Ghost Forest - Vahnir.

De tous les endroits qui avaient fini par dépérir suite au cataclysme de la déchéance des Lazulis, il y en avait bien un qui ne lui manquait nullement.
Dont la lente agonie l’avait presque enchantée.

Ce qui fut jadis le Bois de l’Oubli n’était plus qu’une vaste plaine à l’aspect morne, mais au moins ne pouvait-on plus s’y perdre. Du moins l’espérait-elle.
Ces bois d’autrefois avaient formé en elle bien des mauvais souvenirs. Maintenant ses pattes foulaient leurs restes, cendres et mousses mêlés, et ses yeux parcouraient l’immense lande aux couleurs de fin du monde et les quelques derniers pins qui y subsistaient, couverts de filaments lui rappelant un réseau de toiles d’araignées.
Le lieu n’avait rien de très accueillant, mais en cette période où elle avait besoin de marcher, de s’éloigner de ce qu’elle avait l’habitude de voir et revoir -ainsi que de la proximité des autres, au vu de ses chaleurs qui bientôt se termineraient ; elle avait désiré s’y égarer pour en constater l’intense transformation.

Pour être changeant, ça l’était, et il y avait même un certain charme à ce lieu.
Particulièrement dans la diversité des champignons qui y avaient tissé leur royaume.

Sous de multiples formes et d’innombrables couleurs, des plus communs et insignifiants à ceux, colorés ou fantaisistes, qui attiraient davantage son regard d’argent.

Et l’un d’eux plus que les autres.
Rose.

Comme elle. Comme Moiro.

Depuis son échec, Mildred n’avait plus osé s’approcher trop près du temple et de l’oeil du tigre qui le gardait. Et si sa Déesse prenait cela pour une offense ?
Mais cela faisait un moment, maintenant. Et elle avait envie de rappeler à la Tigresse qu’elle ne l’oubliait pas.
Et si elle lui rapportait ce joli champignon dont les bulbes rose vif ressemblaient à des perles ?

Restait un petit problème. Il avait décidé de pousser sur une haute branche de l’un de ces immenses arbres.

S’asseyant à sa base, elle fronça les sourcils et commença à réfléchir à un moyen de l’atteindre, en oubliant un peu de surveiller les alentours.
Après tout, il n’y avait personne.

Peut-être qu’elle n’était pas si seule que cela, finalement.

Le raclement de gorge qui survint derrière elle la fit sursauter une demie-seconde avant que l’individu ne prenne la parole et elle se retourna d’un mouvement vif, le poil ébouriffé.
Elle détestait être surprise, et se blâmait elle-même sur le coup - elle n’avait pas été assez attentive sur son environnement, considérant sa solitude comme acquise.
Mildred fit cependant en sorte de rapidement effacer toute trace de sa brève frayeur, laissant sa fourrure retomber et un sourire confiant mais nullement chaleureux s’installer sur ses lèvres - car c’était une faiblesse que de ne pas avoir été sur ses gardes et moins le loup se rendait compte qu’il l’avait prise au dépourvue, mieux c’était.

Au moins, le loup pâle qui se trouvait désormais face à elle n’était pas tout à fait un inconnu.

— Vanhir. Je ne pensais pas que tu étais encore vivant.

Un fantôme parmi d’autres, sur ce vestige des terres Lazulis.
Tout comme sa soeur qu’elle avait fini par recroiser il y a quelques temps, elle n’avait jamais retrouvé signe de vie de lui et de leur autre frère, dont elle ne se souvenait même plus du nom tant leur famille lui était insignifiante.
Sa voix fut froide à son encontre tandis que son regard d’argent se planta dans ses yeux clairs. Elle hésitait encore sur l’attitude à adopter, le mépris enfoui dans son coeur se battant avec la curiosité de voir quel chemin lui avait pu prendre, tant d’années après la déliquescence de leur meute.
La dernière fois, face à Queen, la présence d’Isrâ avait eu pour effet immédiat et automatique de simplement extraire tout le poison de son sang pour le faire bouillir et de ses crochets elle l’injectait dans ses paroles.

