La promesse de la plage ✡ Anette

Il a attendu le matin pour quitter les terres.
Il est parti sans un mot, encore une fois ; reviendra pourtant ce soir.
On le sait.

Il marche jusqu’à la plage, Désastre.

Il marche jusqu’à la plage parce qu’on lui a dit qu’elle s’y trouvait…




Du froid, il tremble encore Désastre.

Pourtant il est chez lui et elle aussi, rentré il y a quelques instants à peine de cette terre où plus jamais il ne se rendra.
Le peuple est épuisé et la Petite Reine pense aux remerciements qu’elle désire leur transmettre, pour ces missions réussies, pour leur vigueur et leur force. Elle leur clamera sa fierté et sa réjouissance, que de les savoir tous réunis et la paix retrouvée.
Pour ce soir, les laissera au repos, prête à hurler avec ardeur au matin, à la première heure.
Pour ce soir… Restera avec son soldat.

Il est là, comme toujours.
A ses côtés dont il se détache un peu, elle le sent parfois.

Montés là-haut, sur ce toit où ils sont maîtres, lui regarde les terres qu’il a quitté et elle hume les effluves de son royaume, profite du dernier moment de soleil avant que tombe la nuit. Elle repense à tout ce que lui a dit Anette, à la perte de sa propre mère. A tout ce que cette expédition ne lui aura laissé le temps de gérer.
Ça la laisse fatiguée.

Pourtant toujours, elle se tient droite. Et ce port de tête si haut, et sa courte queue si droite.

« Tu n’auras failli à aucune de tes tâches, fils. Aura fait plus encore. »
Elle marque un silence, de celui qu’elle contrôle.
« Tu m’auras rendu fière. »
Tu es une réussite.

C’est là qu’il pense à ce qu’il doit lui dire. A ce qui attendra demain, ou encore un peu plus tard.
Parce qu’il profite de cette proximité, jusqu’à ce qu’elle dispose et que lui suive.

Pour s’en aller dormir.
On se dit que ce n’est rien, que de dormir.

Elle se savait fatiguée, elle se savait en fin de vie.
Elle ne s’attendait pas à mourir maintenant, elle avait prévu de partir autrement.

Voilà, pourtant.
Sans un au-revoir, à ce peuple qu’elle conduisit dix ans de sa vie, pour ne pas dire une vie entière. A ce peuple qu’elle chérit, qui fit battre le cœur malade de bien des élans de fierté.
Que d'orgueil, pour eux !
Ce qu’elle les aima, eux et tout ce qu’ils apportèrent à cet édifice bâti aux côtés d’Anette.

Anette, qu’elle aurait aimé mieux préparé à ce dernier voyage.
Ainsi que ses apprentis.
Ainsi que son fils.

Elle aurait eu un dernier ordre.

Mais durant cette nuit, la Petite Reine qui souhaitait épuiser les derniers battements du palpitant dans une ultime joute trouva sa dernière ennemie. Dans un rêve guerrier celle-ci l’emportera, laissant flâner sur ses babines un dernier sourire.

Elle paraissait comme satisfaite.

De cette vie menée.
Le chemin fut difficile et les péripéties nombreuses.
De ces rencontres faites.
Des amitiés fidèles et des pertes douloureuses, des ennemis qui la firent grandir et qui jamais sur elle ne triomphèrent.
De ce qu’elle laissait derrière elle.
Un héritage et tant de loups formés. Son nom sur bien des lèvres, gravé au fond des âmes.

Et quand bien même elle aurait pu regretter, de n’avoir été à l’aboutissement de son règne, de clamer avec honneur le nom de celles qui succéderaient à ce couple qu’elle forma avec l’âme-soeur...
Elle n’aurait plus rien eu à leur apporter, si ce n’est sa présence.

On saurait faire sans elle.
Les Etelkrus étaient puissants.

Que la force, la vitesse et la ruse guident leurs pas, dans son éternité.




