Où allons-nous ? [Ajani]

~ En haut du chemin qui mène au Plateau, près des panneaux d'avertissement

Elle était venue volontairement s'isoler dans ce lieu dangereux. Quoi de mieux qu'un coin périlleux pour ce qu'elle s'apprêtait à faire ? Un feu était allumé près d'elle, apportant un peu de chaleur et de courage. Avec précaution, elle versa dans un récipient des clochettes blanches. Les plants de Muguet qu'elle avait récolté juste avant que Violette ne vint lui parler de son projet. Elle n'avait pas eu cœur à reprendre son ouvrage après avoir été contaminée par son enthousiasme. Mais maintenant, elle le pouvait. Elle avait retrouvé la détermination qui lui manquait en contemplant ce lac si magnifique mais hors de portée. Cette neige qui avait déjà été souillée du sang d'une Etelkru et d'un Solitaire. C'était pour offrir un nouveau refuge aux siens qu'elle se lançait dans l'art plus sombre des plantes. Pour assurer leur survie.

Elle ne put s'empêcher de pousser un petit soupir tout en mélangeant sa préparation. Elle n'aimait pas la voie dans laquelle elle s'engageait. Mais elle devait s'endurcir. N'avait-elle pas fabriqué une armure pour se lancer dans le Monde Oublié ? N'avait-elle pas été obligée de dégainer son arc face à Alexandrine et Désastre ? N'avait-elle pas essayé de lancer un feu d'artifice dans les yeux du Mosasaure ? De la violence déguisée, sous-entendue. Mais qui, à chaque fois, lui avait semblé nécessaire. En dernier recours. Comme pour ce poison en cours d'ébullition.

Elle porta son regard doré sur la surface de l'eau miroitante. Même sa chère déesse avait parlé d'abattre la créature. Jamais elle n'avait entendu de tels mots de sa part. Cela sonnait comme une étrange autorisation. Celle d'être prêt à tout pour conserver ou retrouver la paix. Peut être était-ce les prémices d'un nouveau virage pour les Nakhus ?

Et elle, alors ? N'avait-elle pas déjà commencé à changer notre petite louve ? Elle avait brisé l'une de ces censures. Elle avait un compagnon à ses côtés désormais. Elle avait combattu son appréhension des Raeders en s'intéressant à leur proposition de commerce. Elle voulait se frotter à un Dinosaure mortel. L'avenir se dessinait et par ses choix, elle pouvait encore modifier ces contours. Parce qu'elle était l'actrice de sa propre vie.

Une silhouette au pas tranquille se dessina sur le chemin qui menait au Plateau, semblant sortir des nuages bas pour s'illuminer à l'éclat du ciel bleu. Son pelage de neige réfléchissait intensément la lumière alors qu'il passait dans une zone éclairée, sa blancheur intensifiée par la lourde cape qui le recouvrait. Il avançait plus légèrement que ce que l'on aurait pu croire, mais sans hésitation. Il n'était pas venu errer au hasard au gré des pensées qui folâtraient dans son esprit. Son regard bleu glace s'était accroché à la gracile silhouette près du feu.

Ajani avait suivi la piste de la Couturière, qu'il avait croisée en revenant de sa nuit au temple de Yurai. Les visions qui l'avaient habité dansaient dans ses pensées tandis que les rouages de son esprit les disséquaient, les redessinaient, leur trouvaient des interprétations plausibles. Pour nombre d'entre elles, il était parvenu à une supposition qui lui paraissait cohérente. Quelques zones d'ombres demeuraient cependant encore. Il devait passer du temps à méditer sur cela, à réfléchir aux messages qu'avaient pu lui transmettre la Corneille. Il y avait des choses parmi toutes ces éigmes qu'il souhaitait partager avec Kerguelen. Parce qu'elle était la Couturière de la meute, pas mais seulement. Loin de là. Si elle avait été comme une sorte de petite soeur ou d'enfant pendant son jeune âge, elle était désormais une amie précieuse, quelqu'un de sa famille de sang comme de sa famille de coeur. Il lui avait confié la meute les yeux fermés lorsqu'il s'était absenté pour les funérailles de Limule, parce qu'il avait une confiance aveugle en elle. Elle était probablement l'un des loups qu'il admirait le plus en ce monde, même s'il n'était pas certain de lui avoir jamais dit. Mais il n'était pas très doué avec les belles paroles, les compliments bien placés, les beaux discours. Peut-être devrait-il faire l'effort toutefois.

Lorsqu'il arriva à portée de voix, il se signala d'un jappement grave, sans agressivité. Les oreilles en avant et un sourire chaleureux aux babines, il s'avança jusqu'à Kerguelen et vint poser sa tête contre son épaule en un geste affectueux. Même s'ils étaient tous les deux hauts-rangs chez les Nakhus, il avait rarement l'impression avec elle d'être dans un cadre un peu officiel et solennel, et ce alors qu'il voulait lui parler de la meute. Il redressa la tête et lança doucement :

"Tout va bien ?"

Elle paraissait songeuse, peut-être même préoccupée. Et surtout elle se trouvait toute seul, isolée à un endroit où peu de loups s'aventuraient.

Son regard se détacha de la louve sans oreilles pour parcourir les alentours, ricocher sur les vastes étendues d'herbe verte, l'eau qui reflétait le ciel azuré au-dessus d'eux. L'air était froid, mais pas glacial, et leur épais pelage les protégeait encore. Il n'apercevait pas la présence du spinosaure, mais ils n'étaient probablement pas encore sur son territoire, puisqu'à la bordure du plateau. L'endroit était beau, ensoleillé, isolé du monde. Un endroit qui pourrait devenir un petit coin de paradis, il l'espérait.

Un jappement familier la sortit de son analyse personnelle. Quelqu'un approchait. Quelqu'un qu'elle connaissait et qui était cher à son cœur. Elle tourna la tête vers le seul chemin possible, guettant son arrivée. Un sourire ravi fleurit sur sa frimousse en rencontrant le visage chaleureux de son ami. Par sa simple présence, il illumina son présent. Elle frotta son museau contre l'imposante tête ainsi offerte à sa portée. Ou plutôt contre sa longue chevelure.

"Alala, tu es toujours aussi grand Nounou !"

Leur différence de corpulence l'amusait toujours autant. Ajani ne faisait pas parti des loups qu'elle pouvait enlacer comme elle le souhaitait. Elle avait de trop petites pattes pour lui faire un bon gros câlin.

"Je faisais un peu d'introspection. Le monde avance et les Nakhus ne pourront échapper aux changements."

Ils ne pourraient pas éternellement continuer leur petite vie tranquille de leur côté dans leur vallée. La brèche ouvrant sur le Monde Oublié avait été comme un avertissement. Un précurseur de ce qui les attendait. La menace du Spinosaure en était un rappel. Ils devaient sortir de l'ombre et nourrir leurs relations.