Ici, un simple coup d’oeil circulaire lui permit de réaliser que le mâle était seul, et qu’ils n’étaient qu’entre quatre yeux.
Elle prit soin d’ignorer sa question - ce n’était pas ses affaires et dire qu’elle avait besoin d’une quelconque aide ne la conforterait pas dans une position de force, bien au contraire - et s’approcha d’un pas, queue haute et menton tout aussi dressé.
Malheureusement pour elle, sa taille relativement petite ne lui permettait pas de le toiser, mais tout se jouait dans le regard défiant et perçant qu’elle lui jetait.

Comme s’il n’était qu’une insignifiante perturbation sur le fil de sa journée, qu’elle graciait de son attention pour le moment mais dont elle se désintéresserait sans prévenir.

— Que fais-tu donc de ta vie, toi, à part fouler les cendres de ce qu’il reste de notre ancien foyer ?

Car ils avaient tous deux été Lazulis, quand bien même cela ne fut que pour quelques mois de leur jeunesse - quand bien même elle ne s’était jamais sentie proche des autres membres de sa meute et que Queen et sa fratrie de bâtards n’étaient que tâches noires dans son horizon d’alors.

Face à elle, Vanhir sembla autant surpris qu’elle ne l’avait été par son apparition soudaine. Eh bien, à quoi s’attendait)il, au juste ?
Quand on surgissait dans le dos de quelqu’un, on récoltait rarement un sourire de prime abord.
Enfin, avec elle, il n’en avait pas réellement de second abord non plus.
Visiblement peu intimidé par sa hargne, le mâle répliqua avec une certaine fougue qui pendant un instant la laissa interdite, un sourcil haussé par l’étonnement.
Avant que ses lèvres ne se tordent sur un rictus mauvais, découvrant la pointe de ses crocs. Comment osait-il parler en ces termes de sa famille !?
Il s’était vu, avant de parler ? Eux étaient issus d’un Alpha et d’une Prêtresse elle-même née d’un sang royal chez les Lazulis. Lui, son autre frère et sa garce de soeur n’étaient que trois bâtards sans histoire à la famille déchirée.
S’il avait fallu parier, ce n’était clairement pas sur eux qu’il aurait fallu attendre la mort.

Mais malgré son poil redressé, ses yeux étincelants et le fiel qui n’attendait que de verser sur sa langue pour mieux le rediriger vers lui, elle se retint. Elle se remémora le champignon qui culminait au-dessus d’elle, sa couleur rose qui lui rappelait tant Moiro.
Et répondre à plus faible qu’elle par des pulsions animales et de brusques effusions de sentiments comme elle y cédait trop souvent ne saurait rendre honneur aux valeurs de la Tigresse.
Alors au loup gris qui s’était finalement assis elle ne rétorqua rien d’immédiat, le laissant plutôt continuer.
Pour finalement rouler des yeux.
Elle devait bien l’admettre ; elle était quelque peu interloquée par la fougue et la raillerie contenues dans ses mots. Le Vanhir de ses souvenirs, louveteau et adolescent, lui avait semblé bien plus prompt à s’écraser - surtout en comparaison avec Queen.
Rien que ce simple fait lui donnait désormais un soupçon d’intérêt.

Elle balança sa queue en panache d’un côté puis de l’autre.

— Tu sous-entends que je gaspillerais ma salive et mon temps à poser des questions dont je ne voudrais même pas obtenir la réponse ? C’est insultant.

La louve prit mine plus renfrognée, presque blessée, et fit volteface pour se détourner de lui et regarder le tronc d’arbre à nouveau.