Ce doit être le vent marin, qui brûle ses yeux. Ce même vent qui gonfle rapidement ses poumons et bloque sa respiration, avant que tout ne se relâche jusqu’au prochain souffle pris, rapide et saccadé.
Il a marché jusqu’à la plage, Désastre.

Il a marché jusqu’à la plage parce qu’on lui a dit qu’elle s’y trouvait.
Et bien sûr, bien sûr qu’elle est là.

Il ne saurait dire pourquoi la peine soudain le submerge aussi fort. Il pensait l’avoir scellée et acceptée, il pensait l’avoir tue à l’intérieur et pourtant…
C’est peut-être parce qu’il la voit et que soudain il se souvient.

Des mots qu’elle lui dit, de ce qu’elle ne peut faire. De ce qui lui revient comme un coup violent, quand des deux yeux il regarde cette louve qui fut un pilier et qui maintenant est fatiguée.

« E-elle en parlait, de la plage, en même temps qu’elle me parlait de toi.
…
Elle ne l’avait pas oublié. »

Je viens pour elle.
…
Je viens pour toi.
La distance se brise et

« Pardon. »

Pour ne pas avoir assez parlé du cœur malade, de cette mélodie si moche.
Elle était ton âme-sœur…
Pour être parti sans un mot, plus loin que cette plage.
Elle était ma mère…
Pour ne pas avoir continué à la soigner, elle semble si fatiguée.
Elle n’est plus et nous sommes encore.

J’étais ton petit dragon, tu étais si importante.
…
Je suis ton petit dragon, tu es si importante.

Il en a mare, de ses deux yeux qui brûlent.
A cause de l'iode, à cause des allergies, à cause d'un trop plein qui dort aux bords du regard et menace sans être perçu.
Il en a mare, mais il ne sait pas quoi faire. Alors il piétine un peu, Désastre, ses pattes contre le sable et le sable entre ses griffes. Il cligne plusieurs fois ses paupières, insiste. Il est un peu submergé, face à elle.
Vulnérable, peut-être, était un meilleur mot.

« D'accord. »

Elle est libérée, dit-elle ; la réponse se veut porteuse du soulagement qui précède un apaisement certain, autant qu'une tristesse insondable. Parce qu'elle était partie trop tôt, surtout trop vite ; parce qu'en ne sachant ce départ soudain elle n'avait pu honorer ce qu'elle avait promis. C'était, après lui, la seconde chose involontaire de la vie de la Petite Reine, il le sait.
Donner la vie et trouver la mort.
Elle n'en avait pas voulu, de ça. Avait été contrainte de les accepter, ces choses-là, l'une de façon plus sereine que l'autre.


Il se laisse regarder, Désastre. Il sait qu'elle remarque les yeux revenus ; les cicatrices des morsures. Peut-être les changements plus minimes, dans le jeu des marquages et de la musculature en évolution. Ce qu'elle lui dit trouve place à ses oreilles, il hoche la tête sans trouver quoi répondre.
C'est bien, qu'il soit revenu...Lui aussi, il en est convaincu.
La fuite était nécessaire pour ne pas entrer en lutte contre eux tous et lui-même. Dans ces émotions incontrôlables et la rage qui se veut être chagrin, dans ces odeurs et ces lieux et ces bouches qui n'auraient portés qu'elle.
Bien, qu'il soit revenu. Mieux, qu'il soit parti.

Son thorax se gonfle d'air, l'inspiration est grande et profonde comme si un étau s'était retiré de celui-ci.
L'expiration, elle, se veut être la réponse spontanée face aux regrets.

« Tu ne pouvais pas. Pas tant qu'elle était là. »

Parce que toujours l'emprise persista. De façon plus ou moins marquée, s'émoussant telle une vieille lame avec l'âge mais restant pourtant tranchante.
Parce qu'il n'aurait pu visualiser, se préparer, si sa présence, si sa voix, si son odeur, avait persisté d'une moindre façon.
Il espère alors lever le regret, apaiser la louve qu'il se refuse à voir vieille.