"Les Raeders ont déjà amorcé un mouvement vers nous. Leur Capitaine et leur Second sont venus sur nos terres. Je les ai accueillis. Ils souhaitent mettre en place un système de troc entre nos deux familles. Ils ont apporté des échantillons de divers produits de la mer. Tout est dans les tonneaux au Dédale. Sauf çà !"

Elle se pencha et fouilla dans sa besace posée au sol. Elle en sortit la fameuse éponge et la tendit au lion blanc. Il s'agissait de l'objet qui avait créé le plus d'intérêt chez elle. Elle voulut partager sa joie de la découverte avec son ami.

"Je l'ai testée et elle a un pouvoir absorbant vraiment épatant ! Plus de gaspillage d'infusion avec elle ! En plus, elle a une texture parfaite pour nettoyer les plaies tout en douceur. C'est beaucoup plus pratique que les bandages humides ou de la simple neige. Je pense que chaque Sortcelier devrait en avoir une sur lui. On pourrait réduire le risque d'infection ! Tu te rends compte ?"

Elle s'emballait notre Colombe, avec sa queue fouettant l'herbe d'excitation. Bien trop passionnée par tout ce qui touchait aux soins.

Un rire silencieux secoua ses larges épaules lorsque Kerguelen lui rendit son geste affectueux en lui faisant remarquer leur différence de taille. Ils faisaient une drôle de paire, un peu comme Eva et lui finalement, mais peut-être cette complémentarité était-elle une force. Elle pouvait leur donner deux points de vue différents sur les choses qu'ils vivaient, et la sagesse constituaient en grande partie en cela.

Elle redevint plus sérieuse lorsqu'elle lui confia qu'elle était en plein examen de conscience avant son arrivée. Il ne répondit pas immédiatement, parce que ses mots n'étaient pas encore assez précis pour qu'il devine ce qui la taraudait. Oh, bien-sûr, les possibilités étaient nombreuses car ces dernières années n'avaient pas été de tout repos. Oui, les Nakhus devaient avancer avec leur monde, avec leur temps. Et pour le lion blanc, ils avaient déjà fait de nombreux pas en avant depuis le jour où il avait pour la première fois revêtu sa blanche cape et sa broche d'Oracle. Il se demanda si elle parlait de quelque-chose de précis, ou plutôt de la globalité de ce qui se passait autour d'eux. Le Monde Oublié et ses créatures, comme ses habitants. Les tensions qui régnaient toujours entre les différentes meutes du continent. Les remous provoqués tantôt par les Etelkrus, tantôt par les Raeders, et eux au centre qui tentaient de recoller les morceaux. Oui, il y avait matière à réfléchir et à agir.

Son regard revint sur elle alors qu'elle parlait plus précisément des pirates. Son coeur bondit et la joie qu'il éprouva à ses mots se ressentit aussitôt dans son aura, dans la lumière violacée autour de son cou. Le nouveau Capitaine Raeder avait donc décidé de continuer les actions entreprises pour rapprocher leurs clans, et d'honorer le marché dont ils avaient convenu avec feu Limule. Visiblement, ils étaient même allés plus loin en décidant de venir sur les terres Nahus, en prenant les devants. c'était extrêmement prometteur pour la suite, et la vision que Yurai lui avait envoyée s'imposa aussitôt devant son esprit. Ils allaient dans la bonne direction, ensemble.

Il baissa ensuite le museau pour frôler de sa truffe l'objet qu'elle lui donnait. Il lui semblait familier, de vagues souvenirs de ces choses au fond de l'eau bataillaient pour remonter à la surface. Il avait le nom sur le bout des babines, mais ne put s'en souvenir. Tant pis. La chose était cependant un peu différente de ce de quoi il pensait se souvenir. Plus racornie, plus sèche, sans la souplesse et la fluidité qu'il avait envie de lui associer. Peut-être était-ce pour cela qu'elle absorbait l'eau. Elle devait être complètement déshydratée. Etait-ce vivant ? Son flair n'en était pas certain, pourtant il avait le sentiment que ç'avait pu l'être. Quel étrange cadeau. Toutefois, s'il en croyait Kerguelen, ça pouvait s'avérer très utile.

"Je crois avoir déjà vu ces choses, mais sous l'eau." Répondit-il en relevant la tête. "C'est un cadeau précieux, s'il peut aider nos soigneurs."

Il inspira profondément et un léger sourire se dessina sur ses babines.

"Cette initiative de leur part me rend heureux. Je n'en espérait pas tant." Il s'ébroua pour chasser les mèches qui s'aventuraient devant son museau et finit par ajouter, son regard clair habité d'une lueur chaleureuse. "J'ai le sentiment que nous sommes sur la bonne voie... Et eux aussi. Merci de les avoir accueillis."

Ils n'auraient probablement pas pu tomber sur meilleure personne que la fille de Volstein et Hanna pour leur ouvrir les pattes et s'enchanter des produits de la mer qu'ils proposaient. La tension qui avait habité l'Oracle lorsqu'il s'était rendu, aux côtés de Sobieski, sur Morne-oeil était désormais bien lointaine.

"Ils m'ont autorisé à me rendre sur le île pour rendre hommage à Limule... Et notre déesse m'a parlé d'eux dans une vision, à la dernière pleine lune." Lança-t-il ensuite, en posant son regard clair dans celui de la Couturière. "Elle nous a montré amis. Les choses ont l'air de se réaliser."

La vision avait aussi montré une étrange créature bicolore, mais il demanderait aux pirates des informations à ce propos car il doutait fort que Kerguelen eut déjà vu une chose pareille chez eux sans qu'il ne soit au courant. Et la créature de la vision était sur le pont d'un navire. Un tel être vivait-il au milieu des Raeders sur Morne-Oeil ? Il n'avait rien vu ni senti de tel lors de sa visite pour les funérailles de sa jumelle.

Comme à chaque fois qu'il l'évoquait depuis qu'il avait appris sa disparition, une légère tristesse se distilla dans les émotions qui émanaient de lui. Il la maîtrisait suffisamment pour qu'elle ne vienne pas entacher le quotidien de ses camarades, mais il ne pouvait l'empêcher de poindre légèrement, avant de disparaître après un bref instant.

Elle n'eut pas besoin de lire dans le regard de son ami pour savoir qu'il était aussi content qu'elle. Elle les sentait, ces douces vagues de joie qui venaient s'emmêler dans son être. Il n'y avait pas plus joli travail que celui d'être une messagère de bonne nouvelle. C'était si plaisant d'apporter de la lumière sur son passage. D'illuminer les âmes.