Toujours pas de réaction particulière de la part du loup clair.
Il se contentait de rester droit et de ne rien dire - au moins ne débitait-il ainsi pas d’imbécillités.
Elle entendit malgré tout le bruissement du sol meuble quand Vanhir finit par se lever pour la rejoindre. Mildred s’était à moitié attendue à ce qu’il tourne les talons pour repartir sur sa route, puisqu’il semblait tant attaché à l’idée de lui montrer qu’il ne s’intéressait pas à elle - mais au lieu de cela, il vint s’asseoir tout près d’elle.
Un mouvement presque imperceptible la fit se décaler d’un centimètre pour éviter que ses plus longues mèches ou touffes de poils ne le touchent, et elle lâcha un rire sec et moqueur à sa remarque.

— Je me fiche bien d’à quoi je ressemble selon toi, Vanhir. Ce n’est guère de ma faute si tu ne sais pas regarder plus loin que le bout de ta truffe.

Sa voix était mordante, mais son visage ne se rida pas de colère. Il ne l’atteignait pas.
Et quoi qu’il en dise, il n’était pas tant désintéressé que ça par sa personne pour venir se planter si proche, comme un nouvel arbre cherchant à prendre racines dans la forêt dégarnie.
Ce moment particulier de la saison et les odeurs sucrées qui en découlaient n’y étaient certainement pas pour rien.
Au lieu de lui rétorquer quelque chose d’autre, elle fit plutôt en sorte de lui montrer.

Son museau fin se releva vers le ciel, et d’un mouvement lent elle lui fit décrire une courbe circulaire qui partait des branches au-dessus de leurs têtes pour ensuite désigner les ramures des quelques arbres alentours, eux aussi couverts de divers champignons.
Elle prit bien soin de ne pas révéler celui qui lui plaisait tant, pas pour le moment. Il était clairement le plus beau de tous, son joyau à elle, mais les autres étaient certainement intéressants aussi, avec leurs formes et leurs couleurs variées. En tout cas, il y en avait suffisamment pour que quiconque -même lui- réalise que la réelle richesse de ce lieu précis n’était pas enfoui dans le sol mort.

Mais bien loin au-dessus de leur nez, côtoyant les altitudes.

On n’obtenait jamais rien en restant le museau dans la glaise à regarder entre ses pattes, là où résidaient les cloportes et les vers de terre, au cas où il ne l’aurait pas encore compris.

Non, il fallait s’élever, là où dansaient les oiseaux.

D’abord circonspect, le mâle finit par suivre son exemple et elle vit s’opérer le déclic lorsqu’après quelques secondes, il remarqua lui aussi les mycètes.
Un sourcil arqué, Mildred l’observait en retrait, se demandant bien ce qu’il comptait désormais faire de cette information. Car il semblait désormais se concentrer à son tour sur cet objectif inatteignable d’apparence - non pas qu’elle ait songé à abandonner ; elle était persuadée que solution il y avait pour aller chercher ce qu’elle convoitait, et l’arrivée du mâle n’avait fait qu’interrompre de manière temporaire sa réflexion.
Et voilà qu’il décidait désormais de l’ignorer, plongé dans ses pensées. Jusqu’à faire volteface sans un mot.

La louve ne lui emboîta pas tout de suite le pas, dardant toujours un oeil sur sa silhouette et s’autorisant un léger sourire en coin maintenant qu’il ne la regardait plus.
Il lui paraissait évident qu’il n’était pas en train de s’enfuir : s’il avait décidé de lui fausser compagnie, il serait parti à un rythme plus soutenu sans continuer de traîner dans cette zone avec l’air satisfait de celui qui pensait avoir trouvé réponse à un problème complexe.

Il avait donc quelque chose en tête, et décidait de la jouer cavalier solitaire.

Bien, peu lui importait. Si idée brillante il avait eu en si peu de temps -ce dont elle se permettait tout de même de douter- elle attendait simplement de voir.
Aussi se leva-t-elle à son tour pour marcher dans sa vague direction d’une démarche lente et nonchalante, gardant un oeil sur sa progression tout en restant attentive au paysage pour elle aussi progresser dans ses plans.