« Et...Je n'attendais rien de toi. »
Il se rend compte que ces mots-ci, peut-être, sont trop rudes ; il se redresse et écarquille un peu les yeux, se reprend aussitôt.
« A-ah ! Tu as toujours été là, je ne te voyais pas ailleurs. »
Tu as occupé et occupe encore une place si importante, tu n'as pas à prétendre à plus, tu n'as pas à regretter quoi que ce soit pour moi.
« Ta présence me rassure..c'est mieux que protéger. »

Il n'aura pas eu de talent pour les mots forts, Désastre. Il piétine encore, d'une autre façon, cherche ses mots et les morfond au fond de sa voix grave. Mâche la fin des phrases, celles qui trouvent une fin incertaine parce qu'il ne sait pas comment lui transmettre.
Son importance.
Qu'il l'aime, il sait, qu'il regrette comme elle regrette mais qu'il ne faut pourtant rien regretter.

Le discours maladroit se solde du contact de son cou contre son torse, de cette tête qu'il relève vers son épaule.
C'est une communication qu'il maîtrise encore moins.
Se dit pourtant que c'est nécessaire.

De dessus son épaule, il regarde l'océan.
Bleu.

Elle aurait pu t'adopter.
Pepper elle-même avait pensé à cette possibilité. Celle de le laisser, l'enfant indésiré, entre les pattes grandes ouvertes de celle qui ne désirait que ça, des enfants. Mais elle avait fait ce choix, peut-être difficile, peut-être égoïste, que de le garder tout contre elle. Et pour Désastre, il n'aurait pu en être autrement.
Parce que plus que de lui donner la vie, elle l'avait fait vivre. Au pas militaire, sous les ordres et les objectifs. Ces missions soufflées dans l'oreille, cette confidence absolue. Il était sien, vivait pour elle et au travers d'elle.
Et en ce jour, il ne disposait plus que du vide de son absence, et tout ce qu'il ne savait combler sans elle.

Il finit par fermer les yeux et se couper du bleu, lorsque sa tête vient sur la sienne.
Il les serre, fort.

Et essaye de l'imaginer, cette vague qui calme ; comme parfois il pense encore aux éclairs de Kiro. La visualise, au milieu de l'océan.
...
Il ne sait pas trop comment elle fait, pour calmer, cette vague.
Il ne sait pas s'il doit voir le flux d'eau haut, capable en s'abattant sur la mer de lisser sur son passage le moindre de ses remous.
Ou s'il doit voir la vague douce, celle qui dépose de l'écume au bout des griffes après avoir lécher les pattes, juste avant de se retirer vers son plat océan.
Il ne sait pas mais il s'efforce, Désastre.
C'est important pour Anette. Quelque part, ça l'est pour lui aussi.

Il inspire et respire, il-

Il a rouvert les yeux et a laissé un soupir effleurer ses babines. Le pincement au cœur est venu sans qu'il ne le prévienne.
Il aurait aimé lui dire que oui, tant il en avait eu envie, tant il en avait encore envie aujourd'hui. Pourtant, elles restaient là, les larmes.
Bloquées au fond des yeux, cachées en secret.

Un soldat ne pleure pas.

C'est peut-être parce qu'elle n'avait jamais apprécié qu'il gémisse, même de mal. Que les crocs, vites, avaient été une réponse face au bruit.
Ou peut-être était-il né sans être capable de ça.

Pourtant
« J'ai essayé. »
Je te le jure, Anette.
« ...Je n'ai pas trouvé, comment on fait. »

Elle...
Elle, elle lui avait tant montré ses pleurs. Quand elle s'effondrait, sa tête contre son torse, noyant ses poils d'eau et de sel. Quand partaient ses amis, ceux plus importants que d'autres. Et il s'en était cru capable, parfois.
Mais cette émotion était restée bloquée quelque part en lui. Maintenant, pourrissait parmi tout.

