Une vie pour une vie ☾ Lewis [Rituel]

C’était étrange.

Longtemps, Lewis s’était répétée que la mort ne l’effrayait pas, au point d’en convaincre les autres. Au point de s’en convaincre elle-même. Pourtant… quelque chose nouait son estomac. De l’appréhension ? De la peur ? Non. C’était ridicule. Étais-ce le doute ? Oui. Trop lui avaient menti, s’étaient joué de sa naïveté. Trop l’avaient fait espérer. Iel sera différent ? Une promesse, pour la libérer. Bientôt ce ne serait plus ses affaires à la mercenaire.
Sans un mot, elle suit les mouvements d’iel qui la place à un endroit particulier. Les yeux mauves se posent sur le cercle, les objets.
Que fais-tu avec ça, loup ?
Peut-être aurait-elle dû s’intéresser aux intentions de cet inconnu, savoir ce qu’iel manigançait. Peut-être.

Les regards se croisent.

Au final, Aka, ce n’était pas contre toi ou tes sbires que je devais mener un combat. Ce n’étaient pas eux que je cherchais.
C’était moi, depuis le début.

Rapide, la dague tranche la chair.
La douleur, semble minime. Lewis sent le poids du sang qui s’écoule sur son pelage épais, alors que son corps est étendu.
Comme ce jour-là au bord de l’eau, quand Méluciole la vida du sel, la louve constate qu’un si petit corps peut contenir une quantité incroyable de sang.
Les paupières sont lourdes, mais elle ne voulait pas avoir les ténèbres pour dernière vision de ce monde. Ni cet étranger. Simplement le ciel. Celui qu’ils avaient observé avec Cendres, avant que tout ne change. Quand tout était encore si normal. La patte tressaille, veut se lever pour saisir ces petits diamants, mais il n’y a plus assez de force pour cela.
Il n’y en a déjà plus pour grand chose.

Pardon Cendres.  

Des regrets ? Non. Ou peut-être un seul. Celui de n’être partie plus tôt. Étais-ce ce que tous avaient cherché à lui faire comprendre ? L’abandonner enfant pour probablement qu’elle n’y survive ? Peut-être aurait-elle dû faire comme les autres, se laissée mourir sur le continent, en laissant le sel la brûler.
Partir pour d’autres terres comme Trixie l’avait fait.
Se laissée tuer par son frère, qui avait encore les pattes couvertes du sang de leur père.
Mourir dans de lointaines contrés comme le fit son cousin.
Accueillir la mort, quand dans une étreinte, Celle-Qui-Se-Tient-Tranquille-Dans-La-Mort lui en offrit l’opportunité.
Laisser la bête au large sourire la dévorer avec Loup-Bleu-Qui-Danse.
Ne pas se battre contre la bête qui pourfendit la glace, ni contre l’ours.
Ne plus se battre tout court.
Simplement se laissée emporter.

Les occasions avaient été multiples, mais ce n’était qu’aujourd’hui qu’elle comprenait. Oui. Tout été si clair à présent. Si seulement elle avait compris plus tôt.

Je n’étais pas faible. Simplement pas faite pour ce monde.
Ce monde qui m’a menti, détruit, bercé d’illusions.
Ce monde qui a voulu me faire espérer, mais en qui je ne choisis plus de croire.

C’est comme ça que je choisis de te protéger Cendres.
C’est comme ça que je choisis de vivre.

Larmes qui coulent sur ses joues, alors que le corps s’affaisse. Un gargouillement monte de la gorge de la petite louve. Le corps lutte, pour tenter de reprendre un souffle, alors qu’il n’y a plus que le sang.

Tu as tenu parole, inconnu.

Un bruit de verre qui se brise non loin, alors que le glowstick rouge se fissure, que la lumière autrefois luisante est alors de la même couleur que le sang.
Et un sourire. Le dernier, alors que le regard se fige, emportant comme dernière vision la beauté des étoiles.

Alors c’était ça, l’après.
Tout semble si calme, si reposant.
Laisses-toi aller.

Tu as bien vécu, Lewis, fille d’Alys et d’Hypoxie.
Tu as rencontré beaucoup de monde au court de ta vie, des amis, des ennemis.
Des loups qui par leur absence ont brisé tout tes rêves, t’ont empêché d’espérer, de croire en la vie.
Ils n’ont laissé que la douleur et la colère derrière eux.
Mais toi, peut-être laisseras-tu quelque chose de plus beau ? Peut-être permettras-tu à une vie moins tourmentée de s’épanouir ?

Dors, Lewis. Que l’après puisse t’apporter ce que tu cherchais.

Une vie pour une vie. Le prix à payer pour la ramener.
Une vie pour l'énergie. Le prix à payer pour la magie.
Une vie pour le rituel. Une vie de misère et de malheur. Le prix à payer pour ce sacrilège.

Le souffle de vie s'échappe de Lewis, stagne, cherche une faille dans ce cercle. Piégé. Il reste là, de plus en plus opaque, de plus en plus froid.
Le souffle de vie s'échappe de Isra. Il s'élève. Haut. Fort.

Et puis plus rien.
Plus de mots pour incanter la pitié et la miséricorde.
Plus de vie pour donner ces souffles à la Noirceur.
Plus d'incantateur pour ordonner au rituel de ce faire.

Plus rien.

Deux vies pour une vie.
Et une dernière pour la ramener.

C'est la fin, Isra.
Mais tu le savais, n'est-ce pas ?
Dès que tes yeux se sont posés sur cette fresque, sur ce cercle, tu l'as senti. La mort t'avais déjà prit ; fauché en même temps que l'enfant.
C'est la fin, Isra.
Mais tu le savais, depuis bien longtemps.
Cela l'amuse, tant d'acharnement. Tant de douleur. Tant d'efforts. Vains.
C'est la fin, Isra.
Un doigt tranche ton souffle, et se pose délicatement sur le cercle.
C'est la fin, Isra.
L'âme de Lewis vibre. Se tord. Fond
C'est la fin, Isra.