Petit froncement des sourcils. Ah oui, c'était vrai qu'Ajani n'était pas né parmi les Nakhus. Il connaissait plus la mer qu'elle grâce à son passé de Raeder. Elle avait tendance à l'oublier notre Colombe. Pour lui, il faisait entièrement parti de sa famille, Leur famille. Du coup, elle s'était peut être emballée pour un objet qu'il lui paraissait ordinaire. Temps pis, c'était çà d'être spontanée !

"Ahah ! Ce n'est rien, je n'ai fais que mon devoir d'hospitalité. Ils étaient de si bonne volonté en plus !"

Cela avait été aussi un très bon exercice personnel. Confronter deux Pirates malgré l'appréhension qu'ils pouvaient lui provoquer. Mais ces deux-là n'avaient pas été aussi fous et effrayants que la louve que Maman avait rencontrée. La fameuse Safran. Elle aurait aimé que Maman fut encore de ce monde pour lui montrer qu'elle se trompait. Que tous les Raeders ne collaient pas à l'étiquette qui leur avait été attribuée. Souhait malheureusement irréalisable.

Elle s'ébroua notre Colombe en se rendant compte que cette légère tristesse n'était pas la sienne. Elle appartenait à ces deux points azurs qui avaient perdu une sœur. Deux iris qui lui offraient une confiance absolue en lui révélant une partie des messages de Dame Yurai. Alors elle se redressa notre Sans-Oreille. Elle vint donner un petit coup de museau rempli de compassion à la joue de son aîné. Les mots n'étaient pas nécessaires. Ils savaient tous les deux qu'elle était et serait toujours là en cas de besoin.

"Dans ce cas, nous devons répondre à cette patte tendue. Pour établir une véritable relation entre nos deux familles. Ils ont demandé des légumes, des plantes médicinales, des peaux et du métal. Contre leurs algues, leurs proies marines et leurs éponges. Mmmmh, dis comme çà, çà ne parait pas trop équitable. J'ignore la proportion des nôtres aimant les produits venant de la mer. As-tu une idée des besoins spécifiques que nous pourrions combler grâce à cette alliance ?"

La Couturière n'était pas très forte en négoce. Elle ne quantifiait pas forcément les choses comme les autres. La dernière fois qu'elle avait fait du troc, elle avait échangé un de ses outils de jardinage contre des plumes. Elle eut une pensée passagère pour Iolite, se demandant où se trouvait la louve-cristal en ce moment.

La tristesse s'était envolée, et Kerguelen eut la délicatesse de simplement lui témoigner son soutien, sans le plaindre le lui reprocher. Les mots qui suivirent le laissèrent songeurs pendant quelques instants. La louve grise n'avait pas tort ; l'échange ne paraissait pas complètement équitable. Toutefois, ils n'étaient pas sans savoir que les habitants de Morne-Oeil vivaient dans des conditions bien plus compliquées que les leurs. Il était évident qu'ils ne pourraient pas proposer mieux en terme de ressources. En revanche, il y avait sans doute d'autres domaines dans lesquels ils excellaient et qui pourraient aider les Nakhus.

"Ils savent pêcher et nager mieux que tous les loups du continent." Fit-il remarquer en réponse. "Ils pourraient nous apprendre. A reconnaître les poissons, les manières de les attraper selon duquel il s'agit. Et à nager en eau calme comme à braver les tempêtes à la force de nos pattes."

Ce n'était pas forcément ce qui paraissait le plus avantageux à court terme - pas autant que d'échanger de réelles denrées- mais il pensait que cela s'avèrerait utile par la suite. Il avait souvenir de ses lectures au sujet de a terrible sècheresse qui avait frappé le continent de nombreuses années auparavant. Les raeders étaient ceux qui en avaient le moins souffert - tout était relatif, car l'absence d'eau potable avait été un terrible problème pour tout le monde - puisque leurs proies dépendaient bien moins de la fertilité du sol et de la vigueur des rivières. Et cela pourrait aussi éviter des accidents si les jeunes loups apprenaient à nager., d'autant plus une fois qu'ils auraient établi leur nouveau camp sur le Plateau du Soleil.

Il jeta un regard interrogateur à Kerguelen, pour savoir ce qu'elle en pensait.

Elle hocha avec vigueur la tête à sa proposition. En voilà une bonne idée ! La plupart des Nakhus savaient plus ou moins nager. Ils étaient un peu obligés d'avoir un minimum de compétence pour pouvoir se rendre à l'Île Chuchotante où se trouvait leurs plus beaux trésors. Ou alors ils comblaient cette lacune par des attributs leur permettant de voler. Mmmh, la nage ne devait pas être aisée pour les ailés. Il leur faudrait sûrement une technique spécifique à leur morphologie.

"C'est une super proposition ! Elle nous permettra de pouvoir exploiter l'intégralité des ressources fournies par ce Lac."

Son regard doré se posa sur l'étendue d'eau citée. Elle était curieuse de découvrir quelles espèces vivaient sous sa surface. Çà lui changerait de ses poissons de ruisseau. Du moins, si le Spinosaure n'avait pas décimé la faune aquatique. C'était une éventualité à prendre en compte. Peut que cet écosystème aura besoin de temps pour retrouver son équilibre.

"Chimaera a demandé à ce que nous finalisons notre accord par un contrat papier. Nous pourrons aussi l'inscrire dans un des livres relatant l'histoire de notre Famille. Avec notre forgeron, notre tatoueur, nos produits de nos champs et de notre ferme, les Nakhus sont en train de devenir un véritable carrefour commercial !"

Elle émit un petit rire, amusé par la voie que prenait leur peuple. Elle alla même plus loin dans le fil de ses pensées.

"Nous allons devenir des moines marchands. Nous troquons naturellement avec les Solitaires. Bientôt avec les Raeders. Il ne manque plus que des échanges avec les Etelkrus et nous aurons construit un lien avec toutes les contrées. Peut être qu'en envoyant des marchands ambulants, cela serait plus simple à établir. Alala, ce serait un bel espoir pour le retour d'une paix commune."

Cela sonnait peut être un peu trop utopiste. Et puis, il restait une meute bien mystérieuse à leurs yeux. Il ne fallait pas l'oublier.

"Les Direwolves se sont ajoutés à l'équation. Je ne pense pas qu'ils menaceront nos efforts. Ce sont plutôt les créatures avec lesquelles ils cohabitent qui sont les plus dangereuses. M'autoriseras-tu à retourner sur leurs terres pour rétablir le contact avec eux ?"

Cette autorisation d'absence, jamais elle n'aurait pensé à devoir la demander. Mais avec son nouveau rang et la rondeur du ventre de son amie la Pie, sa présence ici pouvait être nécessaire. Ajani aurait peut être besoin de soutien ou de repos pendant cette merveilleuse période de la paternité.