La vague qui calme.
Visualise.

C'est peut-être celle qui emporte les déchets de la plage et n'y laisse que des coquillages.

« Ici, je pense beaucoup plus à elle que là-bas, Anette, je crois de plus en plus. »
Parce que j'ai trop partagé avec elle, parce que je faisais trop avec elle. Parce que là-bas j'avais tout à apprendre et à découvrir, mais ici tout est connu et je n'ai pas l'habitude de l'ennui.
« Ici, je ne sais pas comment vivre sans elle. »

Comment fais-tu, toi ?

Elle a la voix de celle qui raconte des histoires et celles-ci sont vraies.
Lui n'est plus qu'un enfant, qui écoute d'une oreille quand des deux il ne peut pas, mais des deux pourtant aurait voulu tout percevoir. Pour ne pas qu'un mot ne se perde, peut-être ; ça arrivait parfois.
Quand on parle d'elle, il ne veut plus rien entendre d'autre.

Et il ne sait pas, Désastre.

Si ce qu'elle dit fait mal, si ce qu'elle dit est beau.

Il ne sait pas, le fils de Pepper.
Tant se rattacher à son souvenir.

Le rire résonne encore. Il était vif et fort, souvent soudain. Parfois discret. Elle s'exclamait beaucoup, s'exprimait si peu de visage puisque jamais elle n'avait pu voir cette communication là. Anette le décrit comme un rossignol.
Et le cœur, comme celui d'un oiseau.
« Je n'ai jamais écouté le cœur d'un oiseau, seulement le sien. »
Trop longtemps ; il était presque encore enfant, quand il commença.
C'est un murmure qui s'échappe, quand il se laisse emporter par la vague. Lui devient brise.
Puis il se rattache à ses autres mots, à ce qu'il peut associer à ses propres souvenirs. Sa crête est repoussée en arrière, dans un rythme régulier.
Il croit qu'elle le coiffe.
Il se laisse faire, Désastre.
Concilient comme il peut-être un peu con.

Elle lui parle de la période mauvaise, celle juste avant lui. De sa manière d'offrir les contacts.
La voix tremble, à elle. Son souffle persiste régulièrement, à lui.

Nous l'avons vu se relever, tout autant de fois qu'elle s'est écroulée.
« C'est ce qui la rendait plus forte que tous les autres. »
Il ne l'avait pas, sa force. Ou pas encore : peut-être pouvait-il encore partir à sa quête.

Des détails qui échappent à d'autres nous ont été délivrés et ils habitent désormais dans nos esprits.
Il hoche la tête.
Quelle chance, quel privilège, que d'avoir partagé sa vie.
...Encore une fois.

Puis c'est à lui, de parler un peu plus. La question -non, Anette- l'y invite.
Peut-être que ça le surprend un peu, par le regard aux yeux écarquillés. L’œil rouge à l'étoile de jaune brillant, l’œil jaune à l'étoile rouge ; ils se distendent d'incertitude.
Un souvenir.
Un seul ?
Il en a trop. Sa vie entière n'est qu'un souvenir de Pepper ; lui-même n'est qu'un souvenir de Pepper. Sa trace la plus visible, après la meute ; son soldat, celui qu'elle aura fait naître puis façonné.
Un souvenir...
Il hésite, tangue un peu sur ses pattes. Il a abaissé les épaules et la nuque, dans une posture presque douloureuse. Il ne sait pas, réfléchit beaucoup.

« E-euh. »

Il doit consulter Anette, pour d'un regard chercher ce qu'elle voudrait qu'il dise. Mais il n'y a ni ordre ni réponse, sur Anette, c'est évident.
Un souvenir qui t'a fait plaisir.
Son échine se relève, un peu. La nuance est là.

Et la langue se délie.