Et la lumière explose.

...

C'est le début, Miraj.
Et l'Histoire à ses yeux posés sur toi.

Les braises éteintes, elle s’était remise en marche.

Dans son sillage se vidaient les terres Nakhus mais une autre raison en chassait les intrus.
La rumeur qu’elle avait entendu gonfler avait à peine eu le temps d’atteindre ses oreilles - sa décision était déjà prise.
Elle continuerait de le chercher.

Persuadée que l’odeur effacée de rose qui avait flotté autour de la bibliothèque avant que la suie ne devienne seule impératrice ne pouvait avoir aucune autre origine.
Isrâ était venu, peu de temps auparavant.
Alors Isrâ ne pouvait pas être très loin.
Maintenant qu’elle avait revu Méridor, même si brièvement… Elle ne pouvait pas abandonner sa recherche si près du but.
Elle y était presque.

Si proche de joindre les deux bouts.

Sans savoir si volcan naîtrait de l’étincelle ou si un océan s’ouvrirait sous ses pattes.

A ce stade, peu lui importait.
Trop de temps s’était écoulé à simplement fuir la situation et les réponses, le conflit nécessaire qui naîtrait de la rencontre des morceaux brisés de cette famille à la dérive.

Soudain, un éclat de lumière.
C’était puissant, c’était inattendu.
Ça la fit trébucher et s’arrêter quelques secondes, le temps de fixer le ciel qui redevint noir et silencieux.
L’explosion n’avait laissé aucune trace, ni dans les cieux ni sur la terre.
Rien, si ce n’était une vague sensation de malaise qui serpenta dans ses veines, glacée et brûlante à la fois.

Mildred serra les crocs et se remit en marche.
Ou plutôt, elle se mit à courir.

Sans savoir où elle allait à part que c’était dans cette direction générale qu’était né le rayon.
Il y aurait eu de multiples raisonnements possibles à suivre, sans doute des questions à se poser et des interrogations à résoudre pour déterminer la meilleure marche à suivre, pour espérer conclure cette recherche de la plus fructueuse des manières.
Cela aurait pu être le cas si pendant sa course s’était déclenchée autre chose que la pure et simple urgence qui s’injecta dans son corps sans qu’elle ne comprenne pourquoi - sans pourtant chercher à la contester.
Et plus aucune pensée ne défilait quand seul résonnait le son de sa respiration profonde et entrecoupée de ses pattes frappant le sol.
Car c’est ce qu’était son esprit, à cet instant.
Vide.

Etait-il possible qu’ainsi fussent faits les liens du sang ?
Capables de distiller une information dont on n’avait pourtant pas connaissance, à travers une sensation, un pressentiment. A travers un feu qui se propage et un sang qui se glace.

Car sans savoir ce qu’elle trouverait au bout de cette trajectoire, son coeur était déjà lourd dans sa poitrine.

Au loin, deux silhouettes dans la nuit s’éloignaient en sens inverse de la lumière.
Ses pupilles ne leur accordèrent qu’un bref aller retour. Elle ne ralentit pas.

En cet instant toute âme autre que la Sienne était insuffisante.

Ce fut seulement quand l’odeur âcre et poignante du sang et de la mort envahit ses sens et serra sa gorge que la louve ralentit jusqu’à s’arrêter pour regarder autour d’elle.
Elle cligna des yeux, incertaine.
Sous la lune qui brillait du même argent que ses prunelles, à travers les ruines dispersées dans cette immensité, luisait presque un chemin.
Quelques empreintes, une odeur de rose.
Que le sang n’a de cesse de venir surpasser en s’engouffrant dans ses narines.
Par vague les odeurs l’assaillissent, veulent s’unir quand bien même elles sont si dissonantes et repoussantes ; Mildred secoua la tête - elles ne viendraient pas brouiller ses sens, pas maintenant.

Elle déporta plus loin le regard et se laissa guider par les fragments de la rose qui subsistait.
Tous ces éléments combinés auraient du enclencher les pièces pour les faire s’emboîter.
Tout, depuis la pesante sensation de ses entrailles nouées jusqu’à la puanteur.

Pourtant c’était presque le sourire aux lèvres qu’elle avançait, certaine de qui elle trouverait au bout de cette piste.

Oh, elle le trouva.
Il était bien là, cet adelphe entre deux mondes qu’elle avait toujours persisté à appeler frère.
Mildred s’était questionnée, pendant leur périple vers le Nord, après qu’elle et ses soeurs l’eussent quitté - par cette ascension qu’Isrâ avait comme nul autre accompli, pouvait-elle le considérer pour soeur plutôt ?
Elle qui peinait tant à saisir la complexité de cette frontière floue qui ne le classait ni dans l’un ni dans l’autre, elle qui persistait à vouloir le mettre dans l’une des cases selon les modèles qu’elle avait érigé.
Ses frères étaient les lâches et les perdant, ils s’éclipsaient et s’effaçaient sans un mot. Ses soeurs étaient les battantes et les rivales, celles qui dans les traces de Mère s’engouffraient.

Et au rang de rival Isrâ s’était brillamment élevé, sans conteste.

Rival, oui, mais aussi membre de cette fratrie qu’au fond, elle chérissait tant. Tout simplement.
A travers la rage et les larmes qui ces derniers mois avaient si souvent froissé son beau visage s’ancrait surtout la peine du chaos qui avait planté ses crocs dans leur chair, qui s’était déchaîné dans le sillage de leur désunion.
Mais elle avait cessé de fuir, elle voulait comprendre !
Pour peut-être apprendre à résoudre.

Si seulement elle arrivait à savoir pourquoi, alors elle découvrirait comment… Comment les réparer, comment les rassembler à nouveau.
Et pour cela, Isrâ elle avait du retrouver.