L'approbation de Kerguelen ne se fit pas attendre, tant par les mots que par l'attitude. Il hocha la tête à sa remarque quant au Lac qui se trouvait non loin. Effectivement, si la faune y était riche ils pourraient pêcher directement sur place et avoir une source de nourriture même au plus froid de l'hiver ou au plus chaud de l'été.

Les oreilles de l'Oracle frémirent de surprise à ce qui suivit. Un contrat papier ? Il avait du mal à en saisir l'intérêt, surtout venant d'un loup qui passait le plus clair de son temps près de l'eau. Le papier était fragile, si facile à déchirer, à brûler ou à noyer. Il aurait d'avantage compris un accord symbolisé par un objet, une pierre, ou même dont quelqu'un assurerait la bonne marche. Mais un papier... c'était étonnant. Peut-être était pour la symbolique, pour qu'il figure dans la Bibliothèque aux côtés des autres événements de leur histoire. Dans ce cas, il était plus judicieux de le faire directement sur la page d'un ouvrage, puisqu'il serait protégé dans la lourde couverture de ce dernier. Il n'eut pas le temps de faire la remarque que Kerguelen le devança. Il put donc simplement répondre :

"Nous pouvons l'écrire dans un livre, si tel est son souhait. De cette manière, il ne sera pas oublié."
Peut-être. Si le livre n'est pas jeté à la mer ou déchiré de griffes furieuses.
Quelle étrange idée, un papier.

Il se demanda si c'était là une sorte de doute de Chimaera face à eux. Si avoir les promesses écrites était pour lui d'une plus grande valeur que de les avoir entendues. Peut-être pourrait-il lui poser la question dans le futur, lorsqu'il serait certain de ne pas l'offenser.

Il sourit au rire cristallin de la Colombe, alors qu'elle laissait son imaginer parler à voix et haute se dessiner des futurs où tous commerceraient en paix. C'était sans doute encore une utopie, même s'ils travaillent à la construire. Et les Etelkrus seraient sans doute moins intéressés par ce qu'ils auraient à proposer. Contrairement aux Raeders, ils avaient un territoire vaste et riche. Ils n'avaient pas besoin des autres pour subvenir aux besoin de leur meute - et c'était l'une des choses qui faisaient leur force. Toutefois, il était sans doute imaginable de trouver un terrain d'entente. Surtout avec le changement de dirigeant, qui avait peut-être influencé la pensée de la meute. Savait-on jamais.

Elle parla ensuite des Direwolves, qui étaient une nouvelle meute sans être réellement un nouveau clan du continent. Ils venaient et vivaient dans l'autre monde. Même s'ils pouvaient désormais communiquer avec eux et se rendre les uns chez les autres, il y avait sans doute encore énormément de chemin à faire avant qu'ils ne soient des éléments familiers du décors. Dans l'hypothèse où la brèche ne se refermerait pas, naturellement, ce qui n'était pas dit.

"Bien-sûr. Tu es libre." Répondit-il doucement. "Et je sais que tu sauras leur parler."

Elle faisait déjà tant pour la meute, partout où allait sa silhouette argentée elle semait espoir et bienveillance. Il n'avait aucunement l'impression d'avoir le droit de restreindre ce joli vol d'oiseau qui n'apportait que du bien autour de lui. Il inspira profondément l'air froid du Plateau, comme pour en goûter la saveur avant qu'elle ne devienne quotidienne.

"J'aimerais te partager quelques éléments que notre Déesse m'as montrés lors de notre dernière entrevue..." Il laissa planer un léger silence alors que son regard revenait sur la fille de Volstein. "... Et si tu l'acceptes, je souhaiterai que tu viennes avec moi la voir, à la prochaine pleine lune."

Il attendit sa réponse avec attention, guetta sa réaction. Il n'y avait nul besoin d'être un génie pour comprendre ce qui pouvait se dessiner sous cette demande-là. Mais il préférait comprendre rapidement ce qui allait se passer dans l'esprit de sa chère Couturière.

Une ultime ampoule s'alluma dans son esprit. Elle s'empressa de la partager pour clore ce chapitre commercial.

"Je pense qu'il en souhaitera un exemplaire. Peut être pour le glisser dans une bouteille de verre ? Comme celles qu'on jette dans la mer en attente d'une réponse inespérée. Ou sinon, on pourrait leur proposer de le graver sur une tablette en bois. Çà a l’avantage de flotter."

Ce serait sa dernière intervention sur le sujet du contrat. Elle n'avait plus d'idée ni de paroles à rapporter. Ils auraient sûrement le temps de s'adapter à la prochaine venue du Capitaine Chimaera. Les possibilités ne manquaient pas. Il ne resterait plus qu'à officialiser tout çà. Très bientôt.

Son cœur bondit de joie en recevant l'approbation de son ainé. Son sourire s'agrandit tellement qu'il dévoila un début de crocs. Elle allait pouvoir se lancer à nouveau dans l'Aventure ! Dans sa tête, une liste des préparatifs s'établissait déjà. En réalité, elle était déjà presque prête. Elle attendait cette occasion depuis si longtemps. Il ne lui restait plus qu'à fignoler quelques petits trucs. Et à faire le choix de ses accompagnateurs.

Mais déjà la conversation dévia ailleurs. Vers une facette plus mystique. Leur très chère Déesse. Celle qui définissait leur vie. Qui poussait notre Colombe dans l'obsession de devenir une personne meilleure. Bon, c'était un peu compromis en ce moment. Son regard doré se posa furtivement sur la mixture qui chauffait. Mauvaise voie ? Réellement ? Mais il revint très rapidement se poser sur le visage aimé d'Ajani. Confiant comme toujours.

Les mots qu'elle écouta et leur compréhension la rendirent incertaine. Incertaine d'avoir bien compris le sens caché de ses deux phrases. C'était fou à quel point de simples paroles pouvaient suffire à changer l'ambiance. Tête qui se pencha du côté droit, froncement de sourcils. Iris moins solaires, plutôt assombris. Incompréhension, recherche de la vérité. Battements qui s'accélérèrent au fil de ses connexions mentales.

Oh, elle comprenait que l'Oracle demanda de l'aide à la Couturière. Elle était un peu comme sa conseillère après tout. Et elle rien ne lui faisait plus plaisir que d'apporter son aide à son prochain. Mais de là à partager le rituel unique et privilégié entre un prêtre et sa divinité. C'était un immense canyon qu'on lui demander de franchir. Et pour créer le pont qui lui permettrait d'atteindre l'autre rive, elle devait faire preuve de franchise. Car seule les âmes blanches et pures pouvaient y accéder. Ce n'était que dans la confession qu'elle pourrait retrouver ses ailes.