« La première fois que nous sommes montés sur le toit du castel, je crois.
Mmh.
Quand nous n'étions que tous les deux. »

Sans apprentis plus appréciés, sans meute devant qui briller. Quand il n'y avait que elle et lui, quand il existait à ses côtés.
Elle lui avait demandé de lui décrire le paysage, de là-haut. Il n'avait pas su faire, Désastre, parce qu'il ne décrivait pas aussi bien que l'ancien ami de Pepper. Que sa voix était morne, son récit court et haché. Qu'elle ne rêvait pas, avec lui.
Alors d'une griffe, il avait creusé sur le toit, dans le granit tendre qui se trouvait là. Il avait reproduit le tracé de la rougelande et des montagnes, essayé maladroitement de représenter les arbres et les lianes de la moère. Une rivière, un trou pour un point d'eau.
Il avait osé toucher sa patte, pour la passer sur le dessin.
A te croire, je règne sur un monstre.
Elle avait rit.
...
Il s'était sentit bien. Et l'aura rouge, de vaguement apparaitre.

Depuis, elle n'était plus revenue.

« Oui.
C'est ça, un moment qui m'a fait plaisir. »

Il en est convaincu.
Puis...
Puis il veut en savoir plus, de ce qu'elle a dit. Il est resté sur les couleurs, sur ce qu'elle ne lui avait jamais raconté, elle qui pourtant lui disait tout.

« J'aimerais en savoir plus.
...Ce que tu lui as dis, pour les couleurs. »

Il voulait ce souvenir ; peut-être lui en partagerait-il plus lui aussi.

Il n'a d'oreille plus que pour elle, il n'entend même plus les vagues et le chant moche des mouettes. Il imagine, quand elle parle de ses couleurs, il visualise et tente de s'approcher de la perception de Pepper. Si différente de la sienne, il sait : elle qui ne voyait rien, lui qui d'a demi seulement entend.
Elle percevait par sensations et par sons. Lui, c'est d'images dont se nourrissent ses pensées.
Comment ce serait-il décrit, à elle ?
Il n'aurait su faire comme Anette, dont la description vient désormais se superposer à son portrait enregistré.

Un paysage.
Il l'associe à ce mot.

Lui...
Lui aurait été gris comme une pierre, ceux de la plage de l'île Abysse, et aux extrémités noires comme les cendres du bout des torches brûlant dans le Castel. Les cheveux rouges, comme le sang des combats menés entre eux. Des rayures comme celles des zèbres ou des éclairs, il ne sait pas trop : cela dépend des orages ou bien du zèbre.
Mmh.
Non.
Il n'aurait su faire comme Anette...
Quand elle parle, il a l'impression d'écouter un livre.

« C'est vrai. Que tu ressembles à cette plage. »

Maintenant qu'elle lui en a parlé, il est capable de mêler l'observation à cette poésie inculquée. Celle qu'il ne se serait trouvé seul ; c'est quelque chose hors de sa portée, hors de cette compréhension particulière. Il compare à ce qu'il voit, à ce qu'il connait, à ce qu'il constate.
Il n'imagine rien, il ne métaphore pas. Impossible.

Et poussé dans cette discussion, Désastre lève une patte et passe sur l'autre. Il y a comme un éclat dans sa voix, résonnant à la douce nostalgie qui faisait sourire Anette. Un regain, un sursaut de ce qu'on aurait pu appeler chez lui enthousiasme.
Pour ce partage, il veut en dire plus.
L'heure de Pepper, celle à la première heure de la nuit, ce rituel des Autres qu'il possédait...lui offrait discussion avec celle qui ne pouvait lui répondre mais, par la bougie, se voulait l'écouter. Anette lui faisait parler d'elle, et il avait envie de partager plus.

Il était lancé.
Il en avait besoin.

Il croit pouvoir dire que ça faisait du bien.