Et d’enfin y parvenir.

La nuit était claire, mais la pénombre étouffait l’antre dans lequel il s’était réfugié.
Décidément, il ne faisait rien pour lui rendre la tâche aisée !
Cela ne l’étonnait point de sa part, peut-être même était-elle victime d’une de ses nombreuses humeurs, et que c’était pour cela qu’il la fuyait un peu, en se retranchant toujours plus profond dans cette obscurité. Sans faire un bruit, sans exhaler un souffle, il se laissait désirer - au moins la laissait-il s’approcher sans protester.

L’odeur était si envahissante dans cet espace clos qu’elle ne la sentait même plus, l’ayant reléguée aux tréfonds de son esprit. Sans doute était-elle celle d’une proie qu’Isrâ aurait abattu.

Ses yeux s’étaient habitués à la pénombre, maintenant, et elle s’était suffisamment avancée pour le voir.

Enfin ! …
…

Pourquoi s’obstinait-il à être si immobile ?

Ses sourcils se froncèrent et le sourire qu’elle s’était efforcée de maintenir affiché pour leurs retrouvailles s’amenuisa. Déjà il parvenait à la fâcher, mais il ne fallait pas, c’était une mauvaise idée, elle risquait de tout gâcher-

— Isrâ, ce n’est pas amusant. Il faut que nous parlions.

Sa voix fut un peu trop sèche à son goût, un peu trop impatiente - c’était plus fort qu’elle, elle n’avait pu s’en empêcher.
D’eux tous, Isrâ montrait la plus grande intelligence - la lueur verte du Raptor en témoignait, alors pourquoi se vouloir aujourd’hui si puéril ?
D’ailleurs, où était-il, le reflet vert qui se jouait de ses mèches carmin ?

Tout était si sombre, ici.
Elle commençait à en avoir des frissons. Elle avait froid, un peu, et l’odeur l’incommodait de plus en plus.
Son sourire tomba un peu plus, la louve tortilla des pattes et des épaules, mal à l’aise.

— S’il-te-plaît, Isrâ… Discutons dehors.

Son timbre se fit doux d’une manière forcée, mais les inflexions tremblantes en trahissaient l’angoisse.
Isrâ ne bougeait toujours pas.
Ses pupilles n’avaient de cesse d’être attirées par un corps violet, un peu plus loin, de l’autre côté de dessins à moitié effacés sur le sol - mais chaque fois elle les empêchait de s’y attarder trop.

Sans qu’elle ne les sente perler puis dévaler, ses joues s’étaient mouillées de larmes.

Qu’il était merveilleux de complexité, leur cerveau.
C’était réellement fabuleux. Ces capacités à repousser les murs du réel, à occulter l’évidence, tout cela dans le but illusoire de se protéger pour quelques maigres instants.

Sa patte finit par se lever. Elle tremblait un peu quand elle s’avança avec douceur.
Du bout des coussinets, vint effleurer une touffe du pelage rouge.

Ses crocs s’enfoncèrent dans ses lèvres quand elle retint un sanglot.

C’était impossible. Cela n’avait aucun sens, n’est-ce pas ?
C’était…
C’était trop tard. Voilà tout.

Cette fois-ci, ce fut un long gémissement qui mourut dans sa gueule.

Avec des muscles qui étaient pourtant vidés de toute leur énergie, elle parvint à se traîner un peu, pour se rapprocher du corps encore tiède. Basculant son poids pour se laisser retomber avec une imparfaite délicatesse contre son frère allongé, sans prendre garde à ce liquide poisseux qui collait son encolure et vint tâcher la sienne.

Ah, elle s’en était toujours doutée !… Derrière ce poil luxuriant qui s’était développé, elle était toujours aussi frêle, sa stature. Elle pouvait le sentir tout contre elle. Il avait beau s’échiner à la camoufler, une forme de faiblesse ne l’avait jamais quitté.

Mais qu’il ne craigne point - elle était là, désormais. Quiconque voulant lui faire du mal devrait d’abord s’en prendre à elle.
Entre ses mâchoires qui s’entrechoquaient de spasmes incontrôlés sortit un léger fredonnement, un peu dissonant, tandis qu’elle se pressa un peu plus contre Isrâ et d’un coup de langue vint lisser une de ses mèches.

Qu’il se repose sans crainte, qu’il dorme sereinement.

Ce soir, elle veillerait.
Ce soir, les monstres ne poseraient doigt sur lui.
Ce soir, elle ferait en sorte que la lumière des étoiles chasse les cauchemars.

Isrâ est mort•e, alors ?
Et cette louve, aussi ?

C'était des questions qu'Onyx ne cessait de se poser, alors qu'elle suivait, à toute vitesse, la goule de Nocera censée la mener jusqu'à l'antre. Si elle s'était refusée de partir dans des réflexions trop longues, trop complexes, lors de la conversation avec les deux Nakhus, par ce que le temps pressait et qu'il lui avait fallu un moment pour encaisser le choc de la nouvelle, pour songer à la manière dont elle allait procéder pour récupérer Miraj, aussi...
Ce n'était plus le cas, à présent. Pour le moment, celui passé à courir à travers le territoire, elle pouvait penser.

Culpabiliser.
Surtout culpabiliser.

Si elle n'avait pas croisé Isrâ, ce jour là, au sein de la bibliothèque, si elle ne lui avait pas parlé de sorcellerie, si elle savait essayé de lea dissuader, lorsqu'iel avait mentionné la perte de sa fille et son désir de l'avoir parmi les vivants, si elle ne l'avait pas aidé•e, au moins...
Aurait-il pu en être autrement ?
Aurait-elle pu, elle même, agir autrement ?