"Je te dois la vérité. Je crois que je suis en train de prendre un nouveau chemin. Moins lumineux."

Ses yeux se rivèrent sur le sol. Honteuse des révélations qu'elle s'apprêtait à commettre. Cet état ne dura pas. La détermination et la volonté de ne rien cacher lui firent relever la tête. Elle avança et écrasa sa crête contre son épaule. Cherchant par ce contact de la stabilité pour mieux exprimer ce qui la rongeait.

"J'ai des doutes sur les agissements d'un Réfugié. Je ne l'ai pourtant jamais côtoyé et son acte date de plusieurs années. Nul n'a été blessé. Mais je n'arrive pas à faire taire cette petite voix. Ces murmures qui me crient qu'il pourrait être un danger pour les nôtres. Qu'il pourrait recommencer. Qu'il... qu'il faudrait agir contre lui. Je... je n'arrive vraiment pas à comprendre comment on a pu rouvrir une faille donnant sur le Monde Rouge et Noir. Nos souffrances n'ont donc pas été suffisantes ? N'avons-nous pas assez pleuré ? Maman et Gloria n'ont pas été d'assez grosses pertes ?"

Sa voix s'éleva sur ces derniers mots. Peur et colère mélangées qui la faisaient trembler. Oui, ayant été directement touchée par ces sombres évènements du passé, elle n'arrivait pas à avoir assez de recul. Objectivité nulle. Elle ne parvenait pas à accorder cette tolérance qu'elle offrait spontanément à tous les fauteurs.

"Les cauchemars sont revenus. Plus puissants depuis que j'ai su cette information."

C'était mauvais. Tout comme ce qu'elle préparait à l'aide de ses compétences en plantes médicinales. D'ailleurs, çà aussi elle devait le lui avouer.

"Et ce qui mijote sur le feu n'est pas pour des soins. C'est une décoction de Muguet. Du poison. Une solution de dernier recours si le déplacement du Spinosaure se passe mal. J'envisage la possibilité de devoir tuer une créature innocente. Moi, la Colombe. Vois où me mène mon désir de protéger les nôtres."

Elle avait enchainé ses mots sans reprendre son souffle. Pour se vider le plus rapidement possible de ces fardeaux. De ce qu'elle jugeait être mauvais. Contraire à l'éthique. Contraire aux valeurs qu'elle suivait depuis toute petite.

Essoufflée, elle garda les paupières abaissées. Les aveux avaient été offert comme des cadeaux empoisonnés. Deux pas hors du chemin de la sagesse. Etait-ce pardonnable ?

L'idée de la bouteille de verre était séduisante, parce qu'il y voyait là une protection un peu plus efficace que la couverture d'un livre pour un texte qui serait précieux. Le revêtement de cuir qu'il y avait sur ceux de la Bibliothèque ne suffirait pas à empêcher l'eau et le temps de ronger petit à petit leur accord - et il n'aimait pas trop cette idée. De plus, peut-être les pirates verrait-il cela d'un bon oeil, d'utiliser l'une de leur bouteilles de rhum pour sceller une entente. Ils faisaient un pas de plus dans leur direction de cette manière. Il partagea sa pensée à ce sujet avec Kerguelen.

L'Oracle regretta sa demande lorsqu'il vit l'ombre qui passa sur le visage et dans les yeux de Kerguelen. Il s'en voulut d'avoir terni l'éclat qui l'habitait un instant auparavant, lorsqu'ils parlaient des projets qu'elle avait, des avancées avec les raeders et des futures expéditions dans le nord. Le doute s'empara de lui, soigneusement caché par une façade d'émotion neutres parce qu'il voulait pour l'instant garder cela, et surtout ne pas faire de peine à la louve grise. L'image que lui avait envoyée Yurai, celle du loup qui n'avait pas de contour tandis que lui-même avait posé la question avec une pensée bien précise, ressurgit dans son esprit. Il avait interprété cela comme une absence de réponse, une incertitude, une liberté. Mais s'était-il trompé ? Avait-ce été là un avertissement de la déesse, un message lui disant qu'il allait dans la mauvaise direction ? Il n'avait pas envie de le croire, peut-être parce qu'il ne voyait personne d'autres qui convenait, parce qu'il ne sentait aucun autre loup à qui offrir ce présent et ces responsabilités. Il allait devoir être prudent, comprendre petit à petit si oui ou non c'était là la voie à emprunter.

Il ne s'attendait pas en revanche aux propos qu'elle tint ensuite. Une lueur surprise passa dans son regard glace, tandis que ses pensées se suspendaient. Que voulait-elle dire par là ? Il ne répondit pas, la laissa parler, parce qu'il semblait qu'elle en avait besoin. Il ne put s'empêcher de s'approcher d'un pas lorsqu'elle baissa les yeux, touché par ce geste qui trahissait comme aucun autre le profond mal-être qui avait l'air de l'habiter. Il n'eut rien à faire pour rompre la distance qui les séparait, car ce fut Kerguelen qui vint vers lui. Elle se blottit contre sa large épaule, et il ne repoussa pas son étreinte. Il brida son pouvoir le temps qu'elle parle, parce qu'il ne voulait pas rendre les choses plus difficiles en lui faisait éprouver des émotions parasites. Elle semblait en avoir bien assez à gérer.

Ses mots étaient inattendus, effrayant. L'un de ceux qu'ils avaient accueilli avait donc tenté de réouvrir ce monde-là. Rien qu'à cette pensée, un frisson courut le long de son échine et il dut faire un effort colossal pour ne pas laisser filtrer autour de lui la terreur que cela lui inspirait. Les Nakhus avaient été en première ligne lorsque les Bêtes s'étaient échappées de leur sombre monde, et plus que quiconque sur ce continent ils souhaitaient qu'ils y demeurent désormais enfermés. Il écouta avec attention, sa raison lui indiquant que "plusieurs années auparavant" pouvait vouloir dire que ce loup l'avait fait peut-être par accident lors de l'invasion, peut-être par chance, peut-être par une manipulation qui aujourd'hui ne fonctionnerait plus parce que les brèches étaient refermées. Mais il comprenait l'incompréhension de Kerguelen. Pourquoi vouloir faire cela ? Ses prunelles allèrent s'accrocher ensuite au mélange qui bouillonnait, lorsqu'elle en parla, sans qu'il ne réagisse d'avantage.

Il inspira en silence, prenant le temps de calmer la tempête dans son esprit avant de choisir les mots qu'il lui répondrait. Il posa une patte sur les épaules de Kerguelen pour la serrer contre lui, en silence, parce que cela valait mille mots. Il était là, il n'avait pas peur d'elle ou de ce qu'elle devenait. Sa foi en la Colombe demeurerait toujours intacte.