« Ça me faisait plaisir, aussi, quand elle me donnait chaque matin un fruit et un légume. Je sais qu'on ne lui connaissait pas beaucoup ce don. »
Sa queue ondule sur le sable, en un mouvement lent.
« Elle le faisait tous les jours pour moi. »
Un privilège unique. Une attention particulière.
Le fils, d'y trouver quelque chose d'important, dans ce rituel de chaque matin.

« C'était parfois drôle. »

Quand un était étrange, et que l'odeur qui venait à son museau lui faisait froncer son visage entier. Quand elle osait user d'un végétal en combat, pour le surprendre ou se jouer de lui, surtout quand il était petit.
Et ça aussi, lui fait penser à elle. Il baisse un peu les yeux, observe le bout de ses pattes.
Il pense toujours beaucoup à elle...

« ...Le cœur serré, ce n'est pas pleurer ? »

Soudain prit d'un doute.
C'est l'étau dans sa poitrine qui est devenu un peu plus fort, depuis le dernier partage. Il n'a jamais su comprendre, il n'a jamais su ressentir pour de vrai.
Parfois, ces sensations là.

Il ne les nomme pas. Anette sait peut-être.

Un message du corps.

« Ah. »

Il écoute pourtant son corps, Désastre. Ne laisse les douleurs s'installer dans ses pattes, ne laisse les plaies s'infecter et tout de suite se soigne. Il n'ignore aucune douleurs, et pourtant, il ignore beaucoup de ce que fais son cœur, de cette façon qu'il a parfois de se serrer, un petit peu. A chaque fois lui revient le souvenir des battements de celui de Pepper, écouté trop de fois, écouté trop longtemps, plus qu'une façon qu'à une façon de communiquer.
Il se demande si lorsque le sien s'arrête un fragment de seconde, il s'agit du même problème. Que lui aussi, un jour, il cessera de battre.

Il ne pense pourtant pas plus à ça, il n'y a plus le temps.
Anette enchaine et il se doit de comprendre.

Qu'après le cœur, il y a la gorge qui se serre. Un étranglement... Il ne le ressent pas, ça.
Puis enfin, les yeux qui piquent.

« Comme lorsqu'il y a du sable ou de la pluie dedans ? »

Il connaissait cette sensation. Il pourrait plus facilement comprendre cet effet ; savoir, que c'était ça et non simple conjonctivite à ses débuts.
Le contact contre sa joue le fait frémir, et ses yeux quittent l'océan pour revenir sur Anette.

Elle te manque, n'est ce pas ?
« Tous les jours. »
Ça fait mal.
« Beaucoup. »

Plus qu'une épaule déboitée. Plus qu'un œil crevé. Plus que deux morsures simultanées. Plus, plus que tout ce qu'il a connu jusque maintenant. C'est différent, plus fort encore ; c'est quelque chose contre quoi il a du mal à lutter.

Tu es triste.

« Je suis parti pour ça, Anette. Pour être moins triste, en ne sentant plus son odeur partout, en n'entendant pas son nom partout... Pour ne pas espérer la revoir sur son trône, assise droite, comme elle l'était tout le temps.
C'était une erreur, je crois.
...
Je l'ai oublié un peu, Ailleurs.
Ici tout est revenu, plus fort. »

Il a masque certaines choses, il en a retardé d'autres.
Il n'a pas su bien faire, maintenant il s'emballe face à elle. Ses muscles se sont tendus, il a écarté ses pattes et baissé sa tête. Ses yeux se sont plissés. Il a haussé un peu la voix, c'est rare.

« Je lui parle tous les soirs et je pense souvent à elle. Elle a son créneau, même si elle n'existe plus. »

Et il redresse la tête, les oreilles en arrière.
Plus animé.

« Je n'ai pas encore compris, comment faire sans elle. »

Il comprend maintenant, la gorge qui se serre.