Avec le peu de recul qu'elle possédait, si elle avait la capacité de revenir dans le temps : Bien sûr, qu'elle s'arrangerait pour que les choses ne se passent pas de la même manière. Elle n'aurait pas encouragé, déjà, et ne se serait pas enveloppée dans cet optimisme écœurant pour ne pas voir le reste.
Pour ne pas voir, même, que la mort se trouvait au bout du chemin.

Elle avait vu le dégoût, dans le regard de Nocera.
Qu'en serait-il, pour ses parents, si ils venaient à apprendre ce qu'elle avait fait ?
Et elle, ne se voyait-elle pas en horreur, désormais ? Comment contempler son reflet, sans y voir tout cela, toutes ces fautes, cette naïveté dangereuse.

Elle n'avait pas été optimiste, mais sacrément conne.
Et maintenant, il lui faudrait vivre avec ça.

Onyx redressa la tête. Elle pouvait déjà apercevoir l'antre du rituel et, déjà, sentit une certaine appréhension la gagner alors qu'elle anticipait ce qu'elle pourrait trouver à l'intérieur. Ce serait la première fois qu'elle serait confrontée à la mort, pour de vrai, pas pour une épreuve de glowstick, et, clairement, plus encore par ce qu'elle était une Licorne, elle aurait préféré s'abstenir.
Mais soit, c'était de sa faute, tout ça, alors elle se devait d'assumer.

L'odeur du sang la prit aux tripes.
C'était plus difficile, encore, que ce qu'elle avait imaginé, et, déjà, dans sa poitrine, son cœur s'emballait tant. Elle ne voulait pas entrer dans cet antre, elle voulait...
Elle devait le faire.

Un pas, puis un autre, et elle se tenait dans la pièce, la balayant de son regard de chat. La première chose qu'elle aperçut fut ce cercle brisé, peut-être par ce qu'elle n'avait pas envie de voir les corps, repoussant encore un peu ce moment.
Le son d'une respiration lui fit remuer les oreilles, et espérer, follement.

Nocera s'était peut-être trompée, finalement. Elle n'avait, peut-être, pas bien vérifié : Isrâ était blessé•e, mais pas mort !
Il y avait une odeur qu'elle ne connaissait pas.

La solitaire continua d'avancer, éclairée à la lueur de son glowstick. Il y avait le corps sans vie d'une petite louve -peut-être plus petite qu'elle, encore-, son cœur se serra violemment.

Alors, c'est toi, Lewis ? Qu'est ce que tu fais là, petite louve ? Est-ce qu'Isrâ t'a enlevée, pour ramener Miraj ? Est-ce que t'as eu peur, avant de mourir ?
J'suis désolée.

L'une de ses pattes vint chercher le pouls de la louve, inexistant. Elle était morte.
Elle était morte, putain !

J'suis désolée, Lewis.

Onyx retira sa cape pour recouvrir le corps de la petite louve. C'était tout ce qu'elle pourrait faire pour elle, en l'état actuel des choses, en attendant de pouvoir l'enterrer.
A défaut d'avoir pu la sauver.

La gorge nouée, elle se détourna du corps sans vie de Lewis, marcha vers l'endroit d'où venait la respiration.
Isrâ.

Isrâ n'était pas seul•e, cette fois. A ses côtés, se tenait une louve aux teintes similaires aux siennes. Les yeux d'Onyx s'emplirent de larmes et elle se laissa tomber sur les fesses, contemplant, avec toute sa culpabilité, toute sa tristesse, ce macabre spectacle.
Elle n'eut pas besoin d'apposer sa patte la poitrine d'Isrâ, pour savoir que son coeur ne battait plus et que la respiration entendue n'était pas la sienne.

Il aurait fallu venir lorsqu'iel vivait encore, louve. C'est trop tard, maintenant.

Malgré tout ce qu'elle ressentait, elle n'eut pas le cœur de prononcer ces mots à haute voix. Tout comme elle n'avait pas eu le coeur de dire à Isrâ, que c'était une mauvaise idée de songer à retrouver sa fille.

- Isrâ...

Pardon, Isrâ.
J'aurais voulu te sauver, j'ai échoué.

J'aurais tant voulu te voir sourire encore, aux côtés de Miraj.

Passent les minutes. Peut-être les heures.

Les yeux clos et le corps gelé dans une position inconfortable qu'elle n'osait pas quitter de peur de briser cette si fragile illusion d'équilibre.
Seul son souffle court permettait de révéler que l'intégralité de la scène n'était pas figée dans le temps et dans la mort. Qu'il y avait encore quelque chose de vivant.
Des pensées qui s'étaient d'abord déversées en torrents ne restaient que de vagues fragments d'émotions, dérivant lentement dans son esprit vidé et fatigué.

L'évidence avait planté ses graines et lentement s'était développée - ce n'était pas pour autant qu'elle avait davantage envie de se détacher du cadavre de son frère.

À quoi bon ouvrir les yeux.

Si elle restait ici et ne bougeait pas, peut-être qu'elle aussi, elle pourrait partir.

À quel moment avaient-ils pu échouer à ce point ?

Des maigres et amères pensées qui se frayaient encore un chemin vers sa conscience, celle-ci était peut-être la plus récurrente.
Pourtant l'énergie manquait, le feu n'était que pitoyable filin de fumée âcre.
Même pour se fustiger il ne lui restait plus assez de volonté.

Alors elle demeurait prostrée dans cette obscurité qui puait le sang, la mort et le désespoir.

Un bruit.

Son oreille frémit à peine quand une nouvelle respiration s'immisca dans leur intimité, quand bien même les dernières braises de combativité et de possessivité voulaient que ses babines se retroussent et que ses mâchoires claquent pour lui dire Dégage ! et qu'elle se fichait bien de ce que quiconque pouvait vouloir, qu'ils n'avaient pas besoin de lui ou elle ou...

Ce n'était de toute façon qu'on ordre avorté.
Cette présence aurait tout aussi bien pu être là pour l'achever elle aussi qu'elle n'aurait pas protesté.