"Ce que ce loup a fait... Etait-ce avant qu'il ne vienne chez nous ?" Murmura-t-il, le museau posé contre les cheveux bicolores de la louve.

C'était là l'un des credo de la meute Nakhu lorsqu'ils accueillaient un congénère : ne pas lui tenir rigueur de ses erreurs passées. Leur accueil était celui de la rédemption et de la renaissance, d'une seconde chance là où ailleurs ils n'en auraient pas eue. Kerguelen le savait, et peut-être était-ce pour cela qu'elle s'en voulait tant, se sentait si coupable de ne pas avoir envers lui ce doute insidieux. En revanche, s'il avait fait cela en étant déjà sous leur toit... Il lui demanderait sans doute un nom. Il lui faudrait une explication, parce que c'était quelque-chose pour lui qu'il serait intolérable de laisser perdurer.

"Nous avons tous été profondément blessés par ces monstres." Ajouta-t-il. "Dans notre corps, dans nos coeurs. Tu ne dois pas t'en vouloir de les craindre encore aujourd'hui et de craindre quelqu'un qui voudrait les faire revenir."

Il se recula doucement d'un pas pour lui faire face, croiser son regard, lui parler dans détour et sans se cacher.

"Nous protégeons les nôtres." Souffla-t-il en rivant son yeux dans ceux de la Couturière. "Notre monde est imparfait, et même si nous oeuvrons pour qu'il soit chaque jour meilleur... Parfois nous devons montrer griffes et crocs pour que tout ce que l'on construit ne soit pas effacé."

Il avait sur ce point-là une opinion légèrement différente des Nakhus arrivés avant lui. Lorsqu'il était venu chez les disciples de la Corneille, fraîchement sorti d'une éducation pirate, une existence sans aucune violence n'était pas un concept familier pour lui. Même s'il avait aujourd'hui compris que la violence résolvait rarement les problèmes, il l'estimait légitime lorsqu'il n'y avait plus rien d'autre à faire. Lorsque l'immense monstre avait menacé les leurs, il avait mené les Nakhus à la bataille parce que c'était là l'espoir de toute leur civilisation. Lorsque les Bêtes étaient venues, il avait rugi aux côtés des autres loups et s'était jeté sans une once d'hésitation à leur gorge pour les jeter hors de leur monde. Quand Safran avait pratiquement tué Eva, il avait frappé aussi. Et si le spinosaure venait à s'éveiller et à menacer les siens, il n'aurait pas de scrupules à s'élancer à nouveau, à se faire plus fauve qu'Oracle.

Il laissa échapper un soupir silencieux et ajouta doucement :

"Nous ne sommes pas sages simplement parce que nous sommes accueillants. Nous sommes sages parce que nous prenons les meilleurs décisions pour tous."

Il désigna la mixture du museau.

"S'il n'y a plus rien à faire... Cela sera la bonne décision."

Sa voix n'était qu'un murmure, mais ces mots étaient lourds de sens. Il se demanda un instant si Kerguelen le haïrait pour ce qu'il avait dit, ou si elle comprendrait qu'elle faisait ses premiers pas dans le véritable monde autour d'eux. Dans cette réalité parfois un peu trop loin de leur idylle et dans laquelle ils devaient avancer avec leur étendard. Mais s'ils se faisaient dévorer, tout cela serait réduit à néant et le monde continuerait à s'enfoncer plus encore.

"Kerguelen... Un jour peut-être, tu seras amenée à prendre des décisions qui mettront à l'épreuve tout ce que tu pensais de toi-même. La vie n'aura de cesse de questionner la voie que tu dois emprunter, les valeurs de notre Déesse, les bienfaits de ce que nous faisons. Et il n'y aura pas de choix facile."

Il ramena les yeux sur elle et plongea ses prunelles glaces dans les yeux dorés en face de lui.

"Mais je sais que tu es capable de le faire. Et c'est pour cela... C'est pour cela que je voudrais que tu m'accompagnes."

Là où le regard de Yurai leur dirait si oui ou non, cette possibilité était envisageable. Même si le grand loup blanc n'avait pas grand doute à ce sujet.

Silence si lourd. Crainte, inquiétude d'avoir déçu. Mal-être du à l'image que lui renvoyait son propre reflet. Mais soulagement d'avoir réussi à se confesser. Un mal pour un bien. Pour garder sa sincérité qui la caractérisait tant. Pas de secret fâcheux entre eux. Pour ne surtout pas perdre l'un de ses amis. Car sans eux, elle ne serait rien qu'une âme vidée de toute substance. Et si il fallait subir les conséquences de ses pas hors du Chemin, elle était prête à les assumer. Tant qu'elle gardait leur Amour.

Un poids se déposa sur ses épaules et une étreinte lui fut offerte. La Colombe rouvrit ses paupières. Elle ne s'attendait pas à ce type de réponse. Elle craignit que ce fut un câlin d'adieu. Elle jugeait ses choix tellement mauvais, tellement contraires qu'elle doutait être pardonnable. De l’optimisme elle en avait toujours à revendre pour les autres. Pour elle, un peu moins. Son stock était déjà bien entamé. Un tremblement la prit et elle répondit d'une petite voix.

"Je l'ignore. Je ne voulais pas détruire la beauté du moment en demandant des précisions."

Le début de leur Histoire avait été si fragile. Bien trop délicat pour l'ébranler avec ce 'détail'. Songer à Lestat lui apporta une caresse de réconfort. Un peu de force dans cette désagréable épreuve. Il ne l'abandonnerait même si Nounou déciderait de le faire. Mais de mouvement de rejet, elle n'en reçut pas. Aucun sous-entendu ne lui laissa apercevoir cette ombre effrayante dans les mots qui lui furent offerts. Et pourtant, ils furent nombreux ces mots. S'enchainant les uns aux autres, créant des bourrasques de sentiments en elle. Comme un maestro guidant les propres battements de son cœur. Refusant de la laisser s'égarer.

Au contact physique s'ensuivit un plongeon de glace dans le miel de ses iris. Accentuant encore plus les propos du Lion Blanc. Sa sentence fut la Compréhension. L'acceptation du chemin qu'elle empruntait. L'approbation de sa solution de dernier recours. Comme si ses choix qu'elle jugeait extrêmes étaient normaux. Car décidés pour le bien de la communauté. Leur communauté. Pour laquelle Ajani semblait prêt à tout. Montrer griffes et crocs. C'était bien là une éventualité à laquelle elle espérait ne jamais être confrontée. Son regard dévia sur sa mixture. Tout cela n'était que de l'anticipation. Une préparation pointilleuse dictée par son esprit. Mais au moment venu, aura-t-elle la force de surmonter ses propres tabous ? D'accepter d'attenter à une vie ? D'aller jusqu'au bout sans finir en morceaux derrière ? La culpabilité était un spectre si charmant. Il savait parfaitement chanter à son cœur. Il l'avait déjà entrainé dans sa danse effrénée plusieurs fois par le passé.

