque sphérique, et un air cocasse de poussin tacheté aux grands yeux effrayés. Ce jour-là, une joie candide se lisait dans son regard doré, laissant place de temps en temps à un éclat de gêne ou de tristesse. Elle regardait devant elle la silhouette de son frère, bien plus grand qu'elle, bien plus coloré, bien plus chevelu. Comme elle aurait aimé lui ressembler un peu. A lui, à Miru, à Kerria. A ceux qui faisaient un peu plus honneur à l'apparence de leurs parents.

Elle eut un petit sursaut lorsque Cheza s'adressa à elle et, sans réfléchir, accéléra un peu la cadence, trottinant plus vite sur ses courtes pattes. Ses petites oreilles se redressèrent, émergeant à peine de l'épaisse fourrure de sa nuque, tandis qu'un sourire s'afficha sur son museau clair.

"Oh, non non, je... je peux aller aussi vite que toi !"

Cela faisait un bon moment déjà qu'elle passait son temps à osciller entre de petites joies simples et de grands moments de tristesse. Elle savait que ça allait mieux lorsqu'elle se trouvait dehors, alors cette sortie serait forcément un bon moment, non ? Elle rit doucement lorsqu'il posa son museau sur s ajoue, et cessa de marcher pour se blottir contre lui. Elle sentit l'une de ses ailes se poser sur elle pour fermer son étreinte, et se sentit bien pendant un instant. Au moins ses ailes étaient de la même taille que celles de ses frères et soeurs, même si elles étaient par conséquent lourdes pour sa silhouette qui grandissait peu, et qu'elles lui donnaient réellement une forme de boule sur pattes lorsqu'elles étaient repliées.

Elle finit par redresser la tête et pointer les ailes de Chez du museau, pour demander :

"Est-ce que tu as déjà réussi à voler ?"

Elle non, mais elle faisait de beaux progrès, sous les conseils avisés de leur mère. Elle ne parvenait pas à décolle rou atterrir correctement, et surout sa musculature était encore bien trop faible pour supporter son poids en vol. Mais elle arrivait parfois à planer un peu, sur quelques foulées, ou à rendre sa course plus légère en les déployant. C'était une des choses auxquelles elle s'accrochait, cet espoir de pouvoir être au moins un petit peu comme Eva. Et de pouvoir voler.

Non, elle n'avait pas vraiment les meilleures dispositions au départ, elle non plus. Mais comme Cheza, elle avait beaucoup travaillé pour compenser le pseudo-handicap qu'était sa lourde carrure. Mais elle n'était pas aussi musclée que son frère - il était plus grand, il devait l'être non ? - et elle haussa les épaules.

"Pas vraiment..."

Un petit soupir s'échappa de ses babines claires.

"Si je m'élance d'une hauteur, je peux m'empêcher de me faire mal en atterrissant doucement. Mais je ne peux pas m'envoler toute seule."

Elle avait baissé les yeux sur la fourrure épaisse et l'écharpe de son frère, comme pour éviter son regard à cette confidence. C'était étrange, ils avaient exactement le même âge, et pourtant elle avait parfois l'impression d'être la cadette de la fratrie. D'être née après les autres, d'être plus petite, plus jeune, moins prête à affronter le monde. Elle secoua la tête et releva ses yeux immenses vers Cheza. Même si le motif de leur pelage était très différent, ils se ressemblaient plus qu'aux autres membres de la fratrie. Ils s'aimaient tous de la même manière, mais peut-être ces deux-là pouvaient-ils simplement... mieux se comprendre.

"Comment est-ce que tu fais... pour décoller ?" Demanda-t-elle, et une lueur de curiosité vint teinter ses prunelles dorées.