Au lieu de cela, après un cheminement qui lui parut durer éternellement et les infinies modulations de son souffle qu'elle suivit malgré elle, la présence s'approcha sans la toucher elle, et posa une patte sur le corps de son frère.

Isrâ, dit-elle d'une voix brisée.

Cette fois-ci son museau se plissa.
De quel droit le touchait-elle ? De quel droit venait-elle lui voler ce moment à tous les deux ?
De quel droit prononçait-elle son nom en le chargeant d'émotions si fortes qu'elle y reconnaissait presque les siennes ?

Au lieu de la rage qu'elle s'attendit à laisser éclater, il y eut simplement de nouvelles larmes et son museau qui s'enfouit un peu plus profondément dans l'encolure rousse.

— Va-t'en.

C'etait un murmure si faible qu'il se perdit sans doute dans le poil epais, ou peut-être n'en sortit-il qu'un gémissement difficilement dechiffrable ; qu' importe.

Ses pattes se ressérèrent autour de son frère.

Jalouse jusqu'au dernier souffle et au-delà encore.

Les oreilles pointées vers l'avent, Onyx se fit attentive aux mots discrets de la louve, tâchant de les comprendre.

Mais la voix n'était pas claire et, pour ne pas faire répéter sa congénère, la licorne dut se contenter d'une déduction, en observant, toujours, ces pattes qui se serraient jalousement, désespérément, autour du corps sans vie d'Isrâ.
Ses Adieux à elle devrait attendre que l'inconnue ai terminé les siens : elle ne souhaitait l'empêcher, elle, première sur les lieux, de prendre connaissance de la situation et entamer le processus du Deuil.

Onyx souffla et essuya ses larmes d'un revers de la patte.
Voilà qui était un peu mieux.

- Je reste dehors. Il faudra... s'occuper d'iel. Dès que tu seras prête.

Au moins, lui trouver un lieu de repos décent. Elles ne pouvaient lea laisser la, à nourrir les vers et les mouches sur le lieu du rituel.
Quant à Lewis, les Nakhus s'en chargeraient sûrement.
Peut-être.

Elle n'en savait trop rien et n'avait pas vraiment la tête dans ce genre de choses à organiser : Ce n'était pas comme si elle s'était attendue, aussi tôt, à avoir à enterrer quelqu'un.
Elle le ferait, pourtant, ça, comme tout le reste.

Un dernier regard vers la louve et vers la dépouille d'Isrâ et elle quitta l'Antre pour attendre à l'extérieur, comme elle l'avait indiqué.
Dehors, la nuit était trop calme.

Quoi qu'ait entendu l'autre louve, sa requête fut comprise après un moment de flottement.
Elle lâcha quelques derniers mots que Mildred écouta à contre-cœur - n'était-ce donc pas possible de commander à ses oreilles d'exclure tout ce qu'elle ne voulait entendre, à ses yeux d'effacer ce qu'elle ne souhaitait voir ?
Puis au son de ses pas, elle comprit qu'elle avait bel et bien regagné l'extérieur.

Et qu'elle était à nouveau seule, seule avec le cadavre de son frère. Si l'on excluait l'autre corps de l'inconnue, bien sûr, mais la louve n'avait que faire de cet autre individu.
Un grondement faible et étouffé revint rouler dans sa gorge, de frustration. Elle aurait aimé qu'elle parte pour de bon, cette inconnue, elle n'avait nullement envie de la savoir traînant non loin, nullement envie de la voir quand elle ferait marche arrière.
Au moins avait-elle regagné ces moments pour juste tous les deux.

... Et maintenant ?
Maintenant seule raisonnait la mélodie solitaire des battements de son cœur, redevenue unique bruit dans l'antre obscur.
Sans aucun autre pour lui répondre, sans aucun souffle pour siffler avec elle des mots acerbes.

Une nouvelle bouffée d'émotion l'assaillit et menaça de la submerger, l'obligea à planter un croc le long d'une lèvre pour interdire à sa gueule de s'ouvrir sur une plainte.

Et le temps passa, encore, sans bornes et sans repères.

Mildred releva le museau hors du poil roux après ce qui lui parut être une éternité à ne plus que sentir leur fragrance, au point que sa truffe était anesthésiée à tout ce qui n'aurait porté l'odeur de la mort et de sa famille brisée.
Hors de la zone qu'elle avait réchauffée de son propre souffle et de son contact, la fourrure avait refroidi.
Comme le reste du corps maigre qu'il dissimulait.

Mildred ferma les yeux plusieurs secondes, inspira d'un souffle rauque au goût métallique.
Puis se leva sur des pattes engourdies et affaiblies avant de se diriger vers l'extérieur d'un pas mal assuré et chancelant.

À l'extérieur, l'aube commençait à teinter les cieux.
[i[Cela faisait si longtemps, qu'elle était là-dedans ?
...
C'était indécent, qu'un autre jour puisse se lever avec tant de naturel, tant d'indifférence pour le sort des mortels. [/i]
À l'extérieur l'attendait l'inconnue, comme elle l'avait dit.

Les yeux rougis et tremblante, Mildred la toisa de longs instants - elle était si petite - sans rien dire.
Maintenant qu'elle avait quitté l'atmosphère oppressante de la dernière demeure d'Isrâ le reste du monde revenait s'immiscer en elle, par morceaux retournait s'agréger dans son esprit.
Comme ces silhouettes qu'elle avait vu s'éloigner de la scène quand elle s'approchait, encore loin d'imaginer... tout le reste.
Ses yeux se plissèrent encore un peu plus quand Mildred se dit qu'elle ne pouvait pas non plus être là par hasard, cette petite louve qui ressemblait tant à son oncle.
Ce ne pouvait être une coïncidence - elle devait savoir quelque chose.
Quand elle brisa le silence, ce fut pour parler d'une voix dure et tranchante mais éraillée par l'émotion et éteinte dans ses intonations.