Parler.
C'est ce qu'il sait le moins bien faire, Désastre. Ses mots sont simples, comme ses pensées. Tout est direct, pas forcément réfléchi. Il n'est pas fait pour les discours : ni pour ceux d'adieux, ni pour ceux de retrouvailles, ni pour n'importe quel autre discours.
Pourtant c'est un remède qu'elle lui indique.
Parler...
Elle n'imagine pas ce que ses mots gravent en son esprit, Anette. A quel point il retient chacun d'eux. Ils viennent alimenter cette zone de son esprit où il viendra trouver toutes informations possible sur la gestion d'un deuil, sur l'acceptation d'une perte. Des petites choses qu'il utilisera pour lui, pour les autres aussi.
Il est loin d'être bête, Désastre.
Face à la louve, il y a derrière l'âge et la maladie, ainsi qu'une vie bien menée.

Il lui vient comme pensée que c'est peut-être pour ses enfants, qu'elle lui apprend aussi ça.
Pour lui, bien sûr. Mais pour eux aussi.
Cela lui convient.

« D'accord. »

Au travers de ce mot, il n'est pas résigné. Elle a allumé dans son regard quelque chose qu'on aurait pu appeler détermination, si cette poussière de lumière n'aurait pas été aussi faible. Il a comprit auprès d'elle beaucoup de chose et il sait qu'il évoluera désormais.
Pour l'atteindre, ce quotidien qui lui convient.

Ce qui vient ensuite fait grandir ses émotions morcelées.

De ce désir inabouti.
Du manque, à elle aussi.

Et pour tous ces mots, qu'elle lui aura donné...
Il se relève, Désastre.
Et pour toutes ses pistes, d'évolution...
Il lui fait face.

Reprenant un instant les valeurs du orange qui s'est éteint il y a des mois, Désastre se veut être d'imagination.
C'est une révélation.

« On peut fermer les yeux et faire comme si c'était elle.
...
On peut l'honorer.
La promesse de la plage. »

Et faire semblant de se battre, l'embrun dans les narines et le sable plein les pattes.
D'un détour, il entame un demi-cercle pour placer l'âme-soeur de feu Pepper au centre de celui-ci.
Il sait bouger comme elle, Désastre. Il est plus grand mais parait quand même si petit, devant Anette. Il peut reprendre ses mouvements, refaçonner par sa mémoire la façon dont elle se mouvait pour mieux attaquer. Souvent par dessous : elle mordait les zones inaccessibles.

Se battre, c'est aussi une discussion.
Sur la plage, ils continueront à ne parler que d'elle.

Il a tort, et elle le remet dans la raison.
Il ne pense encore qu'à elle, veut faire plaisir à Anette. Il pense que c'est comme ça, qu'il peut le faire : en prenant place de Pepper. Mais soudain, voilà.
Elle le tire de son ombre.
Le place à sa lumière.

« D'accord. »

Il accepte sans que ne passe sur son visage la surprise ou le désordre d'une émotion.
Il n'y a désormais que la certitude qu'il doit faire au mieux, contre elle. Il ne ménagera pas ses coups. Il se battra comme il a apprit à le faire avec celle qui le projeta en ce monde, il y mêlera cette expérience accumulée auprès de tous ces autres, des Autres et des monstres aussi.
Il lui montrera ce qu'il est devenu, entre ce jour où elle le projeta dans les airs pour en faire jaillir des ailes de lumière, et maintenant.

Elle l'appelait petit dragon.
Il est devenu Serpent à plumes.

Autour d'elle, alors, il bouge.
Des pas agiles et du corps souple de tout disciple de Kiro, de la force induite par la Petite Reine et de la stratégie de celui qui devint docteur. Il veut trouver le corps brute et fort de la fille d'Aka, il veut se frapper contre son torse et ressentir son puissant contact.
Désastre veut danser avec Anette.

Et ils dansent.

Ce n'est pas important, de savoir qui finit dos dans le sable.
Ils sont gagnants tous les deux.