Un petit sourire éclaira le museau et le regard de la jeune louve lorsque son frère lui adressa ces mots d'encouragement. Elle frotta son museau rond contre le pelage épais de son cou, remerciement muet de son soutien. Puis elle redressa les oreilles et se fit attentive alors qu'il lui répondait. D'abord en l'invitant à le suivre à un endroit plus dégagé, puis avec des mots. Elle s'assit, sa silhouette se fondant en une seule petite boule de poils et de plumes dotée d'yeux, et elle l'observa studieusement. Il commença par s'ancrer sur le sol, puis battit quelques fois de ses grandes ailes sans que cela ne fasse rien, avant soudain de s'élever. Brassée par les bourrasques que cela provoquait, Hedwige plissa les yeux et le regarda s'éloigner du sol. Dans son esprit se battaient deux émotions complètement opposées. La première était l'émerveillement de voir son frère se débrouiller si bien, de le voir prendre son envol, de voir se déployer toutes ses magnifiques plumes colorées. La seconde état un désespoir profond et terrible, amené par l'impression que c'était vraiment facile pour lui et que cela signifiait peut-être qu'elle n'y arriverait jamais. Qu'elle n'avait pas et n'aurait pas ce don qui faisait que sa mère et ses frères et soeurs pouvaient errer dans les cieux à leur guise. Après tout, leur père n'était-il pas, comme tous les autres loups, cloué au sol ? Et n'était-ce pas à lui qu'elle ressemblait le plus ?

Alors que Chez atterrissait à nouveau devant elle, une petit voix dans son esprit tenta de la rassurer en lui disant que lui aussi ressemblait à Ajani, et pourtant il avait réussi à s'affranchir des contraintes terrestres. Elle bondit sur ses pattes lorsqu'il lui parla et répondit :

"Oh... Vraiment ?"

Elle rentra légèrement la tête dans son cou cotonneux, un peu gênée d'avoir réagi si soudainement. Mais sa queue battait doucement l'air derrière elle, et ses grands yeux dorés étaient désormais allumés d'une lueur d'espoir. Elle gratta le sol froid de l'une de ses griffes et ajouta plus doucement :

"Comment tu t'es exercé ? Pour arriver... à faire ça ?"

Elle recula d'un pas et ouvrit à son tour ses lourdes ailes - qui ressemblaient beaucoup à celles de Cheza, à l'exception de leur couleur - et leur jeta un regard un peu désolé.

"Je crois... que je suis trop lourde. Ou que mes ailes sont trop lourdes. Elles n'arrivent pas à me soulever."

Les ailes à demi-déployées autour de son corps rond, elle écouta ce qu'il disait. Courir avec les ailes ouvertes pour les fortifier, elle n'avait jamais essayé. Peut-être parce que ses ailes étaient plus un poids que quelque-chose qu'elle avait spontanément envie d'utiliser pour le moment. Elles la rendaient plus maladroite encore, plus déséquilibrée, plus propice à casser tout ce qui se trouvait autour d'elle sans faire exprès. Il parla ensuite de s'élancer d'un promontoire pour se donner de l'élan. Peut-être devrait-elle suivre cette piste plutôt, en trouvant un endroit bien dégagé, où personne ne la dérangerait mais surtout où elle ne dérangerait personne. Aucun lieu de la sorte ne lui venait à l'esprit, toutefois cela lui donnait un petit objectif : celui d'en trouver un sur les terres Nakhus.

Elle laissa sans broncher la patte de Cheza toucher ses plumes, à demi celles d'un oiseau et à demi celle d'un oisillon encore, duvet de coton qui la rendait moins lupine encore que ses congénères du même âge. Il parla de leur Mère, provoquant un petit pincement au coeur chez la tachetée. Chez Eva, tout paraissait si naturel, elle ne semblait même pas avoir besoin de penser lorsqu'elle volait et virevoltait. Elle était si jolie, si légère dans sa robe noire et portée par ses longues plumes. Hewige resta silencieuse un instant, et finalement murmura d'une petite voix :

"Et si elles ne deviennent jamais... assez fortes ?"

Elle avait baissé ses grands yeux vers le sol à nouveau.