Elle porta l'une de ses pattes à son crâne. Pour vérifier l'arrangement de ses fausses oreilles. Cherchant un repère stable dans le flou de son propre développement. Dans la ligne incertaine que lui montrait Nounou. Nounou qui croyait en elle. Il fallait qu'elle s'accroche à çà. Il ne pouvait se tromper. N'était-ce pas la personne qui la connaissait depuis qu'elle était enfant ? Il l'avait vue grandir et s'épanouir. Il l'avait désignée comme Couturière. Son jugement était le plus fiable. Et puis, ne disait-on pas que nous étions plus durs avec nous-même qu'avec les autres ? Son regard se perdit un instant sur le chemin à gravir pour arriver ici. Elle calqua sa progression dessus. Elle pouvait devenir encore meilleure. Meilleure conseillère, meilleure soigneuse et meilleure compagne. Elle hocha doucement la tête, encore un peu plongée dans ce tourbillon de pensées.

"Alors, mes pêchés n'en sont pas. Mais çà fait quand même du bien d'avoir pu te les confier. Merci pour ton écoute Nounou. Merci d'avoir guidé la brebis égarée que j'étais. La rédemption, je dois la trouver au fond de moi."

Maintenant que les clés lui avaient été données, c'était à elle de jouer. D'ouvrir et de refermer les serrures de ses valeurs. D'y ajouter quelques bribes de tolérance envers elle-même. Pour travailler sur ce qu'elle souhaitait réellement devenir. Continuer sa paisible existence, s'endurcir comme les Roses portées par les Mages.... Tellement de possibilités qui seront conditionnées par les épreuves de la Vie. C'était dans la difficulté que l'on se révélait.

"Je t'accompagnerai à la prochaine pleine lune."

Cette décision avait été facile à prendre pour le coup. Il souhaitait qu'elle vienne avec lui. Et elle ne voyait pas de raison de refuser. Quand à ce qu'il se passerait là-bas, mystère. Peut être serait-ce l'une de ces décisions qui mettra à l'épreuve tout ce qu'elle pensait d'elle-même ? Qui sait ?

Notre Colombe se releva et s'ébroua pour chasser les derniers poils de peur et de doute. Elle fit quelques pas pour s'avancer vers le foyer. Un coup d’œil jeté au récipient brûlant lui indiqua que sa préparation était prête à être filtrée. Mais avant la sécurité avant tout ! A l'aide de la neige présente à proximité, elle éteignit le feu.

"Dis, est-ce que tu trouves un repos paisible et sans cauchemar auprès d'Eva ? Et comment fais-tu pour lui montrer que tu l'aimes, mais d'un amour différent de celui pour tes amis ?"

Gros changement de sujet de conversation. Plus léger que le précédent. Mais çà aussi çà la travaillait notre ingénue. Comment être une bonne compagne pour Lestat ? Serket n'était plus là pour lui donner des conseils. Elle n'avait pas eu la chance de croiser Eva ni Nocera. Alors, elle se tournait vers Ajani qui était si heureux avec sa bien aimée.

Il lui sourit doucement lorsqu'elle le remercia. Il ne jugea pas qu'il y avait de quoi, parce que c'était là chose normale. Il savait que si de trop grands troubles le prenaient, Kerguelen saurait l'écouter. Il l'avait compris le jour où il l'avait nommée Couturière, où il avait accepté qu'elle devienne une adulte dans son esprit et non plus la fragile colombe qu'il avait connue durant sa jeunesse. Mais il n'était plus si jeune maintenant. Le temps était passé si vite. Il y eut un instant de suspend, avant qu'elle n'accepte sa proposition. Une onde de gratitude se répandit autour d'eux, complexe, nuancée des points d'inquiétudes et d'incertitudes qui habitaient le grand loup. Tellement plus simple sà faire ressentir qu'à exprimer avec des mots qui n'étaient jamais suffisant, toujours trop maladroits.

"Merci." Souffla-t-il simplement en réponse.

Il la regarda s'ébrouer et se diriger vers le feu pour surveiller sa mixture. Le silence qui s'imposa était léger, et il laissa son regard se perdre dans les alentours. Ils étaient calmes, apaisés. Il était par moment ardu de croire qu'une bête féroce habitait les lieux et les menaçait. Pourtant elle était là, tapie quelque-part au-delà de leurs sens. Ses oreilles frémirent à la brise légère et froide qui souffla. Puis Kerguelen parla et il tourna à nouveau le museau dans sa direction. S'il avait été étonné par ses confessions précédentes, il ne s'atendait pas à ce qu'elle entame ce genre de sujet avec lui. Cependant, il se fit la réflexion qu'elle serait probablement la première vers laquelle lui aussi se tournerait s'il était préoccupés par de telles question et se concentra plutôt sur ce qu'il allait lui répondre.

Il se coucha sur le sol, songeur, et rassembla ses pattes devant son poitrail, s'accordant un instant pour méditer. La réponse n'était pas évidente, peut-être parce qu'il avait la chance de ne pas souvent se poser la question. Celle du sommeil était la plus simple, bien entendu. Mais la seconde... Comment se montraient-ils qu'ils s'aimaient ? Des dizaines de réponses lui venaient, et pourtant aucune ne lui paraissait suffisante. Il y avait toues ces paroles qu'ils échangeaient, toutes ces étreintes, tous ces gestes et ces petites attentions qu'ils se portaient. Mais était-ce comme cela qu'ils se le montraient ? D'autres loups se montraient bienveillants, tactiles, ou s'étreignaient même sans pourtant s'aimer comme le faisaient l'Oracle et la louve pie. Qu'y avait-il de différent dans leur manière de se comporter l'un avec l'autre ?

"Je n'ai jamais eu le sommeil très paisible je crois." Répondit-il d'un ton un peu amusé, en relevant les yeux vers Kerguelen. "Mais je sais que si mes cauchemars m'éveillent, sa présence saura m'apaiser."

Son regard se perdit dans les alentours alors qu'il cherchait ses mots.

"Je ne sais pas exactement..." Continua-t-il un peu plus doucement, un peu plus songeur. "Je crois.. qu'elle me connait tant qu'elle le devine alors-même que je n'en ai pas conscience. Dans mes paroles, dans mon attitude. Comme je le devine pour elle."

Il y a ce qu'on lit dans le regard. Ce qu'on ressent près d'elle. La douceur de ses mots, l'odeur de son pelage.