— Qui a fait ça.

Impérieuse, malgré la désolation qui régnait en elle.

Tout ce sang, toute cette scène irréelle...
Cela n'avait pu arriver par accident.
Et on ne quittait pas pareille scène par accident.

Est-ce qu'Isrâ avait été assassiné ?
Elle les retrouverait.
Leur odeur devait encore flotter non loin, elle les pisterait, planterait ses dagues dans leurs gorges à eux aussi.

Ses lourdes paupières tombèrent plusieurs fois sur ses yeux de chat.
Pour mieux se relever, d'un mouvement vif, presque spasmodique, alors que lui revenait en mémoire les images encore fraîches des deux corps ensanglantés, étendus dans la pénombre de l'antre.
Aussi forte d'esprit qu'elle se voulait être, Onyx doutait un peu de ses capacités à endurer cet évènement là. Tout était encore trop récent pour savoir comment les choses se passeraient, de quoi les lendemains seraient faits.
La fatigue n'aidait pas.

Elle était seule, là, à l'extérieur de l'antre. Seule, si l'on excluait le constat de ses échecs, par ce qu'elle n'avait pas su lire entre les lignes, tout comprendre, et qu'Isrâ était mort•e cette nuit, emportant une inconnue derrière iel.
Laissant une orpheline promise à une vie de misère, pauvre Miraj.

Forte, elle se voulait être, mais pas menteuse : alors elle donna raison à son cœur meurtri dans sa poitrine et laissa ce mal jusqu'alors inconnu venir serrer, douloureusement, sa gorge et tremper ses joues de larmes salées. Onyx avait mal et ce n'était pas quelque chose qu'elle souhaitait particulièrement cacher, ce soir.
Tant d'amertume et de regrets.

Alors couchée contre le mur de l'antre, la licorne se redressa, cependant, lorsqu'elle entendit les pas de l'autre louve, la seule autre vivante.
Elle sécha encore ses larmes du revers de la patte et son regard trouva le sien.

- C'est Isrâ.

Onyx ignorait ce que la louve pourrait entendre et accepter, cette nuit. Peut-être que, tout comme Elely, elle n'était pas au courant des maux, si grands, qui rongeaient Isrâ de son vivant.
Sûrement.

- Iel avait mal et iel n'avait qu'elle, l'enfant mort-née, sa fille. Regarde le cercle, c'était un rituel. Cette louve a été tuée et Isrâ s'est suicidé•e pour que Miraj puisse vivre.

Sa voix se mit à trembler, de même que sa mâchoire inférieure, malgré elle.

- Je.. Je voulais les aider, Isrâ et Miraj. C'est pour ça, que je suis là.

Par ce que personne d'autre ne voulait le faire.

La petite louve pleurait.
De tout ce qui aurait pu lui sauter aux yeux, de toutes les informations qui bombardaient son cerveau, ce fut ce fait qui s'immisca en Mildred à travers le bourdonnement sourd de son esprit.
Sur ces yeux rougis et gonflés elle se focalisa en ne pensant à rien quand l'autre ouvrit la gueule pour répondre à sa question.
Des mots qui s'enchainèrent d'une voix tremblante, des mots qu'elle affronta d'un visage figé et froissé.

Elle essaya de les laisser rentrer, elle essaya de les laisser s'imprimer en elle en un fil logique.
Mais elle n'y parvenait pas.
Chacun des mots s'échoua en elle en autant de morceaux fragmentés qui flottaient sur des vagues en reflux, parfois s'entrechoquaient mollement.

Isrâ, mal, suicide, sacrifice, fille mort-née, rituel, aider.

Tous brisés et sans unité.
Rien n'allait, rien ne pouvait se mettre ensemble.

Tout ce qu'elle retenait de tout cela, c'était qu'elle était au courant de ce qui se passait et de ce qui allait arriver cette nuit, cette inconnue.
Y avait même aidé.

— Tu savais.

La voix qui s'extirpa de ses babines plissées était glaciale et teintée de dégoût.
Mais la colère, elle, celle qu'elle s'attendait à sentir déferler d'une seconde à l'autre, ne venait pas. Seul demeuraient son cœur battant trop fort, son corps tremblant, et une insensibilité plate après avoir trop souffert, trop pleuré.
Comme si elle ne pouvait en encaisser davantage, pas maintenant.

Cette louve osait tout, hein. Elle osait posséder toutes ces informations quand elle avait été loin de les imaginer, osait aider son adelphe à rencontrer plus vite sa fin en s'isolant davantage de sa famille en leur absence, osait laisser Isrâ mourir seul et venir ici après le drame, osait s'attrister de son sort et emprunter les émotions fortes qui l'avaient ravagée.

De quel droit ?
N'était-elle pas autant responsable que le mal d'Isrâ pour cette plaie béante qui barrait son cou, aussi sûrement que si ses doigts avaient glissé le long de la lame pour la guider à l'unisson vers sa cible ?

Elle ne savait toujours pas qui étaient ces ombres qu'elle avait vu s'éloigner de l'antre mais elles n'avaient plus d'importance à l'instant présent.
Seuls en avait cette louve et le corps encore étendu dans la pénombre.

Peut-être que c'était dans sa gorge à elle qu'elle devait diriger les armes de son père.
Au moins montrait-elle un certain courage - ou une immense bêtise - pour se tenir face à elle, avec ses stupides larmes et son putain de chagrin sur la gueule, après cet aveu.

...
Mais elle avait beau se forcer, elle avait beau remuer le venin de ses pensées, sa rage et sa haine, le courroux qu'elle attendait pour se laisser consumer dans un brasier plus puissant que sa douleur ne venait toujours pas.

Un instant ses babines se froncèrent encore davantage et menacèrent de se retrousser.
Mais Mildred baissa finalement le museau, laissa tomber son regard brûlant sur le sol.