Se pourléchant les babines d'une mine distraite, Mildred commençait à être un brin agacée d'étudier ces hauts arbres mais de ne pouvoir résoudre le problème de inaccessibilité de leurs branches. Elle avait beau fouiller du regard - aucun tronc effondré à proximité qui aurait pu lui permettre de gagner plusieurs mètres en formant un pont naturel.
Concentrée dans ses réflexions, elle accordait de moins en moins d'attention au loup gris un peu plus loin, jusqu'à ce que du coin de l’œil un mouvement n'attire son attention.
C'était subtil, mais elle pouvait jurer que quelque chose s'était extirpé de sa tignasse. Fronçant les sourcils, Mildred se retourna d'un vif mouvement, fixant le mâle avec méfiance et incompréhension. Rien ne semblait avoir changé chez lui, tout était parfaitement norm-

Ah.

Ses yeux s'écarquillèrent un peu lorsqu'elle finit par remarquer que c'était désormais sur l'écorce que le mouvement se poursuivait. Une... Chauve-souris grimpait le long du tronc, sous les yeux attentifs de Vanhir. Et finit par aller décrocher l'un des champignons, après l'avoir sectionné à sa base, laissant le végétal tomber vers le sol pour y être intercepté.
La frustration envoya une contraction aux muscles de ses doigts et les griffes de Mildred s'enfoncèrent dans le sol tandis que son museau se fronça.
Tsk. C'était complètement de la triche.
Sa sœur aussi s'était entichée d'une créature ailée, bien que la sienne ne semblait pas appartenir à une espèce commune, alors que l'être qu'avait apprivoisé l'ancien Lazuli était une chauve-souris qui lui paraissait tout à fait banale. Qu'est-ce qui avait bien pu pousser les deux à décider de se côtoyer, au point même que le chiroptère obéisse aux ordres d'un loup ?

La louve souffla par le nez et s'obligea à se calmer.
Il lui fallait faire face à la vérité - vraisemblablement, elle n'avait pas trouvé de moyen à elle pour accéder à ce qu'elle convoitait, pour le moment.

La situation semblait donc tendre vers une collaboration forcée avec lui et sa.... compagne.
Si en premier lieu, la perspective de lui être redevable et de devoir s'associer la rebutait, elle fut rapidement rattrapée par une autre pensée.
Moiro n'était-elle pas Déesse du charme, et par conséquent de la manipulation ?

Après tout, sa propre mère, la Prêtresse des Roses, avait aussi basé toute leur éducation sur ce pivot. Elle n'avait jamais dit qu'ils devaient tout faire tout seul sans user de leurs avantages pour palier à d'autres défaillances.
En l'occurrence, sa défaillance se trouvait ce jour dans le fait qu'elle ne soit ni ailée, ni amie avec une chose qui l'était.

Relevant sa queue en panache et l'agitant de quelques lents battements, Mildred s'efforça de peindre l'expression la plus amicale sur son visage avant de marcher en direction du loup, adoptant des foulées nonchalantes.

— Intéressant. Pourquoi t'obéit-elle ?

La louve fit en sorte de s'approcher au plus près sans pour autant le toucher - à la limite, seules quelques vibrisses se frôlèrent.
Ses yeux d'argent aux perçantes pupilles se nichèrent dans ses prunelles pâles et elle attendit sa réponse avec une curiosité qui n'était pas entièrement feinte.

Le loup s’interrompit dans sa manœuvre pour lui accorder l’attention qu’elle était venue réclamer.
Un pacte, disait-il. Elle haussa un sourcil, à mi-chemin entre une expression dubitative et l’intérêt. Alors depuis qu’il l’avait sauvée, la chauve-souris acceptait purement et simplement de répondre à toutes ses exigences ?
Cela lui paraissait légèrement disproportionné, comme marché. Il devait sûrement y avoir autre chose que de la gratitude vieille de plusieurs années et de la soumission pour l’empêcher de s’envoler vivre sa propre vie.

— Et... C’est tout ? Tu ne lui donnes jamais rien depuis pour la remercier de ses services ?

Mildred se rapprocha encore un peu, faisant mine de tendre le cou pour elle aussi mieux voir les mouvements de la créature en haut de l’arbre.