"Parfois il suffit d'être là." Murmura-t-il.

Aux moments les plus charnières de l'existence. Aux moments de vulnérabilité, là où les mots parfois sont inutiles mais la présence ô combien importante.
Ses yeux finirent par revenir sur la louve grise et il ajouta doucement :

"As-tu peur de ne pas aimer de la bonne manière ?"

Le feu était éteint, étouffé par la neige. Elle profita du temps de réflexion de son ami pour filtrer la mixture. La réponse n'était pas pressée. Qu'ils profitèrent encore un peu de ce calme. Du retour à la tranquillité d'esprit après une discussion assez difficile. L'apaisement elle le trouva totalement en accomplissant des gestes précis de Sortcelière. Il n'y avait rien de plus basique qu'un filtrage. Elle parvenait toujours à trouver un peu d'épanouissement à travers son travail. Même si celui-ci était plus sombre que ceux auxquels elle était habitué. Mais la préparation restait la même. Filtrer les morceaux de muguet bouillis. Récolter le filtrat et le transvaser précautionneusement dans un récipient adapté. Refermer le bouchon. C'était presque de l'automatisme.

Enfin, des mots lui furent offerts. L'arrachant à la contemplation de sa fiole de poison. Il était bien plus sage de poser son regard doré dans celui de Nounou. De l'écouter et d'appliquer ce qu'il évoquait à sa propre situation. Pour voir si çà pouvait coller. Si çà pouvait éclaircir ses propres interrogations.

Un cauchemar apaisé par la présence d'un être aimé. Comme lorsqu'elle était enfant et que Maman la prenait contre elle pour chasser les mauvais rêves. Il faudrait alors simplement accepter de montrer sa vulnérabilité. De dévoiler qu'elle n'était pas celle qu'il aurait pu idéaliser. Qu'elle était faillible, comme tous. Avec des erreurs qu'il avait déjà promis de lui pardonner.

Les mots non obligatoires pour savoir ce que l'on ressentait l'un pour l'autre. Préférer les gestes et les petites attentions alors. L'inclure entièrement dans sa vie. Et savoir être présente quand cela était nécessaire. Donc, apprendre à développer une intuition. Un lien fort qui ne se ferait qu'avec le temps et la découverte approfondie de l'autre.

"Oui. Je ne veux créer ni manque, ni jalousie. Mais je vais m'appuyer sur tes paroles."

Elle opina doucement de la tête. Dur dur de faire la différence entre tous les amours qu'elle ressentait. Parce qu'elle aimait tout le monde sans compter. Mais elle devait prendre garde à ne pas délaisser involontairement son compagnon. Ou à offrir plus d'attention à un autre. A brider un peu son côté spontané et tactile. Du moins, au début. Pour mieux consolider leur relation. Le temps que la confiance s'installa durablement entre eux.

"J'ai terminé. Veux-tu redescendre avec moi, Nounou ?"

Il se redressa, voyant qu'elle arrivait à la fin de sa préparation. Cette potion qui représentait tant de choses après leur conversation.Ce choix à faire entre tenir à tout prix les principes de paix qu'ils défendaient, ou les sacrifier parfois sur l'autel de l'amour et de la famille. Une choix qui allait forcément avec la responsabilité qu'ils avaient tous les deux, à la tête de leur meute qui défendait de telles valeurs. Il s'approcha d'un pas et posa sa large tête sur le cou de Kerguelen en un geste qui se voulait rassurant.

"Au fond de toi, tu sauras ce qu'il faut faire de bien." Dit-il doucement.

Il parlait bien-sûr de ce dont ils venaient de discuter, du chemin qu'elle allait mener sur les sentiers incertains de l'amour. Mais cette phrase faisait aussi écho au reste de leur conversation. Il n'avait aucun doute quant au fait que Kerguelen était un être d'une rare exception, dotée d'une bonté, d'un altruisme et d'une patience peu communes. Elle était bien plus Nakhu que lui, au fond. Si l'amour qu'il avait pour elle n'était pas celui d'un compagnon, loin de là, il ne s'empêchait pas d'être admiratif à son égard. Elle n'avait sans doute pas conscience d'avoir été bien plus qu'une amie pour lui, que simplement par ses paroles et ses actions elle était une perpétuelle source d'inspiration pour devenir un loup meilleur. Il était également convaincu de ne pas être le seul à nourrir cette admiration, à tenter presque comme un enfant de suivre maladroitement ses traces. Lui était bien plus imparfait - mais peut-être était-ce pour cela que Yurai l'avait choisi en premier lieu. Pour redresser la barre, et lui faire exprimer ce qu'il avait de meilleur en lui.

Il acquiesça à sa proposition de redescendre ensemble. Peut-être auraient-ils l'occasion d'échanger un peu sur le trajet - et même si ce n'était pas le cas, il n'était pas loup à mésaimer le silence et à aimer simplement la compagnie de ses proches. Elle fit sourire, à l'appeler "Nounou" comme lorsqu'elle était enfant et que lui était bien plus jeune. Echo des premiers temps qu'ils avaient passés ensemble, terreau d'une bien belle amitié à venir.

Elle fut engloutie par la masse capillaire d'Ajani. Un geste qui offrait réconfort tout en coupant du monde. Une petite pause dans tout ce qui se tramait. Plus d'incertitudes ou de questions. Une simple baignade dans l'affectif. Un bain qui revigorait toujours la Colombe. Un sourire étira à nouveau ses babines. D'un geste un peu plus sûr, elle glissa la fiole dans sa besace. Cœur et âme la guideraient sur la bonne voie. Nounou en était convaincu, alors elle aussi.

Ensemble, ils entamèrent la descente. Laissant le silence reprendre possession de ce lieu qui semblait si paisible en apparence. Bientôt, le Plateau du Soleil deviendrait leur nouveau paradis. Bientôt des petits êtres innocents pourront fouler de leur démarche maladroite ces herbes. La meute se lancera dans d'ambitieux projets et se développera en harmonie. Toujours plus soudée.

Kerguelen ne ressentit nul besoin de parler pendant leur trajet. Elle profitait du petit plaisir tout simple de marcher en compagnie d'un frère. De se déplacer dans la même direction. Même si son regard doré lui, était occupé à contempler l'environnement qui les entourait. De là-haut, ils avaient accès à un magnifique panorama. Et même en perdant de l'altitude, le paysage restait superbe. Ils étaient si chanceux d'avoir d'aussi belles terres. Ils avaient bien raison d'en faire profiter les Réfugiés. De partager toutes ces bonnes choses, sous la protection de Dame Yurai. Le bonheur était vraiment à portée de patte.

[Fin pour moi. Merci

]

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