Et parce qu'elle ne trouvait rien qui lui permette de se raccrocher au monde extérieur devenu étranger, ce monde où plus rien ne semblait fonctionner comme avant et la mettait tant mal à l'aise - ou peut-être parce qu'elle refusait de laisser s'installer les paroles de la louve aux cristaux, craignant peut-être de finir par y entendre à quel point elle avait elle aussi part de responsabilité dans cette mort comme pour celle de son père... Elle se retourna, la vue brouillée non plus par des larmes mais par des pupilles qui ne faisaient plus le point.

— Je vais le sortir de là.

Pour l'enterrer.
Sa voix maussade avait perdu tout mordant, l'intonation si plate qu'elle en donnait l'impression d'énoncer une banalité.
La louve s'engouffra à pas lents en sens inverse, pareille à une automate.

Les paroles de la louve étaient accusatrices.
Onyx hocha la tête. Oui, elle savait, pour l'enfant morte-née et le rituel, et le reste n'avait été qu'une simple déduction, évidente dès lorsque l'on s'approchait un peu d'Isrâ.
Elle savait mais n'était pas la seule. Les autres avaient simplement préféré ignorer et c'était pour ça qu'ils n'étaient pas là, ce soir, et peut-être pour ça, aussi, qu'Isrâ baignait désormais dans son propre sang.

Elle avait tenté, seule, de lea sauver, mais ça n'avait pas été suffisant.
Ses états d'âme demeureraient secrets par ce qu'elle n'avait pas envie de perturber davantage la louve rouge, voir de l'énerver inutilement, avec de nouvelles révélations.
Notamment sur le fait que Méridor aussi savait, mais qu'ça lui en avait touché une sans faire bouger l'autre, qu'Isrâ soit malheureux•se.

Onyx souffla et essuya ses larmes.

Il fallait s'occuper du corps, maintenant, et elle ne pourrait pas laisser l'inconnue s'en charger : Elle n'était pas bien épaisse et, surtout, bien trop perturbée pour qu'elle la laisse gérer ce genre de choses seule.
Onyx avait, surtout, comme un devoir, envers Isrâ et le besoin de lui dire Adieu, elle aussi.

Elle cilla pour chasser les larmes qui menaçaient de revenir mouiller ses yeux.

- Moi aussi.

Et ce n'était pas négociable.
Elle devait lui offrir une sépulture correcte, ça faisait partie des seules choses qu'elle pouvait encore faire pour iel, et pour Miraj, aussi, qui, un jour, aurait peut-être besoin d'un endroit ou se recueillir. Pour cette louve blessée, aussi.
Pour bien des raisons, elle ne l'abandonnerait pas, même maintenant.

La petite louve s'avança et continuerait de le faire, à moins que l'on ne la bloque, vers le corps d'Isrâ.

Quelques secondes après elle entendit la voix de la petite louve s'élever à sa suite et le son de pas qui prirent même chemin qu'elle.

Une vague d'irritation crépita le long de son échine, courant électrique qui remonta rapidement sa colonne et ébouriffa son poil sur son passage.

Elle ne la lâcherait pas, hein.

Mais là encore mourut l'impulsion au lieu d'éclater. Mildred se contenta de serrer ses mâchoires entre elles jusqu'à se donner la sensation de pouvoir briser ses crocs pressés les uns contre les autres et expira d'un long soupir tremblant.
Au fond, l'insistance de la petite louve grimpait chez elle autant d'échelons sur son agacement que sur quelque chose qui se rapprochait du respect.
Et puis il y avait son glowstick, aussi. Le bleu de la Dragonne. Une couleur qu'elle estimait, une couleur qui lui rappelait son père et des temps plus heureux avec une mélancolie douloureuse.

Ce fut principalement cette lueur azurée qui éclaira leur progression dans l'obscurité de l'antre, seule source de lumière maintenant qu'ils s'étaient éloignés de l'entrée.
L'odeur de la mort revint la prendre aux tripes. La fragrance de rose ne la rendait que plus nauséabonde en se mêlant aux relents de sang et d'angoisse. Car c'était l'odeur de son frère, de son Île, de sa famille qui imprégnait ici cette triste scène.

Mildred craignait que s'imprime en son esprit ce dernier héritage et qu'à jamais le parfum de la rose soit associé à cette insupportable vision.

Près du corps elles arrivèrent et la louve rousse s'avança, le cœur gonflé et les muscles tendus de toute sa peine qui revenait affluer. Elle la pensait tarie, mais la souffrance semblait toujours à même de trouver de nouveaux canaux à irriguer chez elle.
Son visage se pressa un bref instant sur celui d'Isrâ et elle se détacha aussi vite, persuadée que si elle s'attardait elle glisserait à nouveau sur le sol à ses côtés et serait incapable de se relever.

Elle ne put toutefois pas retenir ses reniflements quand elle débuta la tâche sinistre de déplacer le corps.
Sans doute aidée de la disciple d'Ao qu'elle occulta de son mieux, elles finirent par extraire le cadavre au pelage qui n'était plus rouge que par sa nature. Maintenant qu'il n'était plus enveloppé par la pénombre il leur était possible de mieux le voir. Séché sur son cou et son poitrail, le sang salissait en tâches brunes et irrégulières cette fourrure soyeuse qu'il avait toujours pris grand soin d'entretenir.
Sentant la bordure de ses yeux la brûler à nouveau et des larmes prêtes à affluer, Mildred se mordit les lèvres et détourna rapidement le regard vers le ciel à l'horizon.

Quelques inspirations qu'elle vola à l'aube ouvrirent sa gueule et elle conserva le silence quelques instants encore, jusqu'à être sûre d'avoir stabilisé sa voix.

— Enterrons-le à la Vasque.

À vrai dire elle n'avait jusqu'à cet instant pas décidé où sa dépouille devait être amenée, pire - elle avait repoussé cette considération morbide au plus loin. Mais maintenant que survenait le besoin les options se trièrent d'elle-même avec plus de fluidité qu'elle ne l'aurait pensé. L'enterrer quelque part sur cette terre désolée aurait été le plus simple pour son corps et son esprit épuisés mais il était hors de question que ce lieu de malheur soit sa dernière demeure.
L'Île aux Roses elle raya bien assez vite à son tour : elle-même incapable d'y retourner et d'affronter ce qu'il s'y trouvait pour le moment, en plus d'être trop éloignée. Elle aurait pu l'enterrer auprès d'Akira, sur l'île familiale qui contenait un morceau de chacun d'entre eux - mais est-ce que cela aurait encore un sens ?
Et puis il y avait les roses.
Mildred s'imagina un instant leur parfum envahir ses narines, perdre de sa superbe pour devenir du même douceâtre que le mélange putride qui avait envahi l'antre et elle en eut un haut-le-cœur.

Non, la Vasque serait le mieux.
Moins lointaine mais suffisamment pour les tirer de l'attraction sinistre de ces plaines désolées, plus adaptée à ce qu'Isrâ était devenu. Un disciple de Mido, traçant son propre chemin hors des sentiers battus des couleurs familiales.
Trouvant sa force ailleurs que dans un corps qui n'avait pas tiré les meilleures cartes.

Là-bas, Isrâ reposerait dans ce qu'il y avait de plus proche de la paix pour des âmes abimées comme les leurs.

Sans objections de la part de la soeur d'Isrâ, elle put enfin s'approcher du corps inerte de ce•tte dernier•e.
Onyx s'attarda quelques secondes, le regard flou et le coeur serré. C'était encore difficile de réaliser et d'accepter tout ce qu'il s'était passé, cette nuit là. Rejetée par la rousse, elle n'avait pu voir à ce point le visage peiné, désespéré, d'Isrâ.
C'était ainsi, que s'était terminée cette vie Solitaire, dans une solitude toujours plus grande.
Elle renifla et battit des cils pour chasser quelques vilaines larmes de ses yeux de chat.

Pauvre Isrâ.

La vie ne l'avait pas épargné•e et il avait fallu que la souffrance soit grande, pour lea pousser à sacrifier sa propre vie.

- Attends. Iel ne mérite pas de partir comme ça.

Pas avec ces plaies visibles et ce stylet planté dans son cou. La petite louve prit une grande inspiration et, malgré la répugnance qui fut sienne et ses pattes tremblantes, retira l'objet avec précautions pour le laisser tomber sur le côté.
Iel prit, dans ses affaires, quelques bandages destinés à soigner, et les utilisa pour masquer la plaie visible. Enfin, elle lui ferma les yeux.
C'était un peu moins pire, comme ça. Iel avait presque l'air endormi•e.

Onyx inspira.
Elle aida la louve à soulever le corps inanimé, du mieux qu'elle put.

- Allons-y.

Elle n'avait pas envie de rester ici une seconde de plus. Il fallait l'enterrer, dignement, détruire leurs recherches maudites.
Et sauver l'enfant.

Quand la petite louve lui dit d’attendre au moment où elle s’apprêtait à saisir une partie d’Isrâ, Mildred releva sur elle des yeux vitreux.
Pas même une pointe d’agacement pour venir piquer son coeur, pas même une once d’impatience pour ces dispositions qu’elle prit à essayer de camoufler la mort.

Éteinte, elle observa la scène d’un regard vide sans même parvenir à formuler de pensées.
Elle termina de le panser, de fermer les yeux d’ambre ouverts sans voir, elle dit que c’était fini et qu’elles pouvaient y aller.
Automate vidée de sa substance, Mildred fit comme elle put pour répartir le poids - moins léger qu’elle ne l’aurait pensé, il paraissait que la mort pesait toujours plus lourd que la vie - entre elles deux.

Puis s’engagea une longue marche, une procession funèbre, pour regagner la Vasque sous l’œil insensible du soleil qui s’élevait dans le ciel. Les yeux rivés sur une ligne floue qui portait sa vision à demeurer principalement sur le sol, Mildred avança sans écouter les plaintes de son corps fatigué, sans jamais changer d’allure ni demander de pause.
Les heures de marche se brouillèrent dans un souvenir flou et presque irréel, et si la petite louve parla Mildred n’en sut jamais rien - elle n’y prit pas garde, n’y répondit pas.
Tout ce qu’elle entendait se résumait à son propre souffle qui quittait sa truffe, au bourdonnement de son sang qui tapait dans ses tempes. Puis lorsqu’elles arrivèrent sur le territoire qu’elles voulurent rejoindre, restait une question à élucider qui l’obligea à quitter le mode pilote automatique.
Où précisément devait reposer le corps de son frère.

Peut-être la petite louve fut celle qui choisit, ou peut-être fut-ce Mildred qui mécaniquement désigna un endroit en s’y rendant sans un mot.

Tout ce qui lui importait réellement était que le coin se devait d’être beau, Isrâ avait toujours été un esthète.

Il fallut creuser le trou qui serait sa tombe, de l’humus jusqu’aux coudes.
Plus d’une fois, Mildred eut l’impression de pouvoir y tomber et régnait la sourde conviction que si cela arrivait, elle serait incapable d’en sortir. Ne le voudrait sans doute même pas, dans ce vide plat qui avait absorbé tout le reste.
Prévoir suffisamment de profondeur pour y déposer un corps était un exercice nouveau, une tâche éreintante. Elle ne sut par quel miracle ses pattes fines aux muscles peu cultivés parvinrent à tenir la cadence de retourner toujours plus de terre.

Et quand ce fut tout, quand ce fut fini…
Mildred s’assit au bord de la sépulture, muette et sourde.

A présent, le ciel était d’un bleu azur.