Les loups d'ailleurs - Libre

Les frontières étaient fermées depuis un moment, déjà, et Ysée le regrettait.
C'était quelque chose qu'elle appréciait, en étant Nakhu, cette possibilité de voir du monde sans bouger de chez elle. Sa santé fragile ne lui permettait pas de parcourir de longues distances, alors, bien sûr, c'était une bonne chose que les étrangers, les loups de l'extérieur, puissent venir jusqu'à elle.
Mais ce n'était plus le cas et ça ne le serait peut-être plus avant un moment. Evidemment, elle n'avait pas son mot à dire sur cette décision et la comprenait à demi. A défaut de l'approuver totalement, elle pouvait, au moins, la respecter.
Les hauts-gradés devaient savoir ce qu'ils faisaient.

Enfin, d'y penser ne règlerait pas son problème : Ysée en avait assez de ne voir que des Nakhus, dernièrement.
Elle avait donc pris son courage à deux pattes et, profitant d'une belle journée, quitté le dédale pour marcher jusqu'à la frontière, puis la dépasser.
Avait-elle déjà seulement quitté le territoire ? Ca avait quelque chose de grisant, de se dire, qu'ici n'était pas chez elle.

Un instant, elle se sentit un peu plus libre.
Elle eut l'envie de courir, là, dans cette vaste étendue, de laisser le vent s'engouffrer dans sa longue chevelure, comme le faisaient parfois les héroïnes naïves de certaines de ses histoires, mais s'abstint de cela : L'effort fourni pour venir ici était déjà considérable et, déjà, son souffle, se faisait trop court.
Son corps savait lui rappeler sa condition d'éphémère.

Les voyages lui seraient, à jamais, interdits.
Tant pis.

Couchée sur le sol, elle les attendit, les loups d'ailleurs.

Eldunari avait une grande famille. Une très grande famille même pour ceux qui considéraient que toute la meute Nakhu était de sa famille - ce qui était tout de même grandement aidé comme idée par le fait que c'était biologiquement vrai pour une majeure partie d'entre eux. A ses yeux ça ne changeait pas grand chose. Il avait réalisé peu à peu qu'il ne considérait pas grand monde comme étant réellement proche de lui. A part Nyméria peut-être. Il avait compris que ce qui liait les loups les uns aux autres dans ce concept de famille c'était une sorte d'amour désintéressé qui les poussait à dire du bien les uns des autres, apprécier ou au moins faire semblant d'apprécier les compagnies réciproques, et voler au secours de ceux se trouvant dans de drôles de situations lorsqu'ils en avaient besoin. Et tout ça, ce n'était pas quelque-chose qui l'intéressait. Du tout.

Il n'en comprenait pas l'intérêt et une part de lui était persuadé que tout cela n'était que du vent. Avec un cynisme étonnement prononcé pour son âge - à moins que ce ne fut juste son caractère - il croyait fort que les loups demeuraient les uns avec les autres par pur intérêt. Il ne croyait pas ces choses romantiques qu'étaient l'amour et l'amitié, et même sa propre famille de sang dont la tendresse était légendaire ne parvenait pas à changer son avis sur la question. Il connaissait l'histoire de ses parents, les connaissait bien tous les deux aussi, et songeait que n'importe qui avec un peu de jugeote les aurait appairés pour donner naissance à des loups un peu plus équilibrés, de bons membres pour une meute forte. Leurs enfants avaient des chances d'être un juste équilibre entre la force et la masse peu agile de leur géniteur, et la légèreté trop fragile de leur génitrice. Ils pouvaient même avoir des ailes en bonus, ce qui les rendaient plus utiles encore.

A côté de ça, enchaîner d'autres loups avec ce qu'ils appelaient amour - comme les premiers enfants de sa mère ou cette louve dont il suivait la piste - leur permettait aussi de renforcer leur clan. Momon et Ruine étaient forts, Cendre était un érudit.
Et puis il y avait Ysée.
Elle, c'était encore un mystère pour le loup noir, parce que sur papier elle ne présentait pas vraiment d'intérêt, avec son corps blanc et fragile. Elle ne faisait pas de vagues dans la meute, elle priait Yurai avec assiduité, elle était agréable avec les autres. Mais elle n'était ni guerrière ni érudite. Peut-être était-ce juste un mauvais pari pris par Ajani et Eva, qui avaient cru voir en elle une louve prometteuse. Mais avant de se donner cette conclusion et de la laisser loin de sa vie avec la charmante dénomination d'erreur, il tenait à en être certain. Lorsqu'elle s'en fut seule - ce qui n'était pas très recommandé ni pour une louve avec sa constitution, ni dans cette période-là - il s'en fut sur ses traces.

Ils n'allèrent pas très loin. Elle s'effondra la langue pendante et les flancs creusés lorsqu'ils pénétrèrent à la Plaie du Monde. Il la rejoignit d'un pas nonchalant, lui-même n'étant pas essoufflé et s'efforçant de ne pas du tout le paraître. Il s'arrêta devant elle et la toisant de ses yeux de glace.

"Tu es loin de ta maison."

Techniquement il était comme son petit frère, et techniquement les Nakhus avaient le droit de sortir de leurs frontières, aussi il n'était pas supposé avec une once d'autorité sur elle. Mais il savait qu'il était en position de force. En position de la juger et de la jauger. C'était pour ça qu'il était venu après tout.

Ce ne serait pas des loups d'ailleurs, qu'Ysée verrait aujourd'hui.
Son regard vairon s'arrêta sur la silhouette noire de l'un de ses frères, Eldunari. L'avait-il suivi ou se trouvait-il ici, au delà des frontières, par le plus grand des hasards ? Dans tous les cas, il possédait une manière bien singulière, de la regarder, de la juger, à lui en faire réprimer un frisson d'appréhension.
Il n'avait pas grand chose de la bienveillance de leurs parents. Pas qu'elle ne l'en blâme, ce ne serait pas une chose qu'elle se serait permise : l'adolescence était une période difficile dans la construction identitaire d'un individu et elle lui donnait, volontiers, cette excuse là. Les choses changeraient peut-être, avec le temps.
Enfin, il n'était pas méchant, non plus.

La louve frêle se redressa, un peu plus droite, un doux sourire sur les babines, malgré tout.

- Je voulais voir un peu de ce monde.

Ce ne sera pas aujourd'hui, je crois. Ce ne sera peut-être jamais, d'ailleurs.
Il était vrai, cependant, qu'il était quelque peu risqué de se lancer dans une telle entreprise en étant seule et vulnérable. En cas d'attaque de prédateur, Ysée serait à peine plus capable de se défendre que l'était un louveteau de quelques mois, probablement. Quand à ses chaleurs, elle n'y songeait pas vraiment.

Mais peut-être que d'autres y avaient pensé, à ces dangers là.
Elle glissa une mèche de cheveux derrière l'une de ses oreilles.

- Est-ce que cela pose problème ?

Est-ce que leurs parents avaient dit quelque chose à ce sujet ?
Elle était peut-être là, la raison de sa présence.

Elle ne parut ni surprise de le voir, ni effrayée par sa présence, lorsqu'elle se redressa sur ses pattes pour lui répondre avec un zourire. C'était étonnant, comme on pouvait croire qu'elle faisait partie de leur fratrie de sang. Lui-même avait beaucoup pris d'Eva, mais Ysée ressemblait bien plus à ce que l'on attendait d'un enfant de ses parents que Nyméria ou Miru. Il était persuadé qu'un étranger ne se psoerait même pas la question de savoir si elle était réellement leur fille ou non. En parlant d'étranger, visiblement c'était là la chose que la louve claire avait cherché : voir d'autres choses que ce que renfermaient les frontières Nakhus, en terme de terres ou de museaux. Il redressa légèrement la tête, un peu sceptique. N'importe quel loup sensé aurait trouvé cette conduite... Légèrement imprudente. ce qui faisait encore baisser la jauge d'estime qu'il lui portait - être fragile et imprudent semblait un bien mauvais cocktail pour la survie, et encore plus pour apporter quelque-chose à un groupe.

"... Voir quoi, exactement ?"
De nouvelles terres ? De nouveaux loups ? Affronter des dangers ? Echapper à "l'amour" étouffant qui régnait au Sanctuaire et les enfermait dans un cocon de coton irrespirable ?

Elle lui demanda si cela posait problème, et il se contenta de hausser les épaules. Il y avait de grandes chances que cela finisse effectivement par poser problème d'une manière ou d'une autre ; parce que leurs parents s'inquiéteraient de ne pas trouver Ysée ou de trouver sa piste qui s'en allait loin et seule ; parce que la nuit tomberait et qu'ils ne seraient plus là tous les deux ; parce que quelque-chose de plus fort qu'eux leur tomberait dessus et qu'ils n'étaient ni l'un ni l'autres taillés pour affronter quoi que ce soit de plus grand qu'un jeune loup.

"Pour l'instant, je pense que non." Répondit-il finalement.

Son regard s'était égaré dans les alentours et finit par revenir sur elle :

"Ca ne te fais pas peur ?"

La question était volontairement vague, à interprétation libre. Il voulait comprendre ce que cachaient les grands yeux pâles qui le dévisageaient avec inquiétude.

- Surtout faire de nouvelles rencontres, et apercevoir des territoires que je ne connais pas. Je ne comptais pas aller loin, ceci dit.

Comment aurait-elle pu, de toutes manières ? Son endurance était, pour dire, inexistante et elle était, malgré la curiosité et l'envie de voir de nouvelles choses, bien trop craintive pour jouer aux aventurières en solitaire.
Enfin, pour les terres, elle ne verrait pas grand chose, en ne s'accordant que quelques pas au delà de la frontière -et c'était déjà beaucoup, pour elle-, comme ce qu'elle venait de faire.
De quoi se sentir un peu téméraire, alors qu'elle ne l'avait jamais été.

Ysée secoua la tête.

- Non.

Ce n'était pas cette minuscule aventure -presque ridicule- qui allait l'effrayer : elle ne prendrait jamais de risques inconsidérés et c'était sûrement mieux comme ça, pour ne pas inquiéter ses parents, si gentils et aimants.
Pour ne pas mourir plus prématurément que ce qui arrivera, surtout.

- Et toi ? N'as-tu jamais été curieux de voir ce que l'on trouve au delà des terres Nakhus ?

Peut-être avait-il, d'ailleurs, effectué quelques promenades à l'extérieur, sans qu'elle ne